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ALEXANDRE DUMAS - « Aventures de John Davys » (1840)


Comme tout grand écrivain, Alexandre Dumas a eu des années de jeunesse et de formation littéraire. Entre ses débuts en 1835 et le succès colossal de son roman culte « Les Trois Mousquetaires » (1844), il s'écoule neuf ans bien remplis de publications qui reflètent déjà un goût prononcé pour le roman d'aventures historiques. Mais Alexandre Dumas n'est pas encore un feuilletoniste. Il peine encore à trouver un style et un rythme, commençant par puiser l'inspiration chez ses contemporains. Aussi, beaucoup de ses premiers ouvrages semblent-ils décevants pour ses amateurs, car ils n'y retrouvent pas le style inimitable, fluide, riche en dialogues et en saillies, de leur auteur favori – et pour cause, car c'est lui qui a inventé ce style, mais quelques années plus tard. Avant cela, en élève appliqué, Alexandre Dumas essayait simplement de faire aussi bien que les autres dans des genres consacrés.

« Aventures de John Davys » (1840) est un exemple tout à fait typique et attrayant de cette première mouture d'un écrivain qui recherche avant tout l'exercice de style. Sur bien des points, ce récit contrasté est un hommage appuyé au roman d'aventures britanniques, et si ce n'est quelques plaisanteries sensuelles ou gauloises que la reine Victoria aurait trouvé bien trop "shocking" pour son royaume, on parcourt ce livre comme l'on parcourt « Moll Flanders » ou même, encore que ce soit anachronique, un roman de Robert Louis Stevenson. C'est véritablement un roman français écrit à la manière anglaise. Cela seul explique le peu de faveurs de ces aventures exotiques parmi les aficionados de l'auteur le plus authentiquement français qui soit.

L'autre grande influence de ce roman, ce sont bien évidemment les romans dits maritimes du jeune Eugène Sue, dont Alexandre Dumas emprunte de manière très perceptible une narration dramatique et tourmentée, ainsi qu'un humour noir et cynique très surprenant de sa part, tant son rire est le plus souvent joyeux et festif. D'Eugène Sue aussi, il s'approprie un certain goût pour la cruauté et le sanguinaire, une complaisance pour la mort et l'agonie dont il saura, heureusement, se détacher par la suite.

Toujours est-il qu'il faut lire « Aventures de John Davys » comme une expérimentation littéraire d'Alexandre Dumas au sein d'une forme romanesque qui n'est pas véritablement la sienne, et dont la rédaction conserve quelque chose d'artificiel, de besogneux, et qui peut sembler inexplicablement malaisée aux lecteurs.

Le roman peut se diviser en trois parties, d'inégales longueurs :

- L'histoire d'Edouard Davys, père du futur héros John. Edouard Davys est un capitaine de l'armée britannique ayant passé toute sa vie sur un bateau. Lorsqu'un boulet de canon lui arrache l'une de ses jambes, il survit miraculeusement, mais doit renoncer, à peine quadragénaire, à la vie maritime. Pour ce vieux loup de mer, le retour définitif à la terre est une épreuve peut-être plus douloureuse que son accident, et pourtant, l'homme possède une vaste et enchanteresse propriété familiale, héritée de ses propres parents, où il fait bon vivre. La dépression le mine chaque jour un peu plus, jusqu'à ce qu'il fasse la connaissance d'Anna-Mary, une jeune femme du village voisin qui consacre sa vie à faire la charité aux plus pauvres et aux plus démunis, et qui, à ce titre, vient souvent solliciter le capitaine Davys, qui est plutôt fortuné. Cet ange de vertu, qui conserve un coin de sa pitié pour cet unijambiste nanti mais solitaire et malheureux, éveille au cœur d'Édouard, la flamme inconnue de l'amour. Après bien des hésitations, il finit par se déclarer et par demander la jeune femme en mariage, laquelle accepte avec reconnaissance. De cette union pétrie de charité, naîtra John Davys, qui, pourtant, tout au long de ses aventures, ne se montrera que très rarement charitable.

Cette romance en introduction est cependant la meilleure partie du roman, même si paradoxalement, elle ne relève pas du récit d'aventures. C'est en effet une partie très littéraire, où Dumas se révèle un immense écrivain, décrivant avec une touchante justesse la dépression progressive de ce vieil homme d'action condamné à la contemplation et à la mobilité réduite, mais aussi à la découverte de la femme et de l'amour.

- À cette première partie succède une seconde partie narrant – brièvement – l'enfance de John Davys, trop heureuse pour qu'il y ait grand-chose à en raconter – puis ses débuts dans la marine britannique, suivant les pas de son père. Enrôlé comme lieutenant, il effectue son premier voyage en direction de Malte, sous le commandement débonnaire du capitaine Stanbow et sous la tyrannie de Burke, un officier quartier-maître qui fait régner la terreur dans l'équipage, multipliant les punitions (fouettages publics) et les humiliations diverses. Pour le fuir, John Davys profite d'une panne bloquant le navire quelques jours à Malte pour visiter longuement la ville. Il y rencontre Lord Byron, célèbre poète aventurier, qu'il fréquente quelques temps. Puis son navire reprend la mer en direction de Smyrne (Izmir), en Turquie. Durant le voyage, un membre d'équipage – enrôlé quelque peu de force et furieux d'apprendre la mort de sa femme, restée sans moyens de subsistance – tente d'assassiner Burke. En pleine mer, c'est considéré comme un crime impardonnable, même si l'homme, brisé par le chagrin, n'a qu'à peine effleuré Burke. Ce dernier pourrait demander la clémence, et John Davys tente d'intercéder auprès de lui, mais Burke est inflexible, il veut la peau de celui qui a voulu l'assassiner, et face à l'insistance de Davys, il le menace même de sa canne. Le malheureux veuf est donc pendu, mais John Davys prend une résolution, celle de tuer Burke à la première occasion.

Ce sera à l'étape suivante de Constantinople qu'il réalisera son projet. Burke y a l'habitude de se rendre en un lieu inconnu de l'équipage, et pour cela, il part le soir et traverse un cimetière désert. C'est dans ce cimetière que Davys retrouve Burke, le provoque en duel et le tue. Justice est rendue, mais le fait même que ce meurtre ait été perpétré à terre ne le rend pas moins tout autant condamnable par la loi maritime. John Davys n'a d'autre choix que de déserter, et de renoncer pour toujours à revenir en Angleterre où sa tête sera désormais mise à prix...

Cette deuxième partie est celle qui est le plus volontiers inspirée d'Eugène Sue : tensions dans l'équipage, rapports de force, haines, défiances, en opposition à des passages contemplatifs sur l'immensité de l'océan et du ciel étoilé, c'est une belle copie d'Eugène Sue mais c'est tout de même une copie, d'autant plus qu'y apparaissent déjà quelques longueurs.

- Enfin, la dernière partie, celle dont on attendrait qu'elle ouvre toutes grandes les portes de l'aventure, se révèle finalement originale mais un peu laborieuse. Embarqué clandestinement sur un navire, John Davys y sympathise avec Apostoli, un jeune éphèbe phtisique et qui n'arrivera pas au bout du voyage. Inconscient de la gravité de son état, il est constamment veillé et soigné par John Davys, dont la riche éducation comptait une initiation en médecine. Leur rapport devient vite tendre, affectueux, et - ce n'est pas exprimé mais c'est assez ouvertement suggéré -, vaguement homosexuel, non d'ailleurs sans un certain romantisme.

Mais l'attaque de leur navire par un vaisseau pirate fait tourner court leur histoire. L'abordage est sanglant, et même si le pirate Constantin est vainqueur, le prix de la victoire est lourd, surtout parce que John Davys a blessé grièvement Fortunato, le fils du capitaine pirate, au cours de l'attaque. Contre toute attente, Constantin n'est pas un pirate cruel et sans scrupule, et apprenant par les prisonniers que John Davys est une sorte de médecin, il vient supplier humblement ce dernier de sauver son fils, en échange de quoi la vie sauve sera laissée à tout l'équipage. Davys n'est pas sûr que ce soit possible, mais il veut bien essayer, pourvu qu'on le laisse soigner aussi Apostoli.

Tous les prisonniers étant transférés sur le vaisseau-pirate, car l'autre commence à couler, John Davys y soigne jour après jour et côte à côte les deux malades. Fortunato se remet lentement et sûrement. Apostoli, en revanche, meurt quelques jours après la complète rémission de Fortunato. Décidément pirate au grand cœur, Constantin partage la douleur de John, et accepte même de faire un détour par l'île de Niacaria, dont était originaire Apostoli, afin de l'y enterrer comme ce dernier en avait exprimé le souhait avant sa mort.

Tout cela crée des liens très forts entre des gens qui ont grandement envie d'oublier qu'ils ont cherché en premier lieu à s'assassiner, et le pirate grec Constantin décide d'offrir à John Davys l'opportunité d'intégrer son équipage, puisqu'il n'a ni relations ni situation, et l'invite d'ici là dans sa maison, sise dans une petite île du golfe d'Égine (golfe de Saronique), au large de la Grèce.

John Davys y vit quelques mois comme un pacha, reçu comme un frère, mais il se trouve que Constantin a deux filles, et que l'une d'elles inspire à John des sentiments qui vont bien au-delà des rapports frères-sœurs. La situation est cependant périlleuse, car la Grèce, en ce temps-là, est encore sous domination turque – donc musulmane. John Davys est très aimé dans cette maison, mais cela reste un chrétien, qui ne peut assurément pas épouser une musulmane. Néanmoins, l'amour est plus fort que tout, et les deux jeunes gens démarrent une liaison secrète qui se conclue par une grossesse tout à fait malencontreuse. Le dernier défi de John Davys va être de devoir convaincre Constantin et Fortunato que c'est la volonté d'Allah. Pas gagné d'avance, on s'en doute…

Cette dernière partie déçoit par le caractère assez linéaire de son déroulement, même s'il faut admettre qu'il y a un charme orientaliste tout à fait délectable à cette aventure, une inspiration ouverte du « Décameron » de Boccace, voire de la littérature antique en général, et une introspection sensuelle (et bisexuelle) qui était totalement absente des deux premières parties de l'ouvrage. Cependant, tout cela manque de réalisme, les longueurs y sont beaucoup plus nombreuses, et certaines anecdotes, certains personnages sont très mal ou trop brièvement exploités.

Enfin le récit s'interrompt assez abruptement par un mélodrame tiré par les cheveux et un peu bâclé, qui laisse une fin ouverte, comme si le roman devait avoir une suite. Peut-être Dumas y a-t-il songé, pour le cas où le roman aurait connu un grand succès. Mais dans l'absence de ce deuxième tome grandement attendu, la fin de cet unique roman est forcément frustrante. Néanmoins, il serait malhonnête de la part du lecteur de ne pas reconnaître qu'il a tout de même fait un beau voyage, fort dépaysant, assez joliment écrit, qui n'a peut-être réellement comme défaut que de contenir plusieurs romans avortés en un seul, mais cela explique aussi pourquoi Alexandre Dumas s'est finalement mieux réalisé dans le roman-feuilleton, qui n'offrait aucune limite à l'imaginaire, ni au nombre de pages.

Dans ces « Aventures de John Davys », Dumas donne souvent l'impression de se sentir trop engoncé dans la trame classique du roman d'aventures et de piraterie. L'enchaînement peu harmonieux, voire téléphoné, d'intrigues trop souvent différentes, sans liens et sans suites, répondait peut-être au souci de l'écrivain de ne pas paraître ennuyeux. Au final, non seulement il n'évite pas les longueurs, mais il est aussi un peu déconcertant de par ses incohérences. Ceci étant dit, ces aventures exotiques n'en sont pas moins joliment épicées, à la fois classiques et atypiques, et témoignent agréablement d'une des rares incursions d'Alexandre Dumas dans l'exotisme et l'orientalisme, suffisamment au moins pour qu'on regrette qu'il ait si peu jugé à propos d'y revenir.

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