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ANDRÉ ARMANDY - « Dalila » (1932)


Auteur-phare des éditions Tallandier durant les années 20 à 50, André Armandy garde aujourd’hui encore l’image d’un écrivain populaire de romans d’aventures relativement archétypaux, voire sérieusement datés. Pourtant à l’image de cet écrivain, ancien légionnaire reconverti à 40 ans dans la littérature, les romans d’André Armandy sont assez souvent étranges, extrêmement atmosphériques, nimbés de fantastique même quand ils ne relèvent pas directement de ce genre. Il est vrai que la première influence littéraire d’André Armandy, c’est Sir Henry Rider Haggard, le célèbre auteur britannique de romans d’aventures exotiques et fantastiques, à qui l’on doit « Les Mines du Roi Salomon » et l’indémodable « She ». André Armandy se lance en littérature avec « Rapa-Nui », publié en 1922 chez Calmann-Lévy, et qui s’inscrit dans la droite lignée des romans de Rider Haggard. Bien que ce premier roman soit un chef d’œuvre (j'aurai l'occasion d'en reparler), André Armandy connût le sort de tous les pionniers et « Rapa-Nui » n’eût que peu de succès. Il tomba néanmoins entre les mains de Jules Tallandier, qui ouvrit grandes les portes de sa maison d'édition à André Armandy, allant même jusqu’à créer pour lui une collection spéciale, « Les Romans Mystérieux », considérée comme une des premières collections consacrées à la littérature fantastique et de science-fiction – à tort, d’ailleurs, même si quelques uns des romans de cette collection relevaient effectivement de ces genres littéraires. André Armandy signa les 15 premiers volumes de cette collection, même si progressivement elle s’ouvrit à d’autres auteurs. Armandy s’y abandonna à son goût pour le mystère – sous toutes ses formes, surnaturel ou non – et son succès fut tellement immédiat que ses romans paraissaient souvent en deux tomes – ce qui était d’ailleurs un poil excessif, car certains d'entre eux n’atteignaient même pas 400 pages dans leur intégralité. Une grande partie de la bibliographie d'André Armandy durant les Années Folles, fut rééditée après guerre, mais tous en un seul tome. Bien que ce ne soit pas précisé, il semble que ces rééditions aient été sensiblement revues et corrigées par l’auteur. Il faut donc plutôt privilégier ces éditions-là, reflétant la nouvelle direction prise par Tallandier de se constituer un lectorat plus mûr et moins candide par rapport à celui d'avant-guerre. « Dalila » fut l’un des grands succès d’André Armandy, et marquait aussi ses dix ans de carrière. Publié en deux tomes, à sa sortie, « Dalila » et « Dalila : Le Dictateur des Sables », il est donc réédité en 1947 dans une nouvelle édition complète de 382 pages. Malgré le succès qu’il connût à sa publication, « Dalila » ne compte vraiment pas parmi les meilleurs romans de son auteur, mais c’est en revanche un roman assez emblématique du style très particulier d’André Armandy, qui concocte une intrigue assez typique de son époque (aventures coloniales exotiques, belle aventurière, espionnage, rivalité amoureuse), pour évoluer vers quelque chose de bizarre et d’onirique, qui semble en permanence vouloir jouer avec les attentes du lecteur, jusqu’à embrumer son récit d’abstractions déconcertantes. Le postulat de base de « Dalila » est avant tout l’espionnage. Le roman se déroule principalement en Égypte, où un puits de pétrole vient d’être découvert par les services secrets britanniques. Bien qu’indépendante depuis la Révolution de 1919, l’Égypte est encore étroitement surveillée et plus ou moins contrôlée par la Grande Bretagne, qui n’a renoncé qu’avec mauvaise volonté à son protectorat. L’Égypte, d’ailleurs, est encore un pays peu industrialisé, où le savoir-faire britannique est toujours bienvenu, mais n’est plus exclusif. Ainsi, ce nouveau puits de pétrole sera-t-il probablement vendu aux enchères aux sociétés d’exploitation pétrolière les plus offrantes – et chacune d'entre elles pouvant compter sur les fonds pratiquement infinis avancés par son propre pays. Pour la Grande-Bretagne, s’emparer de ce puits n’est pas seulement une affaire d’argent, mais une affaire d’honneur. Le Roi envoie son plus fin limier de l’Intelligence Service, Sir Ralph Colleraine, lui-même aidé par Sabbagh, un agent provocateur syrien dévoué à la cause britannique, et par le Colonel Iskander, un des meilleurs éléments de l’I.S. et un spécialiste du Proche-Orient, parlant plusieurs dialectes arabes et capable de se fondre au milieu de n’importe quelle population arabe. Le premier souci de Sir Ralph est d’abord de jeter le discrédit sur l’existence de ce puits, qui n’a pas été encore officialisée et n’est l’objet que de rapports des services secrets. Pour cela, Sabbagh apporte une idée originale : le puits se trouvant à proximité d’une pyramide ancienne et désaffectée, Sabbagh fait courir le bruit qu’une très ancienne momie, enterrée selon de rares rites d’un culte obscur, vient d’y être découverte. Cette nouvelle attirera sur le site les quelques sectes survivantes de ce culte, qui occuperont la place, tout en faisant fuir les musulmans, et plus particulièrement les guides, passeurs, chameliers susceptible de mener des experts internationaux en raffinerie sur le site du puits. Ceux-ci d’ailleurs, méfiants, prennent le temps de vérifier leurs sources, et c'est aussi ce que recherche le Royaume Uni : des hommes occupés à vérifier leurs sources sont obligés de se mettre en pause. C’est donc la Grande-Bretagne qui avance son pion, à savoir le colonel Iskander, qui est envoyé de nuit sur le site du puits afin d'y faire une série de relevés, mais incompréhensiblement, il disparait soudainement. Deux jours plus tard, une autre surprise attend Sir Ralph : on a effectivement découvert un sarcophage dans la pyramide désaffectée où il était censé y avoir une ancienne momie. Néanmoins, tout indique que ce sarcophage, en parfait état, a été placé là très récemment. À la suite de nombreuses tractations et quelques dessous de table, Sir Ralph parvient à faire transporter le sarcophage jusqu’à son bureau de Louxor. Lorsqu’il l’ouvre, il y trouve le colonel Iskander, heureusement vivant, mais plongé dans un lourd sommeil comateux, dont il sort indemne, mais profondément humilié. Il ne faut pas longtemps à Iskander pour trouver l’identité de celui qui semble s’être secrètement emparé du puits de pétrole : il s’agit d’un officier français, nomé Batori, ayant réuni autour de lui un grand nombre d'égyptiens indépendantistes. Batori aurait quitté l’armée un quart de siècle plus tôt, suite à un chagrin d’amour avec une femme mariée, Mme Le Hauturier, épouse d’un économiste à la tête d’une sorte de think-tank européen. Un courrier conservé dans les archives de l’Intelligence Service permet d’apprendre que Batori a eu avec cette femme un enfant adultérin, Jacques, qui est aujourd’hui diplomate détaché au Royaume-Uni, et qui ignore la réelle identité de son père. Iskander établit là une stratégie perfide : Le Hauturier n’ayant rien à refuser à l’Angleterre, il envoie, à sa demande, son fils Jacques en mission diplomatique en Égypte. Iskander lui jette alors dans les pattes une redoutable auxiliaire, Dalila Nin-Eddin, une ex-aventurière s’étant finalement fait épouser par un prince local vieillissant, dont elle est rapidement devenue veuve. Dalila est une riche veuve, certes, mais elle est très dépensière. Elle est toujours prête à collaborer avec les services secrets britanniques, à la fois parce qu’ils payent bien, et parce que cette rentière encore trentenaire a tout de même la nostalgie de ses jeunes années aventureuses. Sa mission est de prendre contact avec Jacques sur le navire qui l’amène à Louxor, d'en faire son amant et de s’arranger pour le faire tomber amoureux d’elle. Ainsi, elle parviendra à l’amener dans une zone contrôlée par l’Angleterre où il pourra être enlevé, et échangé contre la reddition de l’habile Batori. Néanmoins deux écueils se présentent assez vite à ce plan : d’abord, Jacques Le Hauturier ne vient pas seul. Il amène avec lui un ami anglais et dépressif, Darky Thunan, qui se trouve être le premier mari de Dalila, qui ne l’avait épousé, à 16 ans, que pour fuir l’emprise de sa famille, avant de le quitter abruptement pour le premier bellâtre qui passait. Comment conquérir Jacques sans que son meilleur ami la reconnaisse et soit en situation de faire un scandale ? Ensuite, lorsqu’elle y parvient, Dalila découvre en Jacques un homme charmeur, drôle et indépendant, dont elle tombe amoureuse, tandis que lui, dans un premier temps, ne lui accorde qu’une importance modérée… Néanmoins, il y a une mission à remplir, et il est impossible à Dalila de trahir la couronne, sous peine d’être abattue… Comment sauver Jacques ? Comme on le voit, on a affaire à une intrigue d’espionnage plutôt classique, rassemblant de nombreux éléments typiques des années 30 : fin difficile et douloureuse des colonies, course au pétrole, sophistication des services secrets… Il y a là tout ce qu’il faut pour ficeler un bon roman d’espionnage. Sauf que, précisément, « Dalila » n’est pas un roman d’espionnage, mais un roman "mystérieux", où tout est mystère, y compris les intentions de l’auteur. Car il ne faut pas croire que le résumé qui précède s’impose dès le départ de manière classique : André Armandy, au contraire, ne révèle son histoire qu’au dernier tiers du récit : jusque là, le lecteur patauge dans un brouillard incohérent de faits supposés, rapportés, plus ou moins bien déduits, que l’on ne devine qu’à travers d’interminables pages de dialogues, heureusement fort habilement écrites et tout à fait passionnantes. Pourtant, ces longs échanges digressent assez souvent, faisant la part belle aux doutes, aux tourments intérieurs, aux obsessions maladives des différents protagonistes, dont on sent que chaque rencontre est pour eux un pas de plus vers un questionnement métaphysique. C’est peut-être même pour ne pas totalement glisser jusqu’à la folie que, à la dernière minute, ces personnages se raccrochent à l’intrigue qui était à l’origine de leur discussion. Pour André Armandy, l’espionnage nécessite une complexité d’action qui, lorsque l’on y est investi, repousse bien loin la motivation rationnelle de ces actes. En effet, aucun des personnages n’a un intérêt privé dans l'exploitation de ce puits de pétrole. Ils s’affrontent au nom de la compétition, de l’intérêt d’un pays ou de convictions politiques, bref autant d’abstractions qui s’évanouissent une fois au cœur de l’action pour laisser place à des doutes existentiels qui rapprochent, via l’amitié ou via l’amour, ceux qui sont censés se combattre avec fanatisme. Il y a un peu dans « Dalila » ce regard réaliste et factuel que l’on trouvera bien plus tard sous la plume de John Le Carré. Mais John Le Carré était un ancien espion dont la prose était assez administrative, alors qu’André Armandy, lui, est une sorte de poète traumatisé par un passé militaire probablement très âpre, et qui porte en lui une sorte de "taedium vitae", une langueur mélancolique qui n’a rien à faire dans un récit d’espionnage, et qui poussera d’ailleurs Jacques le Hauturier à renoncer à sa carrière de diplomate et, main dans la main avec la belle Dalila, qui abandonne elle aussi son château et sa fortune, à prendre la relève de son géniteur, pour devenir à son tour un "dictateur des sables", un terroriste anti-occident qui se réalise dans une conviction destructrice porteuse d'un idéal sans espoir, et néanmoins dépouillée de l’illusion du devoir et des valeurs morales à géométrie variable. On peut juger un tel roman totalement à côté de son sujet initial, mais il faut admettre qu’il était bien plus simple de s’y tenir, et que l’écrivain s’est considérablement compliqué la tâche en déconstruisant une intrigue parfaitement huilée, et en faisant d’un classique roman d’espionnage une fable shakespearienne et nihiliste. On pourra peut-être reprocher à André Armandy de ne pas avoir su choisir entre le roman de genre pour lequel on le paye et une littérature plus expérimentale à laquelle il aspire, mais c’est aussi précisément la patte de cet écrivain pour lequel tout est prétexte à se concentrer sur des atmosphères de déréliction, de neurasthénie, là où l’on attend une action trépidante et décérébrée. Je serais enclin à penser qu’André Armandy était hanté par sa propre expérience, celle d’un légionnaire à qui l’on confiait des missions patriotiques ou dites de salubrité, et qui au nom de ces valeurs, s’est retrouvé à faire des choses vraiment pas propres. Cette impression de gâchis, d’absurdité, de remords, de honte même, finit par scléroser la plupart des romans d’André Armandy, et particulièrement « Dalila », un roman qui a ceci de particulier que se passant presque exclusivement en Égypte, et en grande partie dans le désert ensoleillé, on éprouve néanmoins en le lisant l’irrésistible sensation que tout s'y déroule la nuit, au cœur d’un rideau de ténèbres où l’on ne voit guère à dix pas devant soi. Ce rendu littéraire, bien qu’il soit de nature à décourager les amateurs d’espionnage, est pour beaucoup dans le charme très particulier de « Dalila », et contribue à faire d’André Armandy un auteur étrangement imprévisible, bien plus éloigné des clichés de la littérature populaire des années 30 qu'on le penserait au premier abord.

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