top of page

ANDRÉ BIRABEAU - « Le Voyage à l’Ombre » (1925)


Figure fort estimée de la comédie et du théâtre des Années Folles, André Birabeau eut une carrière tout à fait remarquable, depuis les années 1920 jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Par la suite, un peu oublié, un peu résigné aussi sans doute à le devenir, Birabeau passa toute la deuxième moitié de son existence retiré à Monaco, sans apparemment chercher à réellement reprendre sa carrière. Il est vrai qu’il fut un pur produit de son époque, ce qui est toujours rédhibitoire pour la postérité, et se fit le chantre aimable et mélancolique de ces années de fête, d’ironie, d’hédonisme féroce, marqué par les débuts de la liberté sexuelle. C’est pourtant en littérature qu’André Birabeau se fit connaître, grâce à un étonnant roman teinté de fantastique, « Le Bébé Barbu » (1920), fantaisie grinçante sur la bourgeoisie qui annonçait déjà une certaine remise en cause des valeurs morales, au sortir de la grande boucherie patriotique de 1914. « Le Bébé Barbu » (1920) peut être regardé aujourd’hui comme une des œuvres les plus remarquables des années 20, mais à sa sortie, le roman passa totalement inaperçu. Aussi André Birabeau s’investit-il plus volontiers dans le théâtre, où il connût un franc succès. Dix de ses pièces furent adaptées au cinéma entre 1931 et 1946. Lui-même se fit volontiers scénariste et dialoguiste En dépit de son activité cinématographique et théâtrale, André Birabeau continua ponctuellement à écrire des romans qui, à l’image de son « Bébé Barbu », lui permettaient essentiellement de concrétiser des idées qui ne pouvaient être adaptées ni au théâtre, ni au cinéma. Il en résulte d’ailleurs que sa production littéraire est bien plus intéressante et originale que ses pièces de théâtre ou les films qu’elles ont inspiré. « La Débauche » (1924), évocation sans doute très personnelle de l’homosexualité, et « Le Voyage à l’Ombre » (1925), réflexion douce-amère sur la perception sociale de la malhonnêteté, furent pourtant ses seuls relatifs succès littéraires. Sa bibliographie elle-même est mal connue, bien qu’il fut principalement publié chez Ernest Flammarion, éditeur alors très en vogue. Ses romans sont courts, et parfois agrémentés de quelques nouvelles, elles aussi, souvent étranges.    «  Le Voyage à l’Ombre » part d’une idée très vaudevillesque qui, au fur et à mesure que le récit progresse, va acquérir une certaine profondeur. Jérôme Salinède, quadragénaire précocement vieilli, est directeur d’une petite fabrique de chaussures parisienne, appartenant à son épouse Émilienne. Houspillé par sa femme, qui lui reproche son manque d’ambition pour l’entreprise familiale, ainsi que par sa belle-sœur Clothilde, qui le trouve terne et médiocre, Jérôme vit une existence morne et sans fantaisie depuis près de vingt ans, se conformant instinctivement à l’image désastreuse que ses proches lui renvoient. Tous les étés, la petite famille s’offre quinze jours de vacances sur une plage de la côte atlantique, quinze jours que Jérôme passe essentiellement à griser son ennui au bar de la plage. Mais cet été-là est différent : Jérôme fait la connaissance au comptoir de Josette, une petite "cocotte" comme on dit alors, une fille facile aimant les hommes, et adorant encore plus se faire entretenir par eux. Sa grande expérience lui permet de jauger avec une certaine exactitude ce Jérôme Salinède qui s’enflamme brusquement pour elle, avec cette passion incongrue des hommes qui réalisent tardivement qu'ils passent à côté de la vie. En effet, Jérôme Salinède n’a jamais trompé sa femme, mais à présent, il sent que c’est devenu nécessaire, et même que c’est vital pour lui, afin de ne pas devenir fou. Josette comprend l’urgence qu’elle représente aux yeux de Jérôme, mais se méfie aussi de l’emportement soudain d’un homme trop longtemps résigné. Aussi pose-t-elle ses conditions : Jérôme Salinède n’aura pas Josette pour une nuit, mais… pour deux semaines. Deux semaines de voyage en train à travers la Provence et la Riviera, en descendant aux plus beaux hôtels de la côte, en dinant aux meilleurs restaurants et en allant jouer quelques plaques aux casinos. Josette se chargera de programmer le parcours à sa fantaisie, et Jérôme devra tout payer, sans renâcler. C’est à prendre ou à laisser. Un temps estomaqué, Jérôme réalise que non seulement son adultère va lui coûter les yeux de la tête, mais qu’il risque de briser toute son existence : son mariage, son poste de directeur et même sa fabrique de chaussures, car il entend bien puiser dans la caisse pour financer ce coûteux voyage. Mais il comprend aussi que Josette lui offre - et elle le sait - ce dont Jérôme a terriblement besoin : un vrai coup de folie ! Une crise de la quarantaine sur mesure ! Deux semaines de luxe, de calme et de volupté pour rattraper une jeunesse sacrifiée dans le travail. Une telle occasion ne se représentera jamais, Jérôme ne le devine que trop bien, alors… il accepte.  Josette lui laisse quand même quelques jours pour se décider, et, connaissant bien les horaires des trains, elle donne rendez-vous à Jérôme le lundi suivant, à 9h du matin, à Paris, sur le quai de la Gare de Lyon. Elle l’attendra avec sa valise, il la rejoindra avec la sienne et deux billets de train. Si Jérôme ne vient pas, Josette comprendra que le courage lui aura manqué, et il ne la reverra jamais. Dans un premier temps, Jérôme Salinède est enthousiaste, il est bien décidé à tenter l’aventure, quel que soit le prix à payer. Mais quel prétexte donner à Émilienne pour sa longue absence, lui qui n’a jamais quitté son poste de directeur pendant vingt ans, lui qui n’a jamais séjourné nulle part sans son épouse ?... Rentrer à Paris plus tôt que prévu lui est facile : sa femme croit volontiers au coup de téléphone qu’il dit avoir passé, et à l’urgence d’un retour immédiat pour régler un problème. Mais ce que Jérôme ignore, car il n’a évidemment pas téléphoné à la fabrique, c’est qu’il y a réellement un problème, qu’un télégramme est déjà parti vers le lieu de vacances de monsieur le directeur et madame pour leur dire de rentrer immédiatement, et que ce télégramme arrivera au moment même où Jérôme est censé partir avec Josette. La fabrique a en effet été victime, la veille, d’un cambriolage audacieux. Trois brigands, habilement déguisés en agents du fisc, se sont présentés pour perquisitionner l’entreprise, suite à un détournement de fonds publics. Cette perquisition à huis clos a permis aux trois voleurs de fracturer le coffre et de le vider entièrement. C’est l’associé de Jérôme, son beau-frère Chaussepin, qui a découvert le vol, et pour l’instant, l’a tenu secret. En apprenant cette mésaventure, lors de son arrivée sur place le dimanche soir, Jérôme Salinède est d’abord contrarié : il ne pourra pas piocher dans la caisse, et devra payer sa virée avec Josette sur ses économies. Mais il se dit soudain que voilà un prétexte en or à donner à son absence. Confiant son projet de voyage adultère à Chaussepin, aussi mal marié que lui avec la détestable Clothilde, ils conviennent ensemble de dissimuler le vol, et d’accréditer la version de fraude fiscale imaginée par les voleurs. Quand la femme de Jérôme reviendra à Paris, Chaussepin devra lui dire que de véritables agents du fisc ont mis à jour une énorme fraude, et que Jérôme a été placé en détention provisoire. Une détention qui durera, comme par hasard, deux semaines. On trouvera bien, à son retour, une histoire d’incarcération injuste à expliquer. Le lendemain, Jérôme, le cœur léger et son chéquier en poche, retrouve la jolie Josette et s’enfuit avec elle pour vivre ses premières vacances de milliardaire. Hélas, durant son absence, Émilienne, toute abasourdie de découvrir qu’elle était mariée avec un habile escroc, appelle en vain tous les commissariats pour savoir où est son époux, ce que très logiquement, on est bien en peine de lui révéler. Dans sa détresse, elle contacte l’un des grands quotidiens de France, et lui conte sa mésaventure. Le rédacteur-en-chef, qui désespérait d’un tel scoop en période estivale, fait sa une sur Jérôme S., l’audacieux chef d’entreprise qui a fraudé le fisc de plusieurs millions de francs. Car, bien évidemment, la disparition du contenu du coffre-fort est attribuée à une confiscation par la police de la somme détournée. Quelques jours plus tard, tout Paris est au courant de l’affaire Salinède ! Jérôme, lui, ne la découvre qu’à la toute fin de son voyage romantique. Josette a longuement déniaisé Jérôme, qui est devenu positivement un autre homme, plus assuré, plus fin, plus intelligent. Tellement intelligent, même, qu’il réalise enfin que Josette ne vise qu’à le dépouiller de son argent. Les amants se quittent brouillés au dernier jour de leur périple. Afin de se reconnecter au monde, Jérôme achète le journal et découvre qu’il est devenu le plus célèbre escroc de France. Tétanisé, il décide de rentrer à Paris de toute urgence. Il s’attend à tout, sauf à l’accueil magistral qu’il va y recevoir... En effet, durant son absence, Émilienne a reçu quantité de visites de personnalités parisiennes, ayant toutes une dent contre leur contrôleur fiscal, et vouant, de ce fait, à l’habile directeur-fraudeur une admiration sans bornes. De quasi-veuve éplorée, Émilienne se fait rapidement salonnière, n’hésitant pas à puiser dans ses économies de quoi offrir des soirées fastes au tout Paris, persuadée de reste que son habile Jérôme a su mettre de l’argent de côté, à la barbe de tout le monde. Seul Chaussepin assiste à cette comédie avec une grande inquiétude : il sait bien, lui, que les caisses de la fabrique sont définitivement vides, que le compte en banque de Jérôme le sera tout autant à son retour, et que si sa belle-sœur vide aussi le sien, il ne restera vraiment plus à tout ce petit monde que leurs yeux pour pleurer. Jérôme déboule donc ébahi chez lui, en plein milieu d’une soirée mondaine, où il est acclamé comme un héros, car on imagine qu’il a été libéré prématurément, faute de preuves. Pourtant, Émilienne nourrit quelques soupçons : elle trouve que, pour quelqu’un qui a passé quinze jours en prison, Jérôme est étonnamment bronzé. Cependant, la fable de Jérôme aurait pu convaincre, s’il n’y avait eu, parmi les invités d’Émilienne, un célèbre antiquaire parisien qui revient juste de la Riviera, et salue, en vieille connaissance, ce bon Jérôme avec qui il a partagé une bouteille à Nice et quelques mises à la roulette du casino, la semaine précédente, en compagnie de la petite demoiselle blonde. Face à cette imparable révélation de son odieux mensonge, Jérôme soulage sa conscience et avoue tout : Josette, son coup de folie, les faux agents du fisc, les quinze jours sur la Riviera… Mais alors qu’il s’attend à être méprisé et rejeté, il a droit à une nouvelle salve d’applaudissements. Quel diable d’homme que ce Jérôme ! Faire croire qu’on est à l’ombre alors qu’on part au soleil, et en charmante compagnie, s’il vous plaît, c’est digne d’Arsène Lupin, et puis l’affaire a tellement amusé tout le monde !... Même Émilienne se découvre une admiration nouvelle pour ce mari qui cachait si bien son jeu. Car forcément, elle ne croit pas un seul instant que Josette soit sa première infidélité. Elle est persuadée que depuis le début, Jérôme n’a cessé de la tromper avec adresse, tandis qu’elle le traitait à peine mieux qu’un domestique, et loin de se sentir trahie, elle éprouve même un regain de passion et une immense fierté pour son Jérôme, qui tourne tant la tête aux jolies femmes, et leur offre même des vacances de rêve. Bref, tout rentrerait dans l’ordre… si seulement il y avait encore de l’argent dans les caisses ! Heureusement, les services fiscaux de l’État, intrigués par cette affaire les concernant en une des quotidiens, ont enquêté sur les comptes de la fabrique de chaussures, et n’ayant trouvé aucune irrégularité, ils ont dressé un rapport qui sous-entend que le très malin directeur s’est offert une publicité inédite pour son commerce en inventant cette histoire de fraude fiscale. Admiratif et beau joueur, l’État passe commande à Jérôme Salinède de 500 000 paires de chaussures pour ses fonctionnaires, et fait de la petite fabrique familiale son fournisseur exclusif. La fabrique est sauvée, son chiffre d’affaires explose, Émilienne retombe amoureuse de son mari, et l’autorise même désormais à lutiner toutes les jolies femmes qui se présenteront à lui – et il y en a déjà beaucoup qui attendent leur tour… « Le Voyage à l’Ombre » est une fable féroce et parfaitement immorale, qui connût à sa publication un certain succès. Si l’intrigue tient du vaudeville et du quiproquo le plus classique, si l’abondance de dialogues témoigne d’un travail qui était initialement destiné à devenir une pièce de théâtre, le roman fait preuve d’une étonnante subversion, laissant entendre que l’on obtient la confiance et le respect des autres qu’en démontrant sa capacité à mentir, à tricher, voire à manipuler. La malhonnêteté est un pouvoir, nous dit André Birabeau, et le pouvoir est érotisant. Homme intègre et effacé, Jérôme Salinède voit sa vie changer le jour où il décide de tromper, de mentir, de céder à la tentation et d’abandonner tout scrupule. Derrière la comédie de boulevard, se profile la vision lucide et désabusée d’un écrivain qui ne cache jamais tout à fait son amertume envers l’humanité. « Le Voyage à l’Ombre » est d’ailleurs incroyablement prophétique : il est publié 9 ans avant l’affaire Stavisky, reposant elle aussi sur l’incroyable habileté d’un escroc qui ne payait pas de mine, ayant accompli une fraude fiscale de près de 200 millions de francs, et suscitant bien des fantasmes féminins (qu’il ne put honorer puisqu’il fut assassiné). Écrit dans une langue simple, sans prétention, fort court (144 pages), « Le Voyage à l’Ombre » est suivi de trois nouvelles, dont on retiendra essentiellement « L’Amour au Balcon », histoire incroyablement moderne d’un couple de jeunes mariés dont le fantasme sexuel favori est de faire l’amour sur le balcon de leur appartement, acte qu’ils reproduisent souvent après s’être aperçu qu’un homme, situé sur un balcon en vis-à-vis, les observe, assis et muet. D’abord excités par ce voyeur passif, les deux jeunes mariés finissent par se sentir gênés, car le voisin d’en face passe tous ses après-midis assis sur son balcon, immobile, tourné vers eux; et ce regard vide et inquisiteur, qui se darde vers leur fenêtre avec une incroyable patience, finit par devenir une oppression permanente pour les deux jeunes gens. Bien décidés à en découdre avec cet indélicat et obsessionnel voisin, le jeune marié va frapper avec colère à sa porte, et découvre en réalité que ce voisin est… aveugle. Son épouse dévouée explique au jeune homme que depuis de nombreuses années, son mari tient à passer tous ses après-midis sur son balcon, les yeux tournés vers un horizon qu’il ne peut plus voir mais dont il ne veut pas oublier l’existence. L’homme, en réalité, n’a jamais su que de jeunes gens faisaient l’amour sous ses yeux... Cette fable urbaine témoigne là aussi du talent unique d’André Birabeau, qui savait si bien jouer du vaudeville ou du quiproquo pour en tirer une poésie mélancolique, un rire navré, un humour craquelé comme un miroir brisé, qui rappelle toujours qu’aussi comique puisse-t-il être, un malentendu est toujours le fruit d’une incapacité définitive à se comprendre.          

4 vues0 commentaire

Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating
Post: Blog2_Post
bottom of page