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ANDRÉ BIRABEAU - « Toutes Les Mêmes, Monsieur ! » (1926)


Écrire sur André Birabeau est l’un des défis les plus âpres qui soient pour un critique ou un biographe. L’homme n’est pas particulièrement un inconnu, mais tout ce qui le concerne demeure assez flou. On sait qu’il fut avant tout un auteur de théâtre de boulevard. On sait déjà moins qu’il fut un écrivain très actif, au moins pendant les années 20, mais dont tous les livres sont autant oubliés que quasiment introuvables. La liste en est d’ailleurs fort mal connue, la Bibliothèque Nationale en sait encore moins que moi. Comme d’autres auteurs de théâtre avant lui, c’est bien plus dans la forme littéraire et narrative que Birabeau se montra le plus audacieux et le plus inventif, s’offrant même des accointances avec le fantastique et le surnaturel. C’est d’ailleurs dans cette veine qu’il signe son premier roman, « Le Bébé Barbu » (1920), un portrait insolent et ironique d’une certaine bourgeoisie parisienne, au travers de l’exemple incongru d’une famille de gros commerçants imbéciles et cossus, dont le nouveau né dort d’un profond sommeil, sans jamais s’éveiller, jusqu’à ses quarante ans, moment où, nanti d’une barbe lui descendant jusqu’aux pieds, il s’éveille abruptement avec encore le quotient intellectuel d’un nouveau né. Mais a-t-il vraiment besoin de plus pour intégrer la bourgeoisie affairiste ? « Le Bébé Barbu » fut, de manière assez surprenante pour un jeune auteur, traduit en espagnol et il semble qu’il connût en Espagne un plus grand succès qu’en France. Néanmoins, le triomphe de ses pièces l’amena à se concentrer principalement sur son activité théâtrale. Il n’écrivait sur le plan littéraire sans doute que pour son plaisir personnel et, probablement aussi, pour concrétiser certaines idées qui n’étaient pas transposables sur une scène de théâtre. On sait de source sûre qu’il publie au moins, durant les années 20, cinq autres romans, « Le Parfum de la Femme Coupable », « Le Guerrier Posthume », « L’Homme Aux Trois Peaux », « Le Voyage À L’Ombre » (dates de publication inconnues) et « La Débauche » (1924), plaidoyer cocasse pour le droit à l’homosexualité, qui fut apparemment celui qui retint le plus l’attention. On lui doit aussi au moins cinq recueils de nouvelles : « L’Amour et l’Amourette », « La Danseuse et le Capucin », « Annette Et Son Américain » (dates de publications inconnues), « Pipette et Zénana » (1921) et « Toutes Les Mêmes, Monsieur ! » (1926). Tous ces ouvrages sont aujourd'hui introuvables, ou atteignent des cotes parfois délirantes. C’est d’autant plus surprenant qu’à l’exception de trois d'entre eux, tous les livres d’André Birabeau furent publiés par les éditions Flammarion, lesquelles n’étaient pas précisément une petite maison d’édition aux tirages limités. Pourtant, André Birabeau était bien plus qu’un humoriste. C’était un véritable écrivain, qui insuffla dans son œuvre, par le biais d’une ironie mordante, une morale indéniablement progressiste. « Toutes Les Mêmes, Monsieur ! » est d’ailleurs une magnifique démonstration de la "méthode Birabeau". Le titre du recueil étant une exclamation misogyne, on serait à même de s’attendre à une succession de gauloiseries plus ou moins grossières. Or, il n’en est rien, bien au contraire. Ce titre émet un jugement de valeur dont Birabeau va précisément démontrer la fausseté et la subjectivité égoïste au travers de 23 nouvelles à la fois astucieuses, drôles et éloquentes. La première, la plus longue, celle qui donne son titre au recueil, est aussi la meilleure et la plus démonstrative : Jean, jeune homme bien de sa personne, vit en couple avec Yvette, dont il est très épris. Un soir, il rentre au foyer conjugal, et trouve Yvette au lit avec un autre homme. Jean jetterait bien Yvette dehors, mais il se rappelle qu’en fait c’est lui qui vit chez elle, à ses crochets même, pourrait-on dire, et il claque la porte derrière lui. En plus, le voilà obligé de trouver un travail… Mais que ce pragmatisme n’égare pas le lecteur : à sa manière, Jean était vraiment amoureux. D’ailleurs, pendant un an, il ne parvient pas à oublier Yvette, au point que, dans un moment de faiblesse, il retourne chez elle. Mais lorsqu’il sonne à la porte, c’est un nouveau locataire qui lui ouvre. Il s’appelle Léonard, Il a repris l’appartement depuis déjà plusieurs mois et le partage avec son épouse Adrienne. Ému par la détresse hébétée de Jean, il le fait entrer dans l’appartement, et l’invite à lui conter son histoire. Jean ne se fait évidemment pas prier, tout en exagérant son sentiment d’avoir été manipulé, trahi, par Yvette, mais aussi par toutes les femmes qu’il a connu, avant de conclure, magistral : « Toutes les mêmes, monsieur ! ». Cette conclusion ébranle les certitudes de Léonard : toutes les mêmes, mais alors… son épouse aussi ? Bien sûr, lui assure Jean : toutes ! Il suffit de les épier, et de le surveiller, et on les prendra forcément sur le fait ! Léonard charge alors Jean d’une mission : enquêter sur Adrienne, sa femme, et trouver des preuves de son infidélité. Ce défi séduit Jean, il a l’impression qu’en démasquant la fourberie d’Adrienne, il se vengera de celle d’Yvette. Honoré par la mission et par la confiance instinctive que lui porte Léonard, il devient en quelques semaines son meilleur ami, et vient souvent déjeuner et dîner chez le couple. Dans un premier temps, Jean est bien embêté, car Adrienne est une épouse exemplaire : elle aime son mari, se révèle une ménagère accomplie, et se montre affectueuse et tendre. Jean en vient à la suivre quand elle sort, pour la surprendre avec un amant, ou avec un passant entreprenant. Mais à chaque fois, Adrienne se montre distante, vertueuse et nullement coquette. C’est une femme fidèle et intègre, dévouée et modeste, et la défiance de Jean laisse peu à peu la place à une admiration respectueuse, puis à un sentiment plus profond que, néanmoins, il bride, afin de ne pas trahir son nouvel ami. Cependant, Adrienne devient triste au fil des jours. Depuis que le soupçon est né dans l’esprit de Léonard, celui-ci la délaisse. Afin de laisser toute liberté à Jean pour démasquer la félonie de son épouse, Léonard s’absente souvent. Adrienne craint qu’il ait une liaison, elle en souffre et cherche une explication à la ruine annoncée de son couple. Dans sa détresse, elle se méprend sur l’attention toute particulière que Jean lui porte. Et comme Adrienne est la femme idéale dont rêve tout homme, un matin, elle avoue à Jean qu’elle l’aime à la folie, et que s’il veut bien d’elle, elle partira avec lui. Jean a beau être le plus fidèle des amis, il est évidemment bouleversé par une si touchante déclaration émanant d’une femme qu’il n’a jamais prise en faute et dont il est tombé amoureux pour cette raison. Il cède et l’embrasse avec passion. C’est à ce moment-là que Léonard, tapi derrière une porte, se révèle aux deux amants. Il n’est nullement furieux, mais au contraire soulagé : c’est pour lui la fin du soupçon qui le rongeait depuis des mois, et il le dit à Jean : « Vous aviez raison, ce sont toutes les mêmes ! ». Et Jean, du plus profond de son cœur enamouré, se révolte et dit : « Mais pas du tout ! Adrienne est la plus honnête des femmes ! ». Et Léonard de rétorquer : « Vous avez du toupet de dire ça, alors que je la surprends dans les bras d’un autre ! ». Et, piteux, malaisé, Jean est bien obligé d’admettre : « Ce n’est pas pareil… Parce que là, l’autre… L’autre, c’est moi ! ». Cette longue nouvelle de 73 pages, d'une grande subtilité, sert en quelque sorte de "manifeste" à quantité d’autres récits plus courts, mais qui obéissent tous à la même règle narrative : ridiculiser l'homme en décortiquant la mécanique de ses doutes envers les femmes. Contre toute attente, « Toutes les Mêmes, Monsieur ! » n’est pas un livre qui parle des femmes, mais bel et bien un livre qui parle des hommes, de leur immaturité sentimentale et de leur inconséquence. Vaudevilliste dans l’âme, André Birabeau recourt volontiers au comique du malentendu, que l’on peut juger un peu éculé, mais dont il fait un usage plus philosophique que rigolard. Amoureux transis ou contrariés, les hommes ici se méprennent avec orgueil et assurance, interprètent à leur avantage des silences ou des réserves, et s’estiment trompés par leurs belles quand la réalité de leur mièvrerie leur apparait. Pour André Birabeau, tout le mal vient du fait que lorsque l’on aime une femme, on se sent persuadé qu’elle est unique au monde – alors qu’en réalité, c’est une femme comme les autres, et nous-mêmes, nous ne valons guère mieux. Seulement, toute passion excessive entraîne fatalement à terme une désillusion, et selon l’auteur, nous rendons un peu trop facilement les femmes responsables des imaginations délirantes, ou au contraire trop exigeantes, qu’elles nous inspirent. Toutefois, comme il n’y a pas 23 façons de raconter la même histoire, André Birabeau prend quelquefois des chemins de traverse, et l’un des plus réussis est indéniablement la nouvelle « Histoire Immorale (Peut-Être) ». Robert Caneiret et Louis Bréganson sont deux vieux amis d’enfance. Bien qu’ils aient toujours été proches, leur amitié s’est renforcée après la mort de la femme de Louis. Le couple avait eu une petite fille, Yvette, aujourd'hui âgée de 18 ans, et qui commence à se sentir femme. Bien qu’on puisse s’en étonner, Yvette est très attirée par Robert Caneiret, une attirance que Louis, le père d’Yvette, voit d'ailleurs avec une certaine complaisance. Robert est très gêné de l’attention que lui porte Yvette, et sans vouloir la brusquer, il se montre constamment fuyant, jusqu'à ce que la jeune femme finisse par le mettre au pied du mur. Il lui avoue alors, la mort dans l’âme, qu’il ne pourra jamais être son mari, pour la bonne raison qu’il est… son vrai père. En effet, Robert a eu une longue liaison avec la femme de son ami, dont Yvette a été le résultat involontaire. Après la mort de l’épouse, Robert a tenu à garder le secret, mais à présent, il est bien obligé d’avouer la vérité à Yvette. Celle-ci est d’autant plus bouleversée, qu’elle a toujours eu de très mauvaises relations avec son père "officiel", et que la mort précoce de sa mère a créé en elle un profond vide affectif. Robert et Yvette se rapprochent donc instinctivement, sans ambiguïté, ni tentation incestueuse, mais avec le désir de rattraper le temps perdu de leur filiation. Hélas, dans le milieu bourgeois où ils évoluent, les ragots vont vite, cette inclination mutuelle se remarque et Louis lui-même finit par leur dire qu’il a bien compris ce qui se passe, qu’il y consent volontiers, mais qu’au vu des racontars, il devient urgent... d’officialiser. D’abord interloqués, Robert et Yvette se demandent s’il faut dire la vérité, au risque de flétrir le souvenir de la disparue et de blesser durement Louis Bréganson. Mais finalement, c’est Yvette qui décide pour Robert : elle accepte le mariage, elle accepte d’épouser son père biologique et de conserver ce secret sa vie durant, parce que tout simplement, c’est le seul moyen pour elle de vivre avec son père sans que cela fasse scandale… Cette nouvelle est particulièrement émouvante, parce qu’elle met en place une situation qu’on peut juger évidemment dépassée, même selon la morale bourgeoise, mais qui intéresse sur un point en particulier, sur lequel André Birabeau revient d’ailleurs avec insistance : qu’est-ce que l’amour exactement ? Pour Birabeau, la réponse est simple : il n’y a qu’un amour, celui qui fait que deux personnes ont envie d’être ensemble. C’est nous qui nous imposons des structures établies. Il n’y a en réalité que le bonheur de s’aimer, qu’on soit mari et femme, père et fille, ou quoi que ce soit d’autre. Néanmoins, cette affirmation déconcerte tout de même, car au final, même si Birabeau se défend d’écrire un récit incestueux, dans certains cas, l’amour implique une sexualité, et dans d’autres non. Peut-être est-ce là aussi pour André Birabeau une façon d’évoquer à demi-mots l’homosexualité déjà abordée dans « La Débauche », mais indéniablement, l'auteur se montre ici très ambigu. Vraisemblablement, André Birabeau pensait sans doute qu’un inceste qui serait librement consenti serait autant de l’amour que toute autre situation, mais il ne pouvait pas l’écrire aussi brutalement en 1926. « Toutes Les Mêmes, Monsieur ! » est donc un merveilleux recueil qui, sous couvert de drôleries boulevardières, défend des idées résolument nouvelles pour l’époque, et subtilement argumentées par des histoires plutôt réussies, qui sont autant d’illustrations de ce qu’André Birabeau veut exprimer. On peut d’ailleurs ne pas partager totalement les opinions de l’auteur, mais on lui reconnaîtra le talent de savoir s’en faire l’avocat d’une manière badine, humaniste et humoristique. Evidemment, bien des choses ont vieilli dans ce recueil : la société d’il y a un siècle était encore, sur le plan moral, d’une rigidité qui aujourd’hui nous heurte si complètement que l’on peut penser qu’André Birabeau ne fait qu’expliciter bien inutilement des opinions qui nous semblent des évidences. Et pourtant, on peut admirer aussi sa grande volonté de dire sans asséner, de ne jamais vouloir choquer, de garder en permanence une profonde estime pour son lecteur, qu’il soupçonne - sans doute avec raison - de ne pas partager ses vues. André Birabeau pense nous devoir des explications, et c’est pour cela qu’il nous les donne avec tant de diplomatie, sans jamais oublier de nous amuser et de nous faire rire, puisqu’il sait que c’est d’abord pour cela qu’on le lit. Aussi n’est-il jamais sentencieux, et ne se risque-t-il à aucun moment à un sermon en bonne et due forme. Il profite de la bonne humeur dans laquelle il nous plonge pour nous parler, avec un grand naturel et une belle amabilité, d’idées audacieuses que nous ne laisserions sans doute pas passer venant d’un autre. C’était vraiment cela, son génie, et il est bien dramatique qu’un auteur aussi digne, aussi humain, dans ce que l’humain peut avoir de meilleur, ait été aussi inconsidérément oublié.

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