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ARISTIDE ROGER (JULES RENGADE) - « Voyage sous les Flots » (1867)


Édition Originale, chez Amable Rigaud

Comment mieux punir un plagiaire, sinon en le plagiant à son tour ? C’est l’étrange aventure qui est arrivée à Jules Rengade, étudiant en médecine reconverti comme journaliste de vulgarisation médicale dans quelques prestigieux hebdomadaires comme « L’Illustration » ou « Le Petit Journal ». En 1865, Jules Rengade est un jeune homme d’à peine 24 ans, qui découvre alors ce phénomène littéraire en plein essor qu’est Jules Verne, lequel s’est investi depuis 1863 dans son prestigieux cycle des « Voyages Extraordinaires ». Jules Rengade se tient loin de ces aventures exotiques, mais la lecture de ce qui reste le plus long roman de Jules Verne, « Les Enfants Du Capitaine Grant », le plonge dans des rêveries qui lui donne irrésistiblement envie de se lancer lui aussi dans le roman d’aventure pour la jeunesse. Jules Verne avait, dès le départ, placé la barre extrêmement haut, ce qui limita considérablement l’élan des copieurs opportunistes. Mêlant un goût prononcé pour l’action, une érudition pédagogique touchant à presque tous les domaines, et une galerie de personnages assez fouillés, Jules Verne, fort efficacement secondé et dirigé par son éditeur Pierre-Jules Hetzel, accoucha d’une œuvre tellement copieuse, tellement riche, tellement multiforme, que pour tout imitateur, un travail aussi titanesque devenait un terrible défi à relever. Jules Rengade, d’ailleurs, ne s’y laissa pas vraiment prendre. Étant lui-même jeune homme, il ambitionna d’abord de s’adresser à un public clairement plus jeune que lui. Ensuite, il est probable qu’il écrivit son premier livre dans un délai assez court, peut-être seulement en deux ou trois mois, d'abord en feuilleton dans « Le Petit Journal », d'octobre à décembre 1867. « Voyage sous les Flots » fut ensuite immédiatement publié en volume probablement pour Noël 1867, chez un éditeur parisien directement concurrent à Hetzel, Amable Rigaud, mais dont les moyens étaient bien plus limités. Toutefois, il y avait une curiosité réelle pour cette nouvelle forme de romans d’aventure, qui permit à Jules Rengade, lequel avait signé son roman du pseudonyme d’Aristide Roger (respectivement son deuxième et son troisième prénom) d’obtenir un succès d’estime, qui entraîna une seconde édition chez P. Brunet en 1868 (souvent prise à tort pour l'édition originale), et attira vraisemblablement l’attention de Pierre-Jules Hetzel sur ce jeune prodige qui marchait quelque peu sur ses plates-bandes. Présenté comme le premier volet des « Aventures Extraordinaires de Trinitus », « Voyage sous les Flots » reprend le point de départ des « Enfants du Capitaine Grant » : la recherche d’un groupe de naufragés, dont les héros du roman sont persuadés qu’ils sont encore en vie. Chez Jules Verne, cela prenait la forme complexe d’une énigme induite par un message à demi-effacé découvert dans une bouteille retrouvée dans l’estomac d’un poisson. Chez Jules Rengade, on ne pousse pas si loin : le héros est un savant installé à Calais, le professeur Trinitus, et ce sont sa femme Thérèse et sa fille Alice dont le navire sombre mystérieusement aux environs de la Nouvelle-Hollande (c’est-à-dire la Nouvelle Zélande). L’impossibilité d’admettre la mort de ses proches à l’autre bout du monde est donc le seul sentiment irrationnel - et humain - qui va pousser Trinitus à se persuader que sa femme et sa fille sont encore vivantes. En tout cas, il est bien décidé à partir à leur recherche. C’est à ce moment-là que le roman quitte la trame des « Enfants du Capitaine Grant » (1865) pour rejoindre celle de « Cinq Semaines en Ballon » (1863), c'est-à-dire en procédant à une longue exploration via un moyen de transport insolite et novateur. Et comme la montgolfière est déjà prise, Jules Rengade a alors l’idée – totalement personnelle – d’imaginer un véhicule submersible capable d’atteindre de grandes vitesses dans l’eau de mer, et de passer sous la calotte glaciaire du Pôle Nord, afin de pouvoir rejoindre la Nouvelle-Hollande en seulement quinze jours. Son prototype s’appelle "L’Éclair", et ne sera jamais désigné ici sous le nom de sous-marin (le terme date en fait du XXème siècle), mais de "bateau-poisson". Il fonctionne grâce à d’énormes piles électriques qui sont rechargées par l’hélice mobile arrière. La production électrique permet de fabriquer de l’oxygène pour alimenter le submersible, qui par ailleurs ressemble peu ou prou à un gros tonneau recouvert de cuivre, reposant sur quatre larges pieds. Détail insolite : son fond peut s’ouvrir et laisser apparaître une sorte de "balançoire" coulissante qui peut faire descendre et faire remonter deux scaphandriers, pour éventuellement dégager l’hélice, si jamais elle est coincée quelque part., ou faire des prélèvements sur le sol marin. Pour ceux qui ont toujours crû que Jules Verne était l’inventeur du sous-marin, c’est un choc. Et comme un choc chasse l’autre, il leur faut apprendre aussi que Jules Rengade n’en a pas non plus sorti l’idée d’un chapeau magique : en réalité, le principe du sous-marin est beaucoup plus ancien qu’on le suppose. Déjà précédé d’un système évolutif de cloches à plongée, le premier submersible digne de ce nom date en fait de 1690, et on le doit à notre sommité nationale Denis Papin. C’est un engin qui, à l’époque, ne peut se déplacer que suivant l’action de la pression de l’eau sur un système d’expulsion d’air comprimé. Les performances, on le devine, sont fort modestes et très courtes, mais il est à noter que, dès cette époque, l’invention fut envisagée primitivement pour un usage militaire, et ne fut perfectionnée depuis que dans l’objectif de cette finalité.Un peu plus d’un siècle plus tard, un ingénieur américain, Robert Fulton, ajoute enfin une hélice à son submersible, mais il fallait la tourner en permanence avec une manivelle pour le faire avancer. Le prototype de Fulton, déposé en 1797, est baptisé "The Nautilus". Voilà un nom qui ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd… En 1844, la France reprend la main, l’ingénieur Prosper-Antoine Payerne construit le premier submersible autonome, le "Belledonne", qui résout partiellement le problème de renouvellement de l’air en utilisant pour cela un petit moteur à vapeur. Seul souci : il faut bien que la vapeur sorte et que l’oxygène rentre, et donc, le sous-marin est équipé d’une cheminée, qui crache de la fumée deux mètres au-dessus de la surface de la mer. Pas pratique et pas discret pour un engin censé larguer des charges explosives… Il faudra attendre 1884 pour que le sous-marin à propulsion électrique, capable de rester en plongée une journée entière, soit mis au point par des ingénieurs polonais et italiens, qui se disputeront un temps la paternité de cette finition (il semble que les Polonais aient eu l’avantage). Nous devons donc reconnaître au jeune Jules Rengade une imagination tout à fait visionnaire, puisque avec dix-sept ans d'avance, il arrive à la conclusion que seul un moteur électrique peut convenir aux nécessités que demandent le submersible. C’est en partie ce qui maintient encore ce petit roman d’aventure sans prétention au statut de classique marginal du Merveilleux Scientifique. Jules Rengade emprunte à Jules Verne son goût pour les héros qui vont par trois : ici, le professeur Trinitus est accompagné de son jardinier Nicaise, ancien marin, et du fils de ce dernier, Marcel. Le roman consiste, comme dans « Cinq Semaines en Ballon »,  en une série d’épisodes isolés et successifs progressant au fil de l’évolution du voyage, qui obligent parfois nos trois héros à remonter en surface pour aborder sur des terres inconnues et se heurter à des populations tribales hostiles. Deux de ces épisodes sont particulièrement marquants, car Jules Verne les reprendra à son compte : la difficile traversée de la Mer des Sargasses - qui tire son nom d’une sorte de varech épais qui en couvre une grande partie de la surface, causant bien des troubles aux vaisseaux qui y naviguaient, et dont Rengade comme Verne, qui n’y étaient pas allés voir par eux-mêmes, pensaient que ces "Sargasses" descendaient jusqu’aux grands fonds, alors qu’en réalité, elles ne flottent qu’à la surface de la mer -, dont il est également question dans « Vingt-Mille Lieues  sous les Mers » (1869); et la situation dramatique des passagers du sous-marin, alors qu’ils ont émergé dans une grotte inondée située au cœur d’un volcan au moment où il entre en éruption, scène que l’on retrouve à la fin de « L’Île Mystérieuse » (1875), où le capitaine Nemo et son Nautilus font une tardive apparition. On l’aura compris, ce petit roman signé par un obscur Aristide Roger, et qui pillait indûment les derniers livres de Jules Verne, fut lui aussi impitoyablement pillé par Jules Verne en personne, sans doute sous le conseil éclairé de Pierre-Jules Hetzel qui était notre plus grand expert en plagiats (voir son « Maroussia », recopié d’une autrice ukrainienne, et quelques autres romans étrangers du même genre qu’il traduisait, complétait parfois avec des trouvailles de son crû, et signait P.J. Stahl sans mentionner les auteurs originaux). « Voyage sous les Flots » servit de canevas à Jules Verne pour son « Vingt Mille Lieues sous les Mers », publié seulement deux ans plus tard.  Pour autant, comparer ces deux romans, aussi proches et consubstantiels soient-ils, est un exercice plus difficile qu’il n’y parait, d’abord dans le sens où Jules Rengade faisait du « Jules-Verne-pour-enfants », là où Jules Verne a plutôt voulu faire du « Aristide-Roger-pour-adolescents ». Les deux hommes ne jouaient pas dans la même cour, ne s’adressaient pas au même public, et tandis que l’un retranchait des bouts de squelette à son modèle, l’autre a apporté à sa copie une chair abondante, dense et psychologique, tirée de sa propre imagination. D’ailleurs, « Vingt Mille Lieues sous les Mers » dépasse les 700 pages, là où « Voyage sous les Flots » n’en fait même pas 200. Il ne s’agit évidemment pas de déprécier l’un des meilleurs romans de Jules Verne – si ce n’est le meilleur – dont la réputation est internationale, au point même que les studios Disney n’ont pu s’empêcher de le massacrer dans une adaptation cinématographique absolument calamiteuse mais qui témoigne pourtant de la grande estime des Américains pour ce roman, qu’ils ont désossé et dénaturé avec amour, comme eux seuls savent le faire. Soulignons plutôt les qualités exceptionnelles, particulièrement chez un pur néophyte, de ce « Voyage sous les Flots » qui, en dépit de son extrême brièveté, parvient à raconter, dans une langue sobre mais correcte, un récit certes un peu linéaire mais riche en rebondissements, sans exclure de nombreux passages très pédagogiques, quoiqu’apparemment souffrant de certaines approximations, dues aussi aux lacunes que l’on avait alors sur certaines régions du monde peu explorées. Bien que d’une psychologie assez pauvre, les trois personnages principaux sont bien conçus, et assez complémentaires : Trinitus, l’archétype du savant génial-mais-distrait ; Nicaise, le vieux roublard un peu ronchon, mais dont le courage et l’expérience ne font pas défaut quand cela est nécessaire, et son fils Marcel, jeune homme intrépide, aimant l’aventure, follement épris en secret de la jeune Alice, la fille de Trinitus, ce qui double son audace juvénile naturelle d’une certaine portée romantique, laquelle ne sera toutefois pas plus exploitée que cela. Notons cependant que ce cocktail de trois personnages avec un savant, un domestique et un jeune homme sera repris trait pour trait par Jules Verne pour les personnages du professeur Aronnax, de son domestique Conseil et du jeune et fougueux marin harponneur Ned Land dans son « Vingt Mille Lieues sous les Mers ». « Voyage sous les Flots » fut donc, malgré son auteur, le matériau primaire de ce qui devint un succès littéraire planétaire sous la plume d’un autre. Comment Jules Rengade l’a-t-il vécu ? Probablement fort mal. En 1868, il publiait à nouveau chez P. Brunet « Les Monstres Invisibles », un second roman dans un genre très différent, la science-fiction interplanétaire, qui ne connût qu’un succès médiocre. Début 1869, Jules Rengade devait déjà se dire que ses romans ne marchaient que quand il faisait du Jules Verne. Et voilà que tout d’un coup, Jules Verne l’écrase sous une œuvre colossale et directement inspirée de la sienne, immédiatement érigée au rang de chef d’œuvre, et qui le renvoie, lui, aux oubliettes en lui rappelant que pour atteindre le génie de Jules Verne, il faut d’abord être Jules Verne soi-même. Jules Rengade se le tint pour dit, et revint prudemment à ses articles de vulgarisation médicale. Il publia encore quelques livres médicaux sous son vrai nom, mais ne s’essaya plus jamais à la science-fiction. Bien que certaines sources évoquent un troisième roman signé Aristide Roger, « La Machine Humaine », annoncé mais qui semble n'être jamais sorti, Jules Rengade s'est seulement contenté de rééditer « Voyage sous les Flots » en 1890, chez Ernest Kolb, dans une édition revue et corrigée, et très joliment illustrée par Charles Clérice. Jules Rengade s’est éteint dans la plus grande discrétion, en 1915, dans la petite ville d’Aurillac où il était né, laissant principalement derrière lui cet audacieux « Voyage sous les Flots », dont l’édition originale atteint encore aujourd’hui facilement les 200€. Devenu culte, le roman n’en a pas perdu toutefois les inévitables maladresses de sa rédaction, inévitables chez un jeune auteur inexpérimenté, qui aurait gagné à macérer un peu plus longtemps son récit pour en développer l’atmosphère et, surtout, pour y trouver une conclusion un peu moins farfelue. Ceci dit, il reste à ce roman un charme indéfinissable qui en rend la lecture d’autant plus plaisante que la sobriété du style lui donne un caractère plus moderne que la prose souvent monolithique et sentencieuse de Jules Verne. D’ailleurs, à lire ce « Voyage sous les Flots », on sent une parenté pourtant très anachronique avec certains romans postérieurs  de l’américain Edgar Rice Burroughs, notamment ceux du « Cycle de Pellucidar » (1914-1937), également inspiré de Jules Verne,  où, tout contexte préhistorique mis à part, le type d’aventure et le rythme de narration évoquent de manière troublante le travail d’Aristide Roger, même s’il est peu probable que Burroughs ait eu connaissance de ce roman qui ne semble d’ailleurs jamais avoir été traduit en langue anglaise à l'époque. En 2013, l'écrivain britannique de science-fiction Brian Stableford a traduit et publié au format numérique « Voyage sous les Flots », non sans le présenter d'une manière passablement erronée, et en l'accompagnant de considérations wokistes d'un goût doûteux. Cependant, l'initiative est louable, et près d'un siècle et demi après sa parution discrète, « Voyage sous les Flots » connaît désormais, dans le monde anglo-saxon, une existence propre et une reconnaissance auprès des amateurs de Merveilleux Scientifique. Tout cela fait de ce petit roman presque englouti par les siècles une curiosité littéraire attendrissante et extrêmement familière, à défaut d’être réellement époustouflante ou inoubliable. Véritable vaisseau fantôme du XIXème siècle, « Voyage sous les Flots » mériterait une petite réédition en français chez quelques jeunes éditeurs même numériques, aux côtés de celles d’Emilio Salgari ou de Paul d’Ivoi. Quelques unes des gravures incluses dans l'édition originale, signées Ch. Gaildrau (les verticales), Tauxier et Beyle (les rectangulaires), colorisées au moyen de l'application en ligne Palette.
















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