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ARMAND DE PONTMARTIN - « Les Jeudis de Madame Charbonneau » (1862)


Tout dix-neuviémiste qui se respecte se doit d'avoir lu, au moins une fois dans sa vie, « Les Jeudis de Madame Charbonneau », dont le titre anodin cache soigneusement un portrait au vitriol du monde des lettres sous la Restauration. Publié en 1862, le roman connut un succès extraordinaire pendant trois décennies. Il demeure aujourd'hui un témoignage subjectif mais précieux sur la scène littéraire des années 1830-1840.

Armand Ferrard, comte de Pontmartin, était un aristocrate légitimiste originaire d'Avignon, rattaché lointainement à la famille des Bourbons. Mais c'était aussi un passionné de littérature, caressant lui-même des ambitions littéraires. À la suite de la bataille d'Hernani, qui marqua le début du Romantisme, il monta à Paris, et parvint à approcher et à fréquenter les plus grands auteurs de cette époque : Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, Mme de Girardin, Alfred de Musset, George Sand, Sainte-Beuve, Jules Janin, Honoré de Balzac, Théophile Gautier, Joseph Méry, Maxime du Camp et bien d'autres…

Le petit aristocrate provincial fut globalement accueilli avec beaucoup de condescendance. On lui reconnût bien un certain talent, mais son titre nobiliaire dérangea la plupart des grands écrivains de l'époque, qui étaient plutôt républicains, sinon par conviction, au moins par esprit d'indépendance envers le pouvoir monarchiste. Se faisant très humble, Armand de Pontmartin mit toute son énergie à défendre les écrivains et se fit d'abord critique littéraire. Ce métier était déjà de nature à asseoir la promotion d'un écrivain, et la fonction d'Armand amena nombre d'entre eux à faire bonne figure envers M. le Comte et à lui offrir leurs derniers ouvrages, en espérant bien entendu une bonne critique. Durant plusieurs années, Pontmartin se contenta de ce rôle de promoteur mondain, trop heureux d'être au moins apprécié, même pour des raisons intéressées, par ces écrivains qu'il admirait. Mais l'amitié et l'influence du critique catholique Louis Veuillot le poussa à devenir un critique ardent, cruel, dénonçant impitoyablement les auteurs immoraux ou décadents.

En quatre ans, Pontmartin devint le bouc émissaire et la bête noire des écrivains de la Restauration, qui se répandirent allègrement, comme ils le faisaient aussi au sujet de Louis Veuillot, en plaisanteries salaces, en rumeurs infâmantes et en injures publiques. Hélas, si Louis Veuillot était de la trempe de ces paladins fanatiques nés pour avancer en dépit des coups bas et des crachats, Armand de Pontmartin vécut beaucoup plus mal d'être victime de la rancune perfide d'hommes de lettres qu'il admirait profondément. Lorsque la révolution de Juillet survient en 1848, comprenant que son monde est en train de s'écrouler, il mit fin à sa carrière de critique parisien et retourna dans sa Provence natale. Quelques années plus tard, il publia dans la presse locale quelques épisodes de sa vie parisienne qu'il finit par réécrire de façon romancée, tout en y ajoutant de nouvelles parties, et les publia en volume en 1862. Ce fut un immense succès littéraire, qui toucha bien entendu un public légitimiste, mais pas uniquement. Car Pontmartin était à la fois un excellent écrivain, un aristocrate auquel l'éducation avait conféré un certain raffinement littéraire, mais aussi un provençal volontiers franc du collier, drôle et ironique quand il s'agissait de dire du mal des gens. Ce cocktail fit de lui un narrateur passionnant, même si on ne partage pas ses idées.

Dans son récit, Pontmartin désigne tous les écrivains qu'il a fréquentés sous des pseudonymes de personnages grecs du théâtre antique. Cette délicatesse aurait pu le mettre à l'abri du scandale, mais au chapitre XXIII, il consacra trois pages à dire à quel écrivain correspondait tel nom grec dans son récit. Toute la rouerie insolente du personnage apparait dans ce vivant paradoxe.

Néanmoins, on peut bien évidemment se demander ce que vaut la parole d'un critique littéraire partial, qui traîne depuis toujours une réputation désastreuse. En fait, Armand de Pontmartin n'est pas difficile à comprendre : comme tout légitimiste et catholique de sa génération, Pontmartin perçoit la littérature comme un art semblable à la musique, la sculpture ou à la peinture, c'est-à-dire une expression artistique tournée vers la beauté, la morale, l'exemplarité, bref quelque chose qui élève l'âme. Or, l'avènement du Romantisme, notamment sous l'influence de Balzac, se pique désormais de réalisme, et n'hésite pas à mettre comme héros de romans des personnages négatifs, cupides, arrivistes ou assassins. Cette évolution de la littérature était inéluctable, mais parmi ceux qui l'ont vécue, il se trouva des esprits conservateurs qui s'y opposèrent fermement – en pure perte. Cet aveuglement honni par tous n'empêcha ni Veuillot, ni Pontmartin de consacrer leur vie à tenter de décourager la littérature immorale. Jusqu'à son dernier souffle, Pontmartin s'acharnera à défendre cette cause perdue, devenant même la risée de tout le milieu littéraire. Il n'était plus un critique, mais il publia de nombreux livres qui sont des études à charge contre des écrivains "déviants", qui firent beaucoup rire les intéressés.

En ce sens, « Les Jeudis de Madame Charbonneau » est certainement le livre le plus intéressant d'Armand de Pontmartin, d'abord parce que c'est un roman qu'il rédige à la cinquantaine, dans une heureuse période de sa vie où il est devenu maire d'un village gardois, Les Angles (depuis devenu une petite ville, mais qui ne comptait que 400 âmes en 1862).C'est donc un homme en position de force, avec un sentiment de tardive reconnaissance, qui revient sur ses années de jeunesse, avec beaucoup de dérision et d'ironie, tant sur les grands hommes qu'il a connus que sur lui-même, en tant que lettré malheureux comme en tant que maire malchanceux.

Le roman raconte le retour en Provence d'un homme de lettres lassé des perfidies du milieu littéraire parisien. Installé à C. (ville dont seule l'initiale est précisée, mais dont le nom du fleuve le traversant permet d'identifier avec certitude la ville de Carpentras), le narrateur redécouvre la douceur d'un climat au beau fixe, et de rapports humains simples et harmonieux. Hélas, on s'ennuie quand même un peu, dans cette existence rurale et contemplative, et un voisin lui recommande le salon hebdomadaire de Madame Charbonneau. Cette grande bourgeoise organise tous les jeudis à Carpentras un salon qui se veut littéraire, mais où il est surtout question de casser du sucre sur la vie littéraire parisienne. Le narrateur est en ce sens un invité idéal, car il a lui aussi des choses terribles à raconter sur Paris. On l'écoute avec attention, et madame Charbonneau lui parle ensuite d'un invité qui doit les rejoindre le samedi suivant, qui fut critique littéraire parisien quelques années plus tôt, et qui est devenu maire d'un petit village nommé Gigondas. Madame Charbonneau incite le narrateur à revenir le jeudi suivant.

Comme on le devine, le narrateur, c'est Armand de Pontmartin en 1848, qui va écouter les souvenirs de jeunesse d'Armand de Pontmartin en 1862, lequel finit par dévier d'ailleurs, fort humoristiquement, sur ses premières années de gestion municipale, durant lesquelles il a dû réaliser, avec un certain amateurisme, les promesses électorales non tenues de son prédécesseur. D'ailleurs, si l'anecdote de la fontaine de Gigondas est véritablement authentique, c'est véritablement une histoire fabuleuse !

De ce fait, petit à petit, Madame Charbonneau et son salon s'effacent devant un long dialogue d'Armand de Pontmartin avec lui-même, qui serait tout à fait inepte si l'auteur n'y consacrait sa plus belle plume et ne tenait à rendre plaisantes ses aventures et ses déceptions. Loin du règlement de comptes, comme on l'a souvent perçu, « Les Jeudis de Madame Charbonneau » est avant tout la désillusion hilare d'un idéologue apaisé, et qui goûte plus qu'il ne veut l'avouer le déclin de ses colères morales. Lui-même ne s'épargne guère et mesure non seulement le jeune hurluberlu provincial qu'il a été, mais aussi le vieux farfelu passéiste qu'il est devenu. Certes, ses convictions demeurent inchangées, mais elles ne sont plus viscérales. D'ailleurs, dans la nouvelle préface de 1872, Armand de Pontmartin, qui a perdu toutes ses amitiés littéraires dix ans auparavant, à la publication de ce roman, confesse avoir juste voulu faire la satire d'un désenchanté, sans méchanceté aucune, se réclamant logiquement des exagérations et du caractère parodique de la satire, quitte effectivement à exagérer quelques propos rapportés. C'est entre autres ceux prêtés à son ami Jules Sandeau qui a poussé ce dernier à rompre tout contact avec lui, ce dont Armand de Pontmartin semble très attristé.

Excès de naïveté ? Sans doute. Persuadé d'écrire là son dernier livre, Armand de Pontmartin a d'autant moins épargné les orgueils et les égos de ses amis écrivains qu'il mesurait toute l'inanité de son propre orgueil et de son propre égo, ceux d'un homme de lettres peu intuitif qui ne comprenait pas que la littérature ait besoin d'évoluer au-delà de la morale. Mais hélas, au moment de réaliser cette autocritique, Armand de Pontmartin a embarqué avec lui quantité de grands noms de la littérature, dont les survivants n'estimaient pas, à tort ou à raison, avoir eux-mêmes une place à y occuper.

Ainsi, si « Les Jeudis de Madame Charbonneau » sont un portrait cinglant et amer du milieu littéraire parisien, ils ne sont pas, comme on pourrait le croire, la revanche tardive d'un raté, mais simplement le témoignage naïf et certainement sincère d'un homme qui s'est beaucoup dévoué aux autres – qui continuait d'ailleurs à le faire en devenant maire – et qui, très logiquement, ne s'imaginait pas parler de lui sans parler d'eux, avec un souci d'authenticité et de réalisme qui n'a pas été vraiment compris. En ce sens, « Les Jeudis de Madame Charbonneau » forme un document à l'intérêt historique et littéraire certain. Cependant, ce livre est aussi le témoignage savoureux et profondément humain d'un intellectuel déçu par ses pairs, mais qui, pour autant, n'a jamais totalement cessé de les aimer.

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