À l’image de son confrère Jules Claretie, Arsène Houssaye fut un des grands noms, estimés, respectés et adulés, de la littérature du XIXème siècle, et l’un des piliers les plus honorables de l’école romantique. Issu d’un milieu bourgeois étriqué d’un petit village de l’Aisne, il fugua à 18 ans pour rejoindre le Paris bohème post-Hernani de 1832, où il va sympathiser avec la plupart des hommes de lettres de cette période, dont Jules Sandeau, Charles Baudelaire, Théodore de Banville, Heinrich Heine, Henry Murger, Victor Hugo et Jules Janin. Dès 1834, date de sa première publication sous le pseudonyme éphémère d'Alfred Mousse, Arsène Houssaye est déjà un écrivain de talent, mais surtout, et c’est ce qui fera sa gloire, c’est l’un des rares artistes de cette période à se vouloir un organisateur, un gestionnaire, bref un homme d’affaires ! Auteur d’articles et de nouvelles dans des organes de presse, il finira par en fonder un lui-même. Son très grand sérieux, son habileté à jongler avec des budgets souvent minces, qu’il sait décupler par d’habiles relations, - y compris amoureuses -, l’amenèrent a devenir, à seulement 36 ans, administrateur de la Comédie-Française, qu’il fera entrer dans le romantisme et la modernité, et qu’il enrichira aussi considérablement, en y investissement lui-même des sommes colossales, issues de spéculations immobilières. En 1856, sachant la Comédie-Française bien lancée sur ses rails, il revient à ses premières amours, la presse, dont il deviendra une sorte de magnat avant l’heure, possédant jusqu’à une douzaine de journaux de diverses sensibilités. Cette habileté à composer avec toutes les idéologies en un siècle politiquement tourmenté lui a permis de ne jamais être sacrifié lors d’aucun changement de régime. Devenu millionnaire, l’ancien bohème romantique se fit construire une villa aux allures de château à quelques rues de l’Arc-de-Triomphe. Puis, sur un caprice, il le fit raser et fit construire à la place un hôtel de type Renaissance, entouré d’un immense jardin fermé, qui était le théâtre de nombreuses orgies et bacchanales avec ce que l’on n’appelait pas encore la « jet-set ». Cette propriété colossale, fort coûteuse à entretenir, ne lui survécut pas longtemps, du fait de ses dimensions incompatibles avec l’évolution architecturale de la capitale. Elle fut finalement démolie dans les années 1910, et l’on put installer à son emplacement un pâté de maison entier, traversé par une rue, baptisée bien légitimement la rue Arsène Houssaye. En dehors de cette réussite sociale exemplaire, Arsène Houssaye a laissé le souvenir d’une œuvre littéraire abondante, rassemblant près de 80 ouvrages extrêmement variés, mais constitués en majeure partie d’études historiques d’une grande érudition, et de biographies de célèbres courtisanes ou salonnières. Son œuvre romanesque est plus occasionnelle, et souvent moins sérieuse, brossant des portraits plus ou moins libertins de jeunes filles perdues ou de comtesses dévoyées. « La Vertu de Rosine » (1852) est une bonne entrée en matière pour découvrir le style Houssaye : une grivoiserie inquiète, qui se tient souvent dans la suggestion élégante, évitant l’érotisme cru ou les situations vulgaires, et qui n’exclut pas le drame romantique ou la charge sociale. L’écriture est sobre, fluide, nerveuse même. Dans ses premières œuvres, elle surprend même par cette simplicité qui est rarement de mise chez les autres écrivains de l’école romantique. Pour autant, il s'agit vraiment d'un choix artistique : quand Arsène Houssaye se lance dans des paragraphes lyriques ou dramatiques, il sait se montrer en tragédien magistral. Car Arsène Houssaye est d'abord un représentant de l’école romantique, laquelle choquait les anciens par une prépondérance aux drames, aux chagrins, aux mortifications. C’est tout le talent de cet auteur d’avoir su concilier, en un travail littéraire homogène et personnel, l’hédonisme insouciant des littérateurs aristocrates du XVIIIème siècle, et le culte alors moderne des « orages désirés », propre à la jeunesse romantique, laquelle exigeait du sang et des larmes si l’on parlait d’amour. « La Vertu de Rosine » se veut une transposition moderne et parisienne de la « Justine » du Marquis de Sade, tout en exprimant des idées très différentes. Comme Justine, Rosine doit bien des infortunes à sa vertu, mais selon Arsène Houssaye, ce n’est pas, comme le pensait Sade, parce que la vertu n’est qu’une sotte introversion, mais parce que la vertu est perpétuellement souillée par ceux qui en prêchent l’exemple. « La Vertu de Rosine » se déroule presque exclusivement aux alentours de la place Maubert, dans le 5ème arrondissement de Paris. C’est aujourd’hui un quartier particulièrement cossu, où se trouvent le Panthéon et beaucoup de grandes écoles, dont la Sorbonne, l’École Normale Supérieure et le lycée Henri IV. Pourtant, jusqu’au lendemain de la Première Guerre Mondiale, ce quartier a été l’un des plus misérables et des plus sordides de la capitale. La place Maubert était, il y a à peine un siècle et demi, le point central des bas-fonds de la capitale, où vivaient de manière extrêmement précaire de pauvres ouvriers, de médiocres artisans, des mendiants et des voleurs. C’est donc là que vivait Rosine, 17 ans, fille aînée d’André Dumon, un tailleur de pierres, père de cinq enfants. La famille vivait tant bien que mal dans un petit réduit située dans une petite rue aujourd’hui disparue, la rue des Lavandières. Même en 1850, le métier de tailleur de pierres n’est déjà plus très recherché à Paris. André Dumon ne trouve que rarement de l’ouvrage, et fort mal payé. Comme tous les damnés de la société, il s’est réfugié dans une dévotion fanatique et sacrificielle, et a éduqué ses enfants en ce sens. Mais Rosine l’inquiète, car Rosine est très belle, extraordinairement belle, elle est semblable aux jeunes filles peintes par le peintre Jean-Baptiste Greuze, et a désormais l’âge où elle suscite des convoitises. Déjà, un ancien herboriste nommé Mahomet (?), habitant le quartier et enrichi par le mariage de sa fille avec un notaire, a repéré la jeune Rosine et propose à ses parents de l’embaucher comme dame de compagnie – une compagnie essentiellement nocturne et charnelle ; l’homme ne l’avoue pas, mais l’affaire est claire, et il est prêt à payer chaque mois à sa famille, pour l’exclusivité de la jeune vierge, une somme qui représente plus que ce qu’André Dalmon gagne en un an. Certes, le marché est abject, mais ce n'est pas tant sa nature qui écœure André Dumon que le déshonneur qui menace, et menacera encore longtemps, l’intégrité morale de sa famille. Il en veut moins à l’herboriste vicieux – qui est un riche, et donc un pervers – qu’à sa fille, certes innocente mais dotée d’une beauté qui ne pourra que la pousser tôt ou tard sur la pente de la courtisanerie, ce qui sera un déshonneur pour une famille de bons chrétiens. Et il commence alors à considérer avec désapprobation la pauvre Rosine, cette enfant trop vite grandie, et qui, à ses yeux, a déjà l’air de la catin qu’elle sera tôt ou tard. Son épouse, mesurant parfaitement le danger qui pèse sur Rosine, décide de lui faire quitter la maison familiale. Parce qu’elle est trop belle, Rosine se trouve soudainement seule, jetée à la rue à 17 ans, sans un sou en poche. Tragique mésaventure – et profondément injuste, car Rosine est toute entière imprégnée de la morale religieuse dans laquelle elle a été éduquée, et sa première décision est de trouver un travail honnête, comme ouvrière, et de donner l’intégralité de son salaire à son père, pour qu’il accepte de la reprendre dans le foyer. Mais pour une jeune fille sans expérience, à peine sortie de l’enfance, et dont les belles mains fines, qui ne demandent pourtant qu’à travailler, ne semblent pas faites pour cela, trouver un emploi n’est pas chose facile. Méfiante envers les hommes, elle se fiera surtout aux femmes qu’elle va rencontrer – ce qui se révèlera un mauvais calcul, car tant dans les milieux prolétaires que dans les milieux bourgeois, les femmes ne voient en cette petite princesse virginale qu’une proie de rêve à rabattre vers un puissant amateur de chair fraîche qui saura généreusement les récompenser. D’abord vendeuse de bouquets de violettes pour le compte d’une cantatrice déchue, La Harpie, elle sera ensuite embauchée comme domestique ou dame de compagnie dans des milieux bourgeois ou aristocratiques. Mais partout, où qu’elle aille, alors qu’elle ne demande qu’à gagner modestement et honnêtement sa vie, son employeuse cherche à l’amener à négocier ses charmes auprès d’une ou de plusieurs connaissances, et comme Rosine refuse obstinément cette corruption, elle est à chaque fois renvoyée avec perte et fracas. Belle mais pauvre, Rosine est en effet perçue comme riche d’une beauté éclatante dont elle s’obstine à se montrer avare, et dont on lui conteste la légitimité de ne pas en faire commerce. Rosine, pourtant, ne se sent pas spécialement belle, et pendant longtemps, ne se sent même aucune prédisposition à l’amour, fut-il honnête et chaste. Pourtant, un jeune garçon va éveiller ses sens. Elle le rencontre une première fois, alors qu’elle vend ses bouquets sur le Pont au Change. Il lui en achète un, paye pour cela une somme bien supérieure à ce qu’il vaut, et se montre surpris que Rosine tienne obstinément à lui rendre la monnaie. Néanmoins, il la trouve jolie, lui dit avoir le "béguin" pour elle, et lui propose, sur un coup de tête, de venir s’installer chez lui, rue de la Harpe. D’abord scandalisée, Rosine envoie promener ce joli garçon, mais reste troublée par sa déclaration. Elle a bien tort, car Edmond de la Roche dit assez régulièrement ce genre de choses à toutes les jolies femmes qu’il croise dans la rue, - mais comment la chaste Rosine pourrait-elle seulement l’imaginer ?... Toutefois, au fil de ses mésaventures professionnelles, Rosine recroise Edmond de la Roche ponctuellement, car il se promène souvent dans le quartier, et à chaque fois, ne s’offusquant pas que Rosine détourne la tête avec mépris, il lui réitère sa proposition de venir vivre avec lui. Après une dernière humiliation auprès d’une employeuse, à moitié par désespoir, à moitié par curiosité sensuelle, Rosine se décide à rendre visite à Edmond en bas de chez lui. Edmond n’est pas, on s’en doute, le Roméo de ses rêves, mais ce n’est pas non plus un méchant garçon. Lorsqu’elle se présente à son domicile, il comprend à quel point cette jeune fille est dans une grande détresse, et quand elle lui raconte ses malheurs, il en reste sincèrement ému et admiratif. Il tomberait volontiers fou amoureux de cette jeune fille si différente des autres, s’il était capable de n’aimer qu’une seule femme. En effet, Edmond La Roche, que Rosine prend pour un célibataire tardif en voyant son appartement désordonné, est en réalité un bohème insouciant, qui dilapide tranquillement son héritage familial. C’est un homme très beau, d’un caractère conciliant, aux manières douces et chaleureuses, mais c’est un caractère faible. Très sollicité par nombre de jolies femmes, il est incapable de leur dire non, surtout si elles se montrent très entreprenantes. De ce fait, il n’exerce aucune pression sur Rosine, respecte même son désir de rester chaste au début de leur relation, car lui n’a pas spécialement à l’être, et il ne manque pas de camarades de jeu. Il ne faut donc que quelques jours à Rosine pour découvrir qu’Edmond reçoit assez souvent, durant son absence, des jeunes femmes qu’il présente maladroitement comme ses "cousines", et qui regardent Rosine avec une goguenardise défiante et amusée. Le cœur brisé, Rosine s’enfuit de chez Edmond, et retourne enchaîner les petits boulots humiliants, dont il faut hélas partir dès qu’on lui fait des propositions équivoques. Le peu qu’elle gagne lui permet de louer un appartement discret quelques étages en dessous de celui d’Edmond, qu’elle ne parvient pas à oublier et dont elle est toujours amoureuse. Elle espère bien trouver une occasion de lui parler, mais celui-ci ne rentre jamais seul chez lui. Rosine décide alors d’en finir avec cette existence qui ne lui offre définitivement aucune perspective heureuse, mais avant cela, elle aimerait avoir un dernier entretien avec Edmond, et dépose auprès du concierge une petite enveloppe, avec à l'intérieur une lettre truffée de fautes d’orthographe, l’invitant à lui dire adieu ce soir avant qu’elle ne mette fin à ses jours au petit matin. Mais Edmond rentre chez lui fort tard, accompagné d’un groupe d’amis, bien après la fermeture de la loge, et ne reçoit la lettre que le matin, après une nuit blanche d’ivresse et d’orgie, et c’est un ami à demi-ivre qui commence à la lire à haute voix pour amuser les autres, jusqu’à ce qu’Edmond, brusquement horrifié et dégrisé, ne fonce jusqu’à l’appartement de Rosine et ne la découvre morte, empoisonnée par des doses massives de chloroforme. Cette fin dramatique est particulièrement bouleversante, et donne à ce court roman une dimension de tragédie grecque. Arsène Houssaye avait publié « La Vertu de Rosine » avec le sous-titre « roman philosophique », qui fut supprimé lors des rééditions. Si le mot "philosophique" était peut-être un peu fort, il n'en est pas moins vrai que l’auteur a voulu démontrer, via l’exemple de la mort tragique d’une jeune fille pure et innocente, que la société enseigne des valeurs auxquelles elle ne croit pas vraiment, des valeurs de façade, de convention, qui deviennent autant de murs sans issues contre lesquels se fracasse n’importe quelle innocence qui y croirait aveuglément. Libertin lui-même, Arsène Houssaye s’attaque moins ici à la rigueur morale qu’à une forme encore très actuelle de puritanisme hypocrite, qui n’impose ses tabous que pour mieux valider, en sous-main, la normalisation en toute discrétion de leur affranchissement, particulièrement dans un contexte, pourtant publiquement décrié, d’élévation sociale. La beauté de Rosine est perçue comme incongrue et tentatrice, dans toutes les classes sociales auxquelles la jeune fille se retrouve confrontée. Et cette scandaleuse beauté doit absolument devenir amorale afin de profiter aux nantis de la société, et de prendre ainsi sa juste place dans le camp du Mal. Toutefois, Arsène Houssaye reste lucide : en se représentant, tel qu’il était peut-être dans sa jeunesse, sous les traits d’Edmond de La Roche, il ne dissimule pas qu’il n’y a hélas rien à attendre non plus des libertins et des hédonistes, car ayant à la fois rompu avec l'ordre moral et avec tout rôle social, ils ne peuvent venir en aide à une personne en détresse morale ou psychologique. Il y a donc une étonnante part de subversion désabusée dans « La Vertu de Rosine », par le biais de la critique amère d’une morale que chacun juge bonne pour les autres, mais pas pour soi-même. Contrairement à la Justine de Sade, Rosine ne meurt pas parce qu’elle voulait rester vertueuse, mais parce que la société le lui interdit, sous le prétexte puritain et abject que la beauté doit être nécessairement asservie au vice afin de ne pas susciter l’envie ou la jalousie des autres, et pour que chacun puisse ressentir la joie farouche et odieuse de mépriser, - donc, par ce biais, de dominer moralement -, celle qui suscite l’adoration instinctive des sens, au sein d’une société mortifère, glorifiant stupidement la frustration et le sacrifice. C’est malheureusement au nom de cet orgueil, impérieux et rancunier, que l’on a toujours poussé au suicide – ou laissé mourir – toutes les Rosine qui fleurissent insolemment au milieu du fumier, qu'elles soient trop belles, trop intelligentes, ou simplement trop sensibles.
top of page
Dorian Brumerive
19 janv.9 min de lecture
40
Dorian Brumerive
14 janv.10 min de lecture
40
Dorian Brumerive
31 déc. 202411 min de lecture
30
Dorian Brumerive
11 déc. 202410 min de lecture
70
Dorian Brumerive
21 nov. 202411 min de lecture
60
Dorian Brumerive
15 nov. 202410 min de lecture
40
Post: Blog2_Post
bottom of page
Comments