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ARTHUR MATTHEY [ARTHUR ARNOULD] - « L’Étang des Sœurs Grises » (1880)


« L’Étang des Sœurs Grises » est l’un des romans les plus intenses et les plus inoubliables qu’il m’ait été donné de lire, et pourtant, sa lecture est malaisée sur bien des points, son intrigue est malsaine au possible, et la forme littéraire elle-même est déconcertante, à la frontière de plusieurs styles, et il s'en dégage étrangement une impression de cauchemar gothique, paranoïaque, fantastique et infernal. Il est difficile de comprendre toute la subversion de ce roman si l’on ne sait rien de la personnalité fantasque et insolite de son auteur, lequel n’était même pas à la base un écrivain, ni un homme de lettres. Arthur Matthey était en réalité le pseudonyme d’Arthur Arnould, l’un des artisans de la Commune de Paris, mais qui pourtant sembla être toute sa vie un homme se situant au croisement d’idéologies extrémistes et contradictoires, perdu dans des paradoxes intérieurs et enragés, que l’on retrouve précisément dispersés dans ce premier roman, signé initialement pour des raisons alimentaires, mais qui se révèle à la fois un pamphlet sinistre et un récit fébrile et délirant. Né dans la Moselle, Arthur Arnould est le fils d’Édouard Arnould, professeur agrégé de lettres au Collège de France, poète helléniste et latiniste à ses heures, prisé plusieurs fois par l’Académie Française, chevalier de la Légion d’Honneur, et marié avec une jeune femme issue de la haute-bourgeoisie suisse. On sait peu de choses de l’enfance et de la jeunesse d’Arthur Arnould, mais ce qui est sûr, c’est qu’il reçut une éducation bourgeoise, rigide et conservatrice qui l’étouffa rapidement. Les relations intrafamiliales furent suffisamment conflictuelles pour qu’il quitte assez jeune le foyer familial, épousant une jeune femme rencontrée on ne sait comment, Jeanne Matthey, et qui l’introduisit probablement dans des milieux politiques républicains. Ainsi, tandis que le père était adoubé publiquement par Napoléon III, le fils entrait dans un journalisme d’opposition, réclamant la chute de l’Empereur. Cette défiance familiale se termina cependant assez vite avec la mort, relativement précoce, d’Édouard Arnoult, en 1861. Arthur Arnould vécut donc, durant la dernière décennie du Second Empire,  dans la grandissante opposition républicaine, où il sympathisa avec beaucoup d’écrivains populaires ou naturalistes, comme le très prolifique Louis Noir ou le poète naturaliste Léon Cladel, auquel d’ailleurs il dédiera son premier roman. Tout comme ses confrères Henri Rochefort et Ulric de Fonvielle, Arthur Arnould n’était pas le moins du monde un homme du peuple. Leur engagement politique commun était bien plus motivé par la haine rancunière de leur milieu d’origine plus que par l’intérêt du prolétariat. Comme Henri Rochefort, Arthur Arnould était un dandy tiré à quatre épingles, qui avait tout rejeté de la bourgeoisie, sauf son goût vestimentaire. Il poussait même la coquetterie tellement loin qu’il s’attira quelques inimitiés parmi les factions prolétaires républicaines. Comme Henri Rochefort aussi, Arthur Arnould fut particulièrement actif pendant la Commune de Paris, et se vit arrêté, condamné puis banni par cette IIIème République qu’il avait si longtemps appelée de ses vœux. Il est vrai qu’elle fut confiée, pendant près d’une décennie à de vieux monarchistes convertis à l’Impérialisme, Adolphe Thiers et Patrice de Mac Mahon. En 1879, la France se dota enfin d’un président authentiquement républicain, Jules Grévy, dont l’une des premières mesures fut de prononcer une amnistie générale envers tous les ex-Communards, emprisonnés ou exilés. Arthur Arnould, qui avait passé toutes ses années d’exil à Genève, rentra donc en France et se reconvertit dans la littérature, à la fois sous son vrai nom, comme historien de la Commune de Paris, et comme romancier, sous le pseudonyme d’Arthur Matthey ou simplement A. Matthey, empruntant le nom de famille de son épouse. On lui doit une quinzaine de romans, quasiment introuvables de nos jours. Après la mort de son épouse en 1886, Arthur Arnould se rapprocha de l’ésotérisme et du catholicisme, par le biais de l’Ordre Martiniste, un courant théosophique quelque peu farfelu, mêlant catholicisme, judaïsme et occultisme. C’est donc ce personnage étrange, héritier d’une bourgeoisie chrétienne mais engagé dans l’anarchisme et l'ésotérisme, qui publia donc en 1880 cet édifiant roman : « L’Étang des Sœurs Grises ». Dans sa préface, Arthur Arnould présente son roman comme une « étude de mœurs » initiant une démarche littéraire qui se veut apolitique, jugeant que l’art et la littérature sont au-delà des idéologies. Une bien belle déclaration, dont on cherchera en vain la raison d’être, tant il n’y a rien de plus faux. « L’Étang des Sœurs Grises » est d’abord et avant tout un roman populaire, qui emprunte son intrigue au roman policier, et son style narratif au roman-feuilleton. C’est aussi un drame romantique, qui se complait dans le sordide et la folie, sous la double influence, pourtant contradictoire, du naturalisme et du symbolisme. Enfin, le terme « étude de mœurs » est d’autant plus impropre que rien dans cette intrigue n’est ni archétypale, ni même réaliste, et l’ambiance cauchemardesque qui y règne évoque même assez souvent des contes fantastiques ou des récits d’épouvante. En réalité, « L’Étang des Sœurs Grises » est ce que l’on appellerait aujourd’hui un "thriller", genre littéraire pourtant postérieur et américain, mais dont Arthur Arnould fut sans doute l’un des premiers à le préfigurer avec une aussi troublante prémonition. Le récit se passe, en grande partie, dans la région de Poitiers, au château du Roveray où vivent les familles Duclerc et Bissy. La fille cadette, Denise, doit épouser le célèbre artiste peintre Louis Bertrand. Celui-ci, la veille au soir de la cérémonie, se promène en compagnie de son ami écrivain Camille Richard dans le jardin du château, près de l’Étang des Sœurs Grises, lorsque les deux hommes entendent très nettement le bruit d’un corps qui tombe violemment dans l’eau. Il fait déjà sombre, et les deux amis se dirigent à l’aveuglette vers l’endroit d’où semble provenir le bruit de chute, mais si l’eau est encore troublée par quelques remous, les deux hommes ne voient personne, sinon, au loin, depuis l’une des fenêtres du château, la silhouette rêveuse et souriante d’Honorine, la sœur ainée de Denise.  Louis Bertrand alors raconte à son ami la curieuse légende attachée à cet étang : au Moyen-Âge, l’un des premiers comtes de Roveray était le père de sept filles qu’il gardait jalousement enfermées. Il mit à leur disposition comme domestique un petit page de 14 ans, en réalité plus dégourdi qu’il en avait l’air, et qui sut, par intérêt, éveiller à lui seul l’amour dans les sept cœurs des sept jeunes filles, lesquelles devinrent alors son harem soumis et consentant. Quand le comte appris quelles bacchanales se déroulaient entre ses murs, il fit pendre le petit page, et jeter son corps au fond de l’étang. Les sept jeunes filles le pleurèrent toute une journée, puis revêtant de discrètes robes grises, elles gagnèrent l’étang à la faveur de la nuit, et s’y noyèrent volontairement toutes les sept. Depuis, cet étang serait maudit, bien des gens par la suite s’y seraient noyés, sans qu’on retrouve toujours leurs corps. Fatalement, le bruit de ce plongeon sans corps évoquait à Louis cette lointaine légende, mais quand ils reviennent vers le château, ils cessent brutalement de plaisanter. Les résidents et les invités sont en panique. Denise, la future mariée, a disparu, et sa sœur l’aurait vu, depuis sa fenêtre, se jeter dans l’étang. On la chercha en vain : le corps ne fut pas retrouvé. Le lecteur est alors ramené à la naissance des deux sœurs, une vingtaine d'années plus tôt : Irma Duclerc était une très jolie femme issu d’un milieu très pauvre, qui se laissa épouser par un homme d’affaires laid et riche, qui lui assura son niveau de vie, et lui fit un enfant, la brune Honorine. Honorine n’était pas désirée, sa mère ne lui prodigua aucune affection. Elle lui accorda d’autant moins d’attention qu’elle entama un adultère passionné avec l'un des clients de son mari, le jeune et poupin comte de Roveray, blondinet souffreteux, dont elle eut un autre enfant, la blonde Denise. Mourant au bout de quelques années sans autre postérité, le comte de Roveray légua l’usufruit de son château et de sa fortune aux Duclerc, jusqu’à ce que Denise atteigne sa majorité et se marie. Elle serait alors la seule héritière du château, et les Duclerc seraient invités à déménager, tout en étant gratifiés d’une rente confortable. De par sa nature même, ce testament  révélait presque officiellement que Denise était la fille du comte de Roveray, mais M. Duclerc, en homme pratique, préféra ne voir dans cette situation que ses aspects positifs. Quant à Honorine, elle fut très tôt écartée. Sentant par un instinct que la petite Denise n’était pas semblable à elle, elle avait essayé de la tuer alors qu’elle n’était qu’un bébé. Sa mère, effrayée d’une telle intention chez une fillette d’à peine sept ans, l’avait claquemurée dans un couvent, où Honorine resta pendant treize longues années. Quand elle en sortit, elle ne put s’installer au château que pendant un bref moment, Irma Duclerc avait décidé de s’en débarrasser assez vite en la mariant avec un ami de son mari, le lieutenant Bissy, retraité de l’armée impériale, mondain et fortuné. Irma ayant fait un mariage d’intérêt pour obtenir une position sociale, elle ne savait imaginer mieux pour Honorine. En revanche, bien sûr, Denise, destinée à être millionnaire, aura le droit d’épouser l’homme qu’elle aime. Et cet homme, c’est Louis Bertrand, un artiste peintre dont Honorine s’était amourachée en premier, mais qui lui préfère sa sœur Denise, l’adorable Denise, doté du charme candide de celle qui a toujours été dorlotée, et qui déborde d’amour et de tendresse, même envers sa sœur Honorine qu’elle adore. Mais Honorine, sincèrement éprise de Louis Bertrand, révoltée de voir sa sœur bâtarde lui spolier aussi cette affection-là, va se transformer en un monstre de perversité qui, jouant dans un premier temps le rôle d’une future belle-sœur amicale, va espionner, traquer, voler les correspondances des deux promis, et inventer de toutes pièces une relation adultère cynique, dont la révélation brutale poussera la jeune et innocente Denise à se suicider en se jetant dans l’étang maudit. Dévasté par le chagrin, Louis Bertrand s’exile en Italie, mais Honorine, le traque, l’assiège, dort devant sa porte, jusqu’à ce qu’il lui cède. Finalement, la sœur maléfique se révèle, pour le jeune homme, la compagne idéale qui, dans un irrépressible besoin d’amour, se dévoue entièrement à lui. Mais ce bonheur sera de courte durée : l’ami de Louis, Camille Richard, que la passion intense d’Honorine met mal à l’aise, se demande si elle ne serait pas pour quelque chose dans le suicide de sa sœur, et il va commencer une enquête qui va le mener jusqu’à Gaston du Lys. Cet aristocrate décadent et joueur était là le soir où Denise a tenté de se suicider, il l’a suivie dans la nuit, et l’a sauvée au moment où elle allait se noyer. Gaston du Lys avait été auparavant payé par Honorine pour tenter de séduire d’épouser – et donc de ruiner, vu sa dépendance au jeu – la jeune Denise, mais ses efforts ont été vains.  Profitant du désordre mental de la jeune femme à peine sauvée des eaux, il s’est enfui avec elle, lui a procuré une nouvelle identité, et l’a épousée. Denise avait accepté ce changement de vie pour oublier sa douleur, persuadée que Louis Bertrand la trompait avec Honorine. Mais quand Camille Richard lui révèle que Louis et elle-même ont été manipulés par Honorine, la raison lui revient tout à fait et elle s’empresse de revenir retrouver Louis Bertrand pour tout lui avouer. Celui-ci, qui s’apprêtait à épouser Honorine, apprend horrifiée la vérité sur elle, et revient dans les bras de Denise. Une dernière lutte s’engage entre Honorine, sa sœur, Louis et Gaston du Lys, qu’il va bien falloir tuer puisqu’il refuse le divorce. Finalement vaincue, Honorine se laisse dépérir de chagrin. Sentant la mort venir, elle demande à Louis de lui offrir la dernière faveur d’une promenade en barque au centre de l’Étang des Sœurs Grises. Ils sont suivis à distance par Denise, devenue excellente nageuse, qui replonge dans cet étang où elle a failli mourir des années plus tôt, et ne quitte pas le couple des yeux, afin d'intervenir, si nécessaire. Hélas, il est trop tard. Honorine tient à sse venger de la vie entière qu'on lui a faite, et, soudain revigorée par la force surnaturelle de la malédiction de l’Étang des Sœurs Grises, elle emportera dans la mort l’homme qu’elle aime, et aussi celle qui voulait le lui ravir… L’intrigue de « L’Étang des Sœurs Grises » paraît aujourd’hui plus originale qu’elle ne l’était à son époque, où la rivalité fratricide ou sororale pour une même personne aimée était un ingrédient relativement répandu de la littérature populaire. Deux choses font cependant de ce roman une œuvre à part : d’abord son intensité dans la haine, dans la perversité et dans l'excès des semntiments. Le lecteur passe l’essentiel du récit, niché dans l’esprit haineux, névrosé, délétère d’Honorine, qui l’embarque dans chacune de ses combines, dans chacun de ces triomphes, dans sa volonté souveraine de faire le mal, de tuer sa sœur, et de briser le cœur de l’homme qu’elle aime. 500 pages dans cet esprit malade, psychopathe et déterminé, c’est quand même une sacrée épreuve pour un lecteur psychologiquement sain, même s’il n’y a rien à redire sur la qualité littéraire de l'ensemble. Le style d’Arthur Arnould est fluide, sobre, mais soigné, et d’une grande richesse de détails sur la psychologie des personnages. Tout cela fait qu’indépendamment de la qualité de l’ouvrage, sa lecture nous plonge dans la tension et la souffrance permanentes d'Honorine, y compris dans l’accomplissement de sa folie. Par exemple, lors d’une scène dans le jardin du cha^teau, où Honorine cherche à récupérer une lettre de Denise dans la poche de la veste de Louis, lequel lui tourne le dos pour s’en aller, elle place alors volontairement son pied dans un trou dénivelé du sol, et d’un brutal geste de la jambe, elle se brise volontairement la cheville. Tout cela pour retenir Louis, qui s’est précipité vers elle, l’ayant entendu crier, et qui examine sa blessure, tandis que luttant contre la douleur atroce qui lui vrille la jambe, la main d'Honorine se glisse dans la veste du jeune homme pour se saisir de la lettre de Denise, lettre où elle puisera des détails qui lui serviront à faire croire plus tard à sa soeur que Louis lui lisait ses lettres niaises après avoir fait l’amour avec Honorine. Et Arthur Arnould de vanter, dans cette scène, l’intelligence, la détermination et la force morale de son héroïne… C’est là que se situe la deuxième particularité de ce roman, qui est aussi la plus gênante : Honorine est un monstre de perversité, cela ne se discute pas, car son appétence sentimentale et sa rancune contre sa sœur en font une créature cruelle et glaciale, insensible aux sentiments humains, même aux siens propres quand ils s’écartent de l’objectif de vengeance. Elle n’utilise son charme et son intelligence que pour faire le mal, faisant du lecteur le témoin horrifié cette quête destructrice. Seulement voilà : Arthur Arnould est indéniablement amoureux de son personnage, il lui trouve des excuses, des justifications, des qualités même qu’une femme moins cruelle, moins délaissée, moins « damnée-de-la-terre » n’aurait pas à ses yeux. Et donc, l’auteur qui prétendait ne pas faire de politique, recourt ouvertement à la politique pour justifier ce personnage qu’il aime, qu’il comprend et qu’il veut nous faire accepter... de gré ou de force. Car Honorine est seulement à ses yeux la fille légitime d’une famille corrompue. Une femme spoliée, et spoliée de tout : d’amour, d’argent, de sa jeunesse et de son avenir, - et à ce titre, Arthur Arnould affirme avec force que celle qui a été privée de tout, a le droit de prendre sa revanche sur celle qui n’a jamais manqué de rien, qu’il y a même là une justice sociale qui va bien au-delà de la morale, et qui ne souffre même aucun questionnement de cet ordre. Le rapprochement avec la légende des Sœurs Grises accentue encore ce sentiment que le sang des victimes justifie toujours que l’on fasse couler encore plus de sang, même si c'est celui des innocents. Ni pardon, ni pitié : seulement une justice expéditive, irréfléchie, souveraine.  Ainsi, même si l’amour de Denise est plus fort que le sien, Honorine prend tout de même sa revanche en entrainant Louis et Denise dans la mort avec elle, dans une scène qui, là aussi, préfigure celle, du siècle à venir, d’un film d’horreur anglo-saxon. De ce fait, si « L’Étang des Sœurs Grises » est véritablement un chef d’œuvre - d’autant plus remarquable qu’il s’agit ici d’un premier roman ébouriffant de maîtrise et de puissance dramatique -, il n’en est pas moins le portrait cathartique et douloureux d’un cerveau malade, rédigé par un cerveau sans doute à peine moins malade, dont l’héroïne adulée se veut une incarnation de la pensée anarchiste, condamnée à vaincre où à détruire, sans la moindre once de remord, persuadée du droit divin de son orgueil égoïste. Qu’un tel roman ait pu passer le cap d’une censure encore vigilante en 1880, cela dépasse l’entendement. Mais cependant, il faut bien admettre que « L’Étang des Sœurs Grises » est une œuvre qui, presque un siècle et demi plus tard, n’a rien perdu de sa révolte cruelle, de sa subversion, et où l’auteur a su mettre à plat une rage intérieure et une haine sociale que l’on sent dans chacune de ses phrases, sans pour autant qu’il y ait, à aucun moment, un prosélytisme idéologique clair. C’est un roman passionnant et dérangeant, que le temps semble avoir miraculeusement épargné, qui mériterait certainement d’être exhumé de son tombeau, mais qui ne serait véritablement pas à mettre entre toutes les mains, tant sa haine viscérale et nihiliste ne correspond que trop bien à certains égarements idéologiques, spirituels ou même terroristes, du XXIème siècle.         

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