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CHARLES LUCIETO - « L'Espion du Kaiser » ["La Guerre des Cerveaux", Tome 5] (1929)


De l'auteur de cette série hallucinée de 11 récits publiée sous le titre « La Guerre des Cerveaux », on ne sait que peu de choses : sous le pseudonyme de Charles Lucieto se cachait prétendument un espion – ou plus probablement un ancien espion – dont l'identité demeure mystérieuse. Entre 1926 et 1932, à un rythme indéniablement frénétique, Charles Lucieto publia l'intégralité de sa série « La Guerre des Cerveaux » aux jeunes éditions Berger-Levrault, alors spécialisées dans les ouvrages de guerre ou d'aventures. Le succès fut remarquable pour un petit éditeur, et la plupart des livres de ce cycle furent traduits en anglais, en espagnol et en italien. Les italiens d'ailleurs identifient formellement Lucieto comme le journaliste Xavier de Hautecloque, qui fut l'un des premiers à s'inquiéter de la montée du Nazisme et mourut empoisonné en 1935 par un espion allemand. Le rapprochement est effectivement troublant, dans le sens où la série s'interrompt au moment où Xavier de Hautecloque commence à enquêter sur Adolf Hitler. Néanmoins, vu la publication très rapprochée de ces livres, il est beaucoup plus probable que Charles Lucieto fut un "house name", un pseudonyme collectif qui devait inclure Xavier de Hautecloque et quelques autres signatures régulières de l'éditeur, dont Jean d'Agraives et Pierre Mariel. Cette théorie est confortée par le fait que « En Missions Spéciales », premier volume de « La Guerre des Cerveaux » est un ouvrage plutôt journalistique, narrant par le biais d'anecdotes les différentes histoires et techniques d'espionnage et de contre-espionnage des services secrets de France et d'Allemagne pendant la guerre, et probablement écrit seulement par Xavier de Hautecloque. Mais très vite, la série évolue vers le romanesque ou plus exactement vers le "roman documentaire", sorte de récit feuilletonesque ouvertement imaginaire, au rythme trépidant, abondamment illustré de photos des différents personnages (certains étant des acteurs réels de la Première Guerre Mondiale, d'autres étant supposées être des photos d'espions, certaines étant assez visiblement retouchées au stylo ou à la gouache), le tout formant les prémisses du roman d'espionnage français. Néanmoins, la différence de ton et de concept entre chaque volume laisse effectivement penser à des auteurs multiples. Autre détail troublant : chaque livre repose originellement sur l'interview par l'auteur d'un véritable espion, dont l'identité réelle est cachée dans le premier volume, puis ensuite révélée comme étant un anglais du nom de… James Nobody. La parenté avec le nom du plus célèbre des espions de la littérature est fort troublante, bien que ce James Nobody précède de près de plus d'un quart de siècle l'agent 007. Ian Fleming avait-il lu Charles Lucieto ? Il n'est pas absurde de le supposer, puisque Lucieto fut traduit en anglais, alors que Fleming sortait à peine de l'adolescence… « L'Espion du Kaiser » est le cinquième livre de la série « La Guerre des Cerveaux », et il se présente clairement comme un ouvrage de fiction inspiré de faits réels. Après une courte introduction, montrant Charles Lucieto rendant visite à James Nobody, l'écrivain l'interroge sur le cas particulier de Hans Fuchs, un espion allemand qui donna bien du fil à retordre aux services secrets britanniques. Aussi, en dépit de quelques douloureuses hésitations, James Nobody commence à raconter sa longue traque de l'Espion du Kaiser, et Charles Lucieto transcrit son récit à la première personne. Tout commence avant-guerre par un étrange cambriolage au ministère, où quelques dossiers sont subtilisés dans un coffre dont très peu de gens sont informés de la nature des documents qui y sont gardés. Bien que camouflé en cambriolage ordinaire, il apparait évident que le malfaiteur savait ce qu'il cherchait, et avait donc un complice dans l'entourage immédiat du ministre. On ne tarde pas à soupçonner et à arrêter Edward Berrydale, le secrétaire particulier d'un ministre. Reconnaissant les faits mais refusant de dire pour qui il travaille réellement, Berrrydale est condamné à dix ans de travaux forcés. Dix ans plus tard, donc, alors que l'Angleterre vient d'entrer dans la Première Guerre Mondiale, Berrydale est libéré, mais il est aussitôt pris en filature par James Nobody, qui a pour mission d'identifier les contacts étrangers d'Edward Berrydale, afin de débusquer ses commanditaires. Berrydale s'installe dans un petit hôtel miteux. Grâce à la complicité du détective de l'hôtel, James Nobody obtient la chambre située au-dessus de celle de Berrydale. C'est le début d'une succession frénétique et volontairement confuse de drames divers, meurtres, tentatives de meurtre, entre les quatre murs d'un hôtel où les assassins guettent derrière les portes, où les ascenseurs sont truqués, où des fils de nylon tendus au milieu des escaliers entraînent des chutes mortelles. Les cadavres s'amoncèlent, on trouve dans leurs poches des armes redoutables et du cyanure, et au final, Berrydale et le détective de l'hôtel sont abattus par un certain Willy Jones, un homme de main au casier judiciaire déjà chargé. Ramené au plus proche commissariat, alors qu'il est interrogé, Willy Jones est victime d'une tentative de meurtre au sein même des bureaux, par un tueur professionnel qui est rapidement abattu par les policiers. Blessé d'une balle à l'épaule, Willy Jones comprend que ses employeurs veulent se débarrasser de lui, et il balance tout à la police britannique en échange de sa protection : il travaille pour un redoutable espion allemand : Hans Fuchs. Hans Fuchs vit à Londres, il se dissimule sous la fausse identité d'un petit commerçant. Mais informé des poursuites contre lui, il a déjà quitté son magasin quand la police débarque, non sans laisser des petites lettres ironiques à destination de James Nobody. La traque se déroule ensuite dans différents quartiers de Londres, mais partout où Nobody croit dénicher Hans Fuchs, celui-ci a laissé derrière lui des cadavres ou des bombes, et toujours une petite lettre ironique. Hans Fuchs parvient même à s'infiltrer chez James et à verser dans sa bouteille d'alcool un poison violent, que l'estomac de James, très entraîné, parvient tout de même à digérer. Mais une fois remis, Nobody a une idée magistrale : Hans Fuchs a voulu empoisonner James ? Laissons-le croire qu'il a réussi. Les journaux sont immédiatement informés de la mort du "célèbre" agent secret James Nobody, un simulacre de funérailles est organisé, et Hans Fuchs, satisfait du devoir accompli, s'embarque pour l'Allemagne. Ce qu'il ignore, c'est qu'il est suivi à la trace : James Nobody est à ses trousses, déguisé en paysan allemand. Il prend contact avec un agent français sur place, le Comte de Nys, puis avec un agent double des services secrets danois, infiltré parmi les services secrets allemands, Harald Haraldsen. Après une tentative avortée de capturer Hans Fuchs, lequel parvient miraculeusement à s'échapper en égorgeant son geolier, James Nobody va découvrir qu'Hans Fuchs n'est rien moins que le grand patron des services secrets allemands : il est l'espion personnel du Kaiser, il est l'homme de génie et d'influence qui est à l'origine de la plupart des victoires allemandes. Mais Hans Fuchs a un rival : von Glauber, qui n'admet pas ses méthodes peu orthodoxes et sa façon de risquer sa vie en s'exposant. James Nobody comprend que pour isoler et neutraliser Hans Fuchs, il faut affaiblir son influence, et donc appuyer celle de von Glauber. Il met donc en place une stratégie complexe, en partenariat avec l'Angleterre, afin de fournir à Hans Fuchs une occasion de se saisir d'un stock d'armes dans un entrepôt hollandais, mais ce stock ne compte en réalité que des armes sabotées, conçues pour cesser de fonctionner avec quelques minutes d'usage. Le désastre qui s'ensuit jette une opprobre sur Hans Fuchs, soupçonné par le Kaiser d'être un agent double. Néanmoins, malgré leurs précautions, James Nobody et le Comte de Nys sont rapidement repérés par Hans Fuchs, et bientôt, des milliers de soldats sillonnent les routes et les villages pour traquer et s'emparer des deux espions occidentaux, lesquels sont obligés de se cacher chez l'agent danois, dont la couverture est encore ignorée des Allemands. Mais toute opportunité de quitter l'Allemagne leur est bientôt impossible. Il faut que leur stratégie réussisse, que Hans Fuchs tombe d'une manière ou d'une autre, faute de quoi ils périront tous dans très peu de temps… « L'Espion du Kaiser » repose donc sur une intrigue basique et quelque peu éculée, même s'il faut garder à l'esprit qu'elle ne l'était pas à sa sortie. Ce qui prolonge en tout cas l'intérêt de ce roman, c'est qu'il n'est pas écrit comme un roman d'espionnage, mais comme un roman-feuilleton du XIXème siècle, théâtral et paranoïaque, parsemé de dialogues délirants et de situations rocambolesques, avec une touche bien sanguinaire de Grand Guignol. Se voulant "documentaire", c'est-à-dire inspiré de personnages et de faits réels – certains dialogues sont imprimés en italique, suggérant qu'ils sont authentiques -, « L'Espion du Kaiser » est en réalité une série B avant l'heure, qui dans sa première partie emprunte beaucoup à « Fantômas », et dans sa seconde partie, préfigure quelque peu « La Grande Vadrouille ». Il en résulte donc qu'en dépit du caractère dramatique de l'intrigue et du sérieux des personnages, « L'Espion du Kaiser » apparait, de manière paradoxale et surréaliste, comme la parodie d'un genre littéraire qui, pourtant, n'existe pas encore et qu'il contribue d'ailleurs à créer. Pour autant, ne mettons pas en doute les compétences de l'auteur – en lequel d'ailleurs, bien que je ne puisse le certifier, il me semble reconnaître la plume fluide et vivace, très caractéristique, de Jean d'Agraives -, car il y a un je ne sais quoi de parfaitement ironique dans la rédaction de ce roman, soit que l'auteur ait essayé de conférer une touche british à ce récit pourtant très français, voire franchouillard; soit plus probablement qu'il se soit beaucoup amusé à l'écrire. L'important, c'est que l'on s'amuse tout autant à le lire, tant le récit est bien mené, sans temps morts, par un narrateur chevronné qui mettait l'art séculaire du roman-feuilleton au service d'une littérature de l'avenir. Classique de forme, donc, quoique peu prévisible, soigneusement alambiqué à défaut d'être réellement cérébral, riche en rebondissements cocasses malgré son volume modeste (244 pages à peine), « L'Espion du Kaiser » est un bel exemple de littérature populaire accessible mais exigeante, farfelue mais astucieuse, menée d'un train d'enfer par un conteur déchaîné et quelque peu blagueur. Ajoutons à cela une iconographie soignée : photos grossièrement retouchées ou caricaturales des personnages du roman, grille de décodage de messages secrets, carte topographique du Canal de Suez (???) - juste parce qu'un des personnages en parle -, photo d'un groupe de cosaques visiblement prise au XIXème siècle (il y a quelques espions russes dans le récit), etc, etc… Bref, autant de petites fenêtres picturales et imaginaires qui donnent une prétendue crédibilité à un récit qui n'en a strictement aucune (James Nobody, dans ce roman, devient directement responsable de la défaite de l'Allemagne dans la Première Guerre Mondiale). Dommage que la qualité des reproductions photographiques soit médiocre, mais si ce n'était pas le cas, on verrait encore davantage les retouches au stylo et au pinceau, sans doute effectuées pour transformer une photo du beau-père de l'auteur ou d'un voisin de l'éditeur en général allemand ou en agent de la Tcheka. Après tout, le système D, c'est le B.A.-BA de tout espion qui se respecte ! (Ci-dessous, quelques unes des photos - retouchées - et illustrations tirées de l'ouvrage)








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