top of page

DR GRANDIER-MOREL [LÉO TAXIL & MARC MARIO] - « Voyages d’Étude Physiologique Chez Les Prostituées Des Principaux Pays du Globe » (1901)


Sous ce titre ronflant d’étude sociologique, se dissimule en réalité l’une des très nombreuses fumisteries littéraires fomentées par la scandaleuse fratrie libertaire de la Belle Époque, Gabriel et Maurice Jogand, deux hommes de lettres marseillais qui ont fait preuve, entre les années 1880 à 1905, d’une inspiration prolifique et débridée, quoique fort difficile à lister dans son intégralité, du fait que ces deux écrivains n’ont absolument rien publié sous leur propre nom, recourant en permanence à des pseudonymes. Gabriel Jogand utilisa principalement le nom Léo Taxil jusqu’en 1900. Vigoureusement anticlérical et anarchiste décomplexé, on lui doit près d’une trentaine d’essais visant à attaquer, souvent par la diffamation et la calomnie, les institutions à caractère religieux, ainsi que les personnalités cléricales, particulièrement les papes. Son ouvrage de référence, ardemment recherché par les bibliophiles dans sa version illustrée, est « La Bible Amusante » (1882), une sorte d’interprétation des Saintes-Écritures sous une forme voisine du célèbre Almanach Vermot. Certains ouvrages illustrés de François Cavanna, comme « Les Aventures de Dieu » (1971) et « Les Aventures du Petit Jésus » (1973), en sont directement inspirés. Le style de Léo Taxil est immédiatement reconnaissable : son écriture est fluide, vivace, intelligente quoique ponctuée de formulations étranges ou brinquebalantes. Contrairement à d’autres auteurs anticléricaux, Léo Taxil n’est pas un écrivain agressif : il se donne toujours un peu la forme d’un essayiste neutre qui, petit à petit, enfonce son lecteur dans des théories scabreuses, d’une manière très normative, banalisant les égarements de l’église dans un esprit : « On sait bien que tout ça ne date pas d’hier ». Au lieu de dénoncer abruptement la corruption du clergé, il en parle avec légèreté, d'un ton persifleur, volontiers ironique. Sur bien des plans, ses livres restent étonnamment modernes dans leur forme, car ils se rapprochent beaucoup de la rhétorique des actuels théoriciens conspirationnistes. Ce prosélytisme adroitement biaisé lui a évité bien des ennuis, mais pas totalement. Dès son premier ouvrage, autoédité, « À Bas La Calotte » (1879), Léo Taxil fut attaqué par le clergé. Le talent et la bonhomie du personnage lui attireront dans un premier temps la clémence de la Justice. Mais « Les Amours Secrètes de Pie IX » (1881), un roman-feuilleton de plus de 2000 pages, révélant les aventures sexuelle secrètes et torrides du pape Pie IX, qui venait de disparaître, faillit lui rapporter des années de prison. De plus en plus menacé, Léo Taxil s'efforça de varier ses sujets, mais se complût obstinément dans la calomnie : il s’attaqua longuement à la franc-maçonnerie dans un ouvrage parfaitement absurde, mais qui fut longtemps tenu pour authentique, « Les Mystères de la Franc-Maçonnerie Dévoilés » (1886), où il prêtait à la moins secrète des sociétés secrètes une parenté avec les sectes lucifériennes. L’immense succès que connût cet ouvrage – paradoxalement auprès d’un lectorat plutôt chrétien – lui en inspira une dizaine d’autres de la même veine. Petit à petit, son goût permanent pour le blasphème lassât le public de la Belle-Époque, ce qui ne permit plus à Léo Taxil de maintenir à flots la Librairie Anti-Cléricale, sa propre maison d'édition. C’est alors qu’il s’acoquina avec un libraire parisien, Pierre Fort, dont on sait hélas peu de choses, sinon qu’il possédait deux petites librairies à Paris, au 19 et au 46 rue du Temple. À partir de 1893 et 1894, les deux hommes fondèrent les éditions Pierre Fort, dont il semble que les œuvres furent surtout vendues par correspondance; seul un catalogue était présenté dans les librairies de Pierre Fort. On retrouve d'ailleurs ce catalogue grandement détaillé au début et à la fin de tous les ouvrages des éditions Pierre Fort. Léo Taxil y réédita toutes ses œuvres passées, tout en y ajoutant de nouveaux livres, parmi lesquels une série d’ouvrages particulièrement racoleurs sur la prostitution, rassemblés sous le titre générique « Le Pèlerin de Cythère » (L'île de Cythère, située à l'extrême sud de la Grèce, est citée dans la « Théogonie » d'Hésiode comme vouant un culte prononcé à la déesse Aphrodite), et signés sous le pseudonyme du Docteur Grandier-Morel (probable jeu de mot avec « Grand Immoral »). Son frère aîné, Maurice Jogand, était, sur bien des plans, une personnalité tout à fait différente. Déjà, ce n’était pas un polémiste ou un provocateur, c’était un véritable romancier populaire, plus socialiste qu’anarchiste, qui utilisa principalement le pseudonyme Marc Mario. Il a signé quelques grandes œuvres du roman-feuilleton policier, dont une série de cinq romans coécrits avec Louis Launay, et consacrés à François Vidocq, ex-forçat et fondateur de la police d’état moderne. On lui doit surtout un impressionnant roman-fleuve historique et policier en trois tomes, « La Bréban Ou Le Courrier de Lyon » (1897), publié sous le pseudonyme de Maxime Valauris, et revenant sur la célèbre affaire du Courrier de Lyon, le tout premier hold-up d’une diligence, organisé en 1796 pour s'emparer de la paye en partance pour les soldats français guerroyant en Italie. Maurice Jogand était un excellent écrivain, au style précis, détaillé, pétri d’humanisme et de compassion (laïque), notamment envers les filles du peuple et les ouvrières. Alors que Léo Taxil était un chroniqueur mythomane, peu empathique, maniant l’ironie froide et l’humour noir, Maurice Jogand s'efforçait d'être au contraire un conteur très émouvant, rarement ironique et négatif, préférant un humour bon enfant, sain et populaire. C’était un véritable utopiste du prolétariat. On ne s’étonnera donc pas que les frères Jogand aient mené deux carrières parallèles en ne collaborant que très rarement, du moins officiellement. Entre 1894 et probablement 1902 ou 1903, les éditions Pierre Fort publièrent une centaine de romans, d’essais ou de recueils de chroniques sur les sujets les plus scabreux. La prostitution en faisait bien évidemment partie, tant pour son caractère immoral que pour son arrière-plan politique : les prostituées étaient des « damnées de la Terre » que l’État persécutait ponctuellement et que le clergé traitait en créatures diaboliques. Sous le pseudonyme du Docteur Parent-Duchâtelet (jeu de mots évident avec la prison du Grand Châtelet, où les prostituées illégales étaient enfermées), Maurice Jogand avait déjà co-écrit avec Léo Taxil « Vénus Devant Esculape » (1899) et publié à lui seul « La Syphilis chez les Prostituées » (1900), deux études sur les ravages des maladies vénériennes chez les filles publiques, dénonçant la négligence de l’Etat à leur venir en aide – un sujet qui inspirera plus tard, au grand écrivain naturaliste Victor Margueritte, son tout premier roman, « Prostituée » (1905). « Voyages d’Étude Physiologique Chez Les Prostituées Des Principaux Pays du Globe » (1901) fait donc suite aux deux autres ouvrages sur la prostitution, même s’il est principalement écrit par Léo Taxil, et donc, parfaitement farfelu. D’entrée de jeu, le lecteur réalisera que ces « principaux pays du globe » se résument d'abord au Royaume-Uni, lequel phagocyte 230 pages sur les 320 que compte cet ouvrage. Léo Taxil y reprend principalement les arguments d’une autre mystification littéraire, « Les Scandales de Londres » (1885) de l’anglais William Thomas Stead, rédacteur-en-chef du Pall Mall Gazette, qui avait fait un scandale retentissant avec ce livre révélant de prétendus trafics abjects de prostitution enfantine à Londres, et y mêlant des membres de L'Armée du Salut. En réalité, le vertueux délateur de cette corruption était lui-même l’amant corrompu d’une jeune prostituée, dont il avait pris les délires mythomanes pour argent comptant. Son livre avait été cependant traduit en français dans l’année par l’éditeur Édouard Dentu, dans une perspective ouvertement anglophobe, jouant sur l'idée préconçue que de telles perversités ne peuvent exister que dans les pays protestants. C’est donc plus ou moins à partir de cet ouvrage délirant que Léo Taxil s'efforce de décrire une Angleterre dont pratiquement toutes les jeunes filles pauvres sont des prostituées actives et décadentes. William Thomas Stead jouait au moins la comédie de la vertu outragée : Léo Taxil ne se donne pas cette peine. Il va assez loin dans le graveleux, prétextant une visite guidée en compagnie de son cousin britannique Geo (pour "George" sans doute) dans les bas-fonds de Londres, en prenant soin de donner toutes les bonnes adresses et les noms des rues où l'on est sûr de trouver de la chair fraîche, tout en laissant entendre que si ces très jeunes filles sont victimes de vils exploiteurs, elles n’en prennent pas moins goût à la chose, et sont même tout à fait enthousiastes à se livrer aux turpitudes sexuelles. Léo Taxil a beau se faire passer pour un médecin, son regard sur la prostitution n’est ni médical, ni même distancié. Il n’hésite pas à suivre les demoiselles dans leur chambre, puisqu'il faut bien aller jusqu’au bout du reportage, n’est-ce pas ?... D’ailleurs, il ne manque pas de décrire, avec précision, la tenue des intérieurs de ces demoiselles, le mobilier en vogue, le confort du lit, et autres détails réalistes. Le docteur assure qu’au dernier moment, il n’a pas consommé et a juste interviewé les prostituées avec lesquelles il est monté; on n’y croit évidemment pas un seul instant. Ce portrait complaisant et un peu malaisé change totalement de ton et de style, lorsqu’il s’agit de se pencher sur le cas de la ville d’Edimbourg, où l’on devine aisément que c’est Maurice Jogand qui a pris la plume – et une très belle plume, très poétique, qui évoque non seulement la ville elle-même sur un plan culturel, avec des mots tout à fait lyriques et enthousiastes, mais se penche sur le cas précis d’une jeune prostituée, Evelyn, orpheline placée comme domestique chez des aristocrates, et dévoyée par ceux-ci (forcément), puis tombée petit à petit dans le "ruisseau", comme on disait du temps où il y avait encore des ruisseaux en ville. Evelyn est la seule figure qui se détache parmi les nombreuses tapineuses sans noms et sans visages évoquées dans ce livre, et Maurice Jogand lui donne vie avec beaucoup de talent et de réalisme. Les deux frères se partagent ensuite les chroniques forcément mal équilibrées, du fait de leur différence de style, sur la Belgique, la Hollande et quelques pays nordiques, avant que Léo Taxil ne reprenne totalement la main et, conscient qu’il n’est pas très réaliste de prétendre avoir fait le tour de la Terre juste pour aller étudier les prostituées, sort de son chapeau de magicien un manuscrit de 3000 pages signé par le célèbre médecin Guilbert de Préval, qui lui aurait donné une autorisation spéciale pour citer ses écrits. C’est d’autant plus surprenant que si Guilbert de Préval a réellement existé, il est mort un siècle auparavant, et n’a laissé aucun écrit. Guilbert de Préval était un médecin normand ayant fait parler de lui en 1771, prétendant avoir trouvé un remède miraculeux contre la syphilis, constitué d’eau « fondante » (???) et de « sublimé de chaux » (???). Son remède fut décliné en pilules, vendues sous le nom de "Pilules Préval", lesquelles firent sa fortune. Il fallut attendre 1777 pour que la Faculté de Médecine de Paris dénonce le charlatanisme du docteur Guilbert de Préval, et fasse interdire la vente de ses pilules, ainsi que son droit d’exercer la médecine. Hélas, enrichi par une clientèle qui était rapidement morte en se croyant guérie, l'escroc ne fut pas poursuivi et disparut par la suite, changeant sans doute de nom et de villégiature. Il est néanmoins peu probable qu’il ait confié, 130 ans plus tard, le récit de ses explorations péripatéticiennes à Léo Taxil. Néanmoins, c’est à partir de ce manuscrit imaginaire que, soit en paraphrasant l’auteur, soit en citant directement Guilbert de Préval, Léo Taxil renseigne son lectorat sur les mœurs, en matière de prostitution, des autres pays d’Europe, à l’exception bien entendu de la France elle-même, censée être beaucoup plus saine sur ce plan-là que le reste du monde. Le lecteur ne manquera pas de remarquer que Guilbert de Préval écrivait exactement comme Léo Taxil, et que les deux hommes avaient le même humour, la même ironie à froid, et surtout, la même ignorance viscérale des pays dont ils parlent. Le point de non-retour est atteint lors d’un prétendu récit de Guilbert de Préval chez les Esquimaux, où en tant que prestigieux touriste occidental, il est invité à passer chaque nuit avec une des femmes de la tribu, et à leur faire des enfants, ce qui nous éloigne tout de même un peu de la prostitution. La description débridée, farfelue et volontiers condescendante, même si elle n’est pas directement raciste, des charmes des femmes esquimaux, lesquelles selon l’auteur, se lavent avec leur propre urine, est un peu choquante à lire, d’autant plus que Léo Taxil, sous le masque de Guilbert de Préval, s’abandonne à des détails grivois d’une grande balourdise qu’il estimait, sans doute, ne pas pouvoir sortir de la bouche du soi-disant Docteur Grandier-Morel. Ceci dit, Léo Taxil a aussi publié, à peu près à la même époque, deux romans pornographiques d’une grande crudité sous le pseudonyme de Prosper Manin. Ceci explique cela. Pourtant, malgré tout, on referme ces « Voyages d’Étude Physiologique Chez Les Prostituées Des Principaux Pays du Globe » avec un assez grand sentiment d’amusement. Il est vrai que 120 ans plus tard, la fumisterie de cet ouvrage ne fait véritablement aucun doute, ce qui n’était peut-être pas le cas à sa parution. Cependant, ce serait mentir que de prétendre que les auteurs ont véritablement voulu tromper leur monde. À de nombreuses reprises, Léo Taxil se fend de quelques "punchlines" cyniques, quelques anecdotes comiques, sans rapport direct avec le sujet, qui révèlent plus ou moins l’ouverture à une sorte de connivence avec ceux qu'il sait être ses lecteurs habituels. Une publicité au lettrage immense pour « Les Amours Secrètes de Pie IX » est curieusement placée juste en face de la première page du livre, comme si on voulait faire comprendre qu’il s’agit bien du même auteur. Il est probable que, pour dépister quelque peu la censure, Gabriel et Maurice Jogand aient jugé plus prudent d’endosser des costumes de docteurs, et de présenter leur œuvre comme une étude. Mais cette mascarade semble surtout s’adresser à ceux qui ne liront pas le livre. Une fois que l’on en a commencé la lecture, les auteurs lèvent ponctuellement un coin du voile, et quelque chose de l’amusement profond des deux frères à jouer leur comédie d’étude physiologique, demeure dans leur ouvrage, lequel n'est rien de plus qu'une œuvre insolente et provocatrice, qui prend simplement un plaisir trouble – qu’elle entend bien partager avec ses lecteurs – à piétiner allègrement les convenances. C’est peut-être parfois un peu limite, à d’autres moments au contraire un peu bâclé, mais au final, c’est simplement une mystification joyeusement anarchiste, costumée en thèse médicale, et rédigée par deux vieux enfants mal élevés qui ont dû sans doute bien rire en imaginant cette farce gauloise. Il faut donc véritablement lire comme une parodie ces « Voyages d’Étude Physiologique Chez Les Prostituées Des Principaux Pays du Globe », et ne pas prendre cet ouvrage plus au sérieux que ses auteurs ne l’ont eux-mêmes fait. C'est ainsi que l'on appréciera le mieux ce manquement absolu au bon goût, qui n'aurait sans doute pas été aussi plaisant s'il avait été moins trivial. 

5 vues0 commentaire

Commentaires

Noté 0 étoile sur 5.
Pas encore de note

Ajouter une note
Post: Blog2_Post
bottom of page