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EDGAR MONTEIL - « Jean des Galères » (1889)


Edgar Monteil appartenait à cette espèce méconnue, et néanmoins précieuse, des écrivains de la Belle-Époque qui avaient passé leur jeunesse sur les barricades de la Commune de Paris. Républicains fanatisés ou anarchistes aspirant à un chaos général, tous ont été marqués par cette révolte populaire réprimée dans le sang par la jeune IIIème République, avec une violence et une cruauté dont jamais, en France, aucun empereur ou aucun roi ne s’était rendu coupable. Ce moment tragique de l’Histoire, qui aujourd’hui encore est prudemment occulté dans les programmes scolaires, a marqué nombre de grands noms littéraires et artistiques, qui même, bien des années plus tard, finalement reconnus ou embourgeoisés, ont gardé dans leur littérature quelque chose de furieusement subversif, comme le feuilletoniste Arthur Arnould, le polémiste Henri Rochefort ou, précisément, ce cher Edgar Monteil. Ce normand féru de poésie romantique et de rêveries germaniques, monté à Paris pour y vivre des moments de bohèmes se retrouva coincé dans la capitale durant le siège de Paris, puis directement impliqué dans la Commune de Paris, même s’il n’y fut pas élu, préférant se battre en officier militaire aux côtés des gens du peuple. Capturé par les soldats de la République, il fut jugé pour port illégal d’uniforme et commandement de bandes armées, et écopa d’une année de prison et de cinq années de privations de droits civiques. Libéré en 1872, il consacra les années qui suivirent à travailler comme journaliste militant, publiant quantité d’articles sauvagement anticléricaux qui finiront par lui valoir de nouveaux ennuis judiciaires, suite à une plainte pour diffamation portée contre lui par une congrégation religieuse. De nouveau condamné à un an de prison, il choisit de s’enfuir, d’abord en Belgique où il publiera en 1877 son ouvrage le plus important, « Catéchisme du Libre-Penseur » (1877), puis en Suisse où il rejoignit son ami le peintre Gustave Courbet, lui aussi exilé depuis son procès pour la destruction de la Colonne Vendôme. Mais la mort brutale de Gustave Courbet, au début de l’année 1878, sembla aussi sonner le glas, pour Edgar Monteil, d’une jeunesse consacrée à lutter contre l’Ordre Moral. Il rentra sur la pointe des pieds à Paris, où il loua désormais sa plume à des journaux républicains bien plus modérés, se cachant lui-même sous le nom de Jean de la Seine. Ce pseudonyme à l’accent aristocratique annonce la normalisation et l’embourgeoisement à venir du révolté d’hier. À partir de 1881, Edgar Monteil parvint à se faire élire conseiller municipal du XIVème arrondissement de Paris, sous une étiquette modérée qu’il conservera jusqu’à la fin de ses jours. Initié à la Franc-Maçonnerie, sa carrière politique bénéficia grandement des amitiés puissantes qu’il y noua, et l’anarchiste anticlérical de la Commune finit Préfet de la Creuse en 1888, puis de la Haute-Vienne en 1900. Edgar Monteil fut aussi successivement élevé come Chevalier de la Légion d’Honneur, puis Grand-Croix de la Légion d’Honneur. Signé dès 1881 par Charpentier, l’éditeur d’Émile Zola, puis par Marpon et Flammarion, ancêtre des actuelles éditions Flammarion, Edgar Monteil fut extrêmement prolifique en littérature, signant jusqu’à deux ou trois ouvrages par an dans des genres très différents. Sur le plan romanesque, on lui doit surtout des ouvrages de littérature populaire destinés à la jeunesse, ce qui sans doute le ramenait à la sienne, et lui donnait l’occasion de ressortir quelques unes des idées subversives enfouies au fin fond de sa mémoire de notable parvenu. Edgar Monteil est aujourd’hui complètement oublié, mais pour autant, et le fait est curieux, ses livres sont d’une extrême rareté. Il est vrai que de par sa productivité même, Edgar Monteil n’encourageait pas à réimprimer ses œuvres, aussi la plupart n’ont fait l’objet que d’un seul tirage, peut-être plus modeste que pour d’autres écrivains. Fort heureusement, une partie de son catalogue est disponible en fichiers numériques sur Gallica. « Jean des Galères » (1889) s’inscrit dans une suite de trois ouvrages aux titres similaires, rappelant le pseudonyme Jean de la Seine utilisé par Monteil dix ans plus tôt, mais qui ne semblent avoir aucun rapport entre eux. Alors que « Jean-le-Conquérant » (1888) et « Jeanne-La-Patrie » sont des ouvrages pour enfants, publiés dans de superbes éditions illustrées destinées aux remises de prix, « Jean des Galères » fut publié à l’attention d’un public adulte, imprimé dans un papier étonnamment fin, mais qui révèle peut-être le peu de succès commercial auquel l’éditeur s’attendait, ce qui donne un volume très étroit, bien qu’il fasse tout de même 250 pages. Néanmoins, ce petit roman policier – ou plutôt "judiciaire" comme on disait à l’époque -, sans autre prétention que de distraire ses lecteurs, annonçait en réalité un tout nouveau type de personnage, le héros criminel, sadique, organisé, et roi du déguisement : bref Arsène Lupin et Fantômas, mais avec vingt ans d’avance. Pourtant, on ne peut pas dire qu’Edgar Monteil invente totalement ce personnage : son Jean Gérin, alias « Jean des Galères », emprunte beaucoup d’éléments au roman-feuilleton des années 1870, et tout particulièrement aux livres de Xavier de Montépin, immense référence du genre. Mais si Montépin s’attardait volontiers sur des "génies du mal", il cherchait à susciter chez le lecteur une sorte d’admiration inquiète qui n’allait jamais vraiment jusqu’à la sympathie. Il fallait que le "méchant" se montre fascinant, mais que le lecteur continue à en avoir peur. Chez Monteil, au contraire, cette défiance se relâche assez vite, et en bon anarchiste repenti, on sent qu’il pardonne au criminel sa cruauté, parce que le criminel est libre, que c’est cette liberté – y compris celle de tuer, et d’échapper à la Justice – qui fait de lui un homme supérieur. Ce n’est plus le monstre dont on peine à détacher son regard, c’est le modèle que l’on envie, l’homme qui n’a ni scrupule, ni tabou, et qui garde en toutes circonstances, un regard fier teinté d’ironie glacée, qui, quelque part, nous venge de notre soumission à l’Ordre. Pourtant, « Jean des Galères » débute sur un ton assez classique, en mettant en scène des personnages très stéréotypés. Après une rapide introduction présentant Jean Gérin, forçat évadé et dangereux, refugié à Toulon, on découvre une bien étrange situation dans un immeuble parisien cossu. Le duc de Villedieu déplore, avec colère mais sans tristesse, le départ brutal de son épouse, la duchesse, qui a soudainement quitté le domicile conjugal sans laisser le moindre courrier. Ce n’est pas tant sa compagne qui manque au duc que son compte en banque, richement fourni, sur lequel il voudrait bien remettre la main, car il est criblé de dettes, étant un joueur invétéré et un drogué du tapis vert. Son puissant banquier, M. de Kœllen, avec lequel le duc entretient une relation privilégiée, ne le décourage que modérément de s’abandonner à ce vice, tant les rallonges que procure le financier se font en échange, comme gages, des précieux tableaux de maîtres venant de la famille de la duchesse. Kœllen, en réalité, se doute bien que Villedieu se ruinera avec le temps, aussi l’argent qu’il donne au duc est-il moins une avance qu’un solide investissement lui permettant de devenir l’acquéreur de tableaux à la valeur bien supérieure à la somme remise. De son côté, la duchesse se cache dans une petite cabane située non loin de la Bièvre, à Cachan, qui était alors une petite bourgade campagnarde, aux côtés d’un jeune homme qui l’a prise en pitié, Lucien Gribeauval. Celui-ci originellement était un voisin des Villedieu, et il entendait à travers les murs les cris de la duchesse, régulièrement battue par son époux. Ému par le calvaire de cette jeune femme, dont il est secrètement amoureux, Lucien lui a parlé et l’a incitée à quitter son mari. En tout bien tout honneur, il lui a proposé de se cacher dans cette cabane de Cachan, dont il est héritier, où elle redécouvre la vie simple en pleine nature. Mais bien entendu, le duc de Villedieu ne saurait se satisfaire de cette situation. Que la duchesse prenne le large avec un gandin, après tout bon débarras, mais il a besoin de sa fortune, et va même jusqu’à tenter de tuer l’oncle de la jeune femme, son dernier parent vivant. Si le duc paraît aussi monstrueux, c’est d’abord parce qu’il n’est pas celui qu’il prétend être. On l’aura deviné, c’est bien Jean Gérin, « Jean des Galères », qui se dissimule sous cette identité. À la base, ce fut un extraordinaire coup de chance qui l’a amené là quelques mois plus tôt : un homme riche qu’il tenta de dévaliser en pleine rue, un affrontement qui tourna mal, et Jean Gérin se retrouva à commettre un meurtre de plus. Fouillant sa victime, il découvrit qu’il s’agissait de l’héritier des Villedieu. Un courrier du jour l’informa que le jeune homme se rendait au chevet de son père entré en agonie. Réagissant avec sagacité, Jean Gérin avait déshabillé le cadavre, enfilé ses vêtements, et jeté le corps à la Seine. Puis, rentré chez lui, il avait sorti sa trousse à maquillage et sa collection de postiches, et s’était fait grossièrement la tête de sa victime. Précisons que la mode de la Belle-Époque, où l’on portait volontiers la barbe, la moustache, les favoris et les cheveux un peu longs dans le cou, facilitaient relativement ce type d’imposture. Puis, avec une audace déterminée, il s’était présenté chez son supposé père. Le médecin, troublé, n’avait pas réalisé que le fils n’était pas le fils, et le patriarche, en plein délire, n’avait pas soupçonné que le jeune homme qui lui prenait la main n’était qu’un vil assassin. Malheureusement pour Jean, le duc de Villedieu ne laissait qu’une fortune médiocre, mais il y avait tout de même un titre nobiliaire tout à fait prometteur, et surtout une identité de façade indécelable pour les forces de l’Ordre à la poursuite du forçat évadé. Une fois le vrai duc mort, Jean était devenu l’héritier, et ayant le sens pratique, il avait épousé la plus riche des prétendantes, laquelle, pour son malheur, n’avait pas tardé à découvrir que l’éducation patricienne de son mari laissait fortement à désirer. Voilà, en gros, la situation de départ : un criminel déguisé et dénué de scrupules, un couple de tourtereaux en fuite, une traque classique entre le Bien et le Mal, tout semble assez prévisible dès le départ. Sauf que, lentement mais sûrement, le romancier va sensiblement faire dérailler son histoire pour amener le lecteur dans une toute autre vision des choses : la duchesse est en réalité une idiote sans expérience, son sauveur est un niais quelque peu psychotique, et le redoutable Jean Gérin est un authentique génie du mal, d’autant plus admirable que son crime tout entier est une attaque envers l’aristocratie, et que se prétendre aristocrate n'est jamais qu'une justic sociale. Tout cela n’est évidemment pas ouvertement déclaré, mais le romancier, avec subtilité, s’acharne à dévaloriser  la duchesse et son amant – car on devine que cela finira comme cela – tout en se concentrant sur les stratégies pleines de panache et les crimes "héroïques" de Jean Gérin, appuyé de deux malfrats avec lesquels il a conservé d’excellentes relations, le sympathique Lebigot et le docteur Hermann, ce dernier servant de fournisseur de poisons en tout genre. Jean Gérin sait qu’il sera long de retrouver la duchesse et qu’il n’est pas sûr, à ce moment-là, que ses finances soient encore au beau fixe. Sa première idée est donc d'élaborer un autre projet : récupérer ses toiles laissées en gage chez Kœllen, soulager le banquier de tout ce que peut contenir son coffre-fort et, au passage, se débarrasser de cet encombrant débiteur. Afin de justifier sa nouvelle visite au banquier, le faux duc de Villedieu organise une vente aux enchères publiques de tous ses biens, censée rapporter une somme qui permette de rembourser à Kœllen une partie de ses dettes. Par un sentimentalisme qui va le perdre, Gribeauval va participer à cette vente afin de racheter les bijoux de la duchesse. Par le prix démesuré qu’il en offre, Gribeauval se fait repérer par Jean Gérin et se fait suivre par un complice, lequel identifie la cabane de Cachan, où il n’y aura alors plus qu’à cueillir la duchesse. Quelques jours plus tard, Jean Gérin se présente au domicile de Kœllen, et y fait rentrer Lebigot et d’autres hommes de mains, lesquels n’ont aucun mal à neutraliser le banquier et son domestique, et à leur inoculer un poison mortel fourni par Hermann. Par orgueil, alors que le vieil homme agonise, Jean lui révèle sa véritable identité. Le soir même, il s’enfuit en Belgique avec l’argent du banquier et ses toiles de maître, puis emprunte un bateau jsuqu'à Amsterdam pour les négocier auprès de recéleurs. Hélas pour lui, le docteur Hermann a eu quelques scrupules, et au dernier moment, il a remplacé le poison mortel par un puissant soporifique : Kœllen s’est donc réveillé, et a renseigné la police sur la véritable identité du duc de Villedieu. Jean Gérin lui fera payer cet indélicat scrupule en l'assassinant d'une façon étonnante. C’est alors une longue course-poursuite qui s’engage, d’Amsterdam à Paris, puis de paris jusqu’aux États-Unis, où se sont réfugiés la duchesse et Gribeauval, auxquels Jean Gérin va tenter d’arracher les ultimes deniers… Roman populaire plaisant et ouvertement anarchiste, « Jean des Galères » est une vraie découverte, même si l’on peut être surpris ou déçu de sa forme narrative, qui privilégie énormément les dialogues, au détriment d’une action souvent un peu expédiée. Peut-être Edgar Monteil rêvait-il d’en faire une adaptation théâtrale. Pour autant, le récit ne manque tout de même pas de rebondissements, de meurtres, d’évasions spectaculaires, et d’apparitions ironiques et inattendues de Jean Gérin, face à des gens qui se croient loin de lui ou à l’abri, renforçant cette impression d’invulnérabilité satanique, dont s’inspireront les futurs auteurs de « Fantômas ». On notera aussi qu’Edgar Monteil consacre énormément de pages à détailler la revente des toiles de Villedeuil, le passage illégal des frontières par Jean Gérin, et par extension, toutes les activités illégales du bandit, en un véritable tutoriel du meurtre, du vol et de la contrebande. Ce côté « documentaire du crime » ne sera pas rare dans le polar du XXème siècle, mais en 1889, c’est encore assez rare, surtout dans une forme aussi neutre, aussi peu encline à condamner les actes décrits. Et il ne faut pas oublier qu’à l’époque de la publication de ce roman, Edgar Monteil est tout de même préfet de la Creuse. C’est assurément une bien curieuse publication de la part d’un préfet. Ne boudons néanmoins pas notre plaisir, car si « Jean des Galères » possède quelques solides défauts – dont principalement une improvisation débridée qui fait que le roman hésite souvent entre plusieurs styles, plusieurs tons, plusieurs ambiances -, c’est un roman policier tout à fait prenant, qui n’a pas si mal vieilli, et qui a ce charme unique d’être né de la plume d’un anarchiste repenti – mais apparemment repenti de mauvaise grâce. 

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