top of page

EDGAR MONTEIL - « Le Roi Boubou » (1892)



L’humour est une discipline extrêmement compliquée, et terriblement ingrate. D’abord parce que l’humour, l’ironie, la causticité reposent principalement sur une connivence avec le public, connivence qui se nourrit à la fois d’un sentiment commun sur un grand nombre de thématiques, et d'une certaine distanciation individuelle mais tacite par rapport à ce même sentiment commun. Le rire naît donc presque toujours d’une certaine forme de subversion plus ou moins engagée, plus ou moins iconoclaste. Or, cette subversion varie considérablement d’une époque à une autre suivant l’évolution des valeurs morales, et c’est ainsi que nous sommes prompts, au bout de parfois seulement quelques années, à mépriser ou à désapprouver ce dont nous avons ri plus tôt, et dont nous sommes parfois rétrospectivement honteux d’avoir ri. Ce phénomène s'est considérablement intensifié depuis le début du XXIème siècle, où la prépondérance nouvelle des réseaux sociaux, et plus globalement d’Internet, a donné à tout un chacun l’opportunité d’imposer collectivement un certain nombre de valeurs morales dans une sorte de clergé virtuel, participatif et spontané, qui s'est donné comme mission de lutter contre certaines iniquités sociales, en prenant d’ailleurs le risque de rendre cette lutte procédurière ou antipathique envers ceux qui ne se sentent pas spécialement concernés. En l’état des lieux, ce mouvement semble surtout sans effet réel sur l’évolution de la société, ne prêchant finalement que des convaincus. Mais en revanche, il se dégage un esprit de censure qui ne relève plus aujourd'hui d’une autorité modératrice suprême, mais d’une culpabilité auto-infligée par ceux-là mêmes, n’en doutons pas, qui ont le plus de choses à se reprocher sur le plan moral, et dont la mobilisation démagogique, narcissique, incite finalement chacun de nous à une sorte d’autocensure de prudence, quitte à rejeter non seulement tout ce qui est suspect, mais aussi tout ce qui peut avoir l’air suspect sans l’être le moins du monde. C’est ainsi que, peu à peu, le critère de jugement moral se déplace de la désapprobation d’une mentalité à la désapprobation de ce que la majorité peut comprendre d’une mentalité sans vouloir y regarder de près. À l’image de la fameuse bande dessinée d’Hergé, « Tintin au Congo », perçue au fil des ans comme subversive sur le plan racial et colonial, ce qu’elle n’était absolument pas à sa sortie, « Le Roi Boubou » d’Edgar Monteil est devenu l’une de ces œuvres sulfureuses dont on est tenté de se détourner, comme s'il s'agissait d'un pamphlet suprémaciste dont le feu couverait encore sous les cendres. Or, bien évidemment, il n’en est rien, c’est même, sur bien des plans, un roman antiraciste, mais qui se positionne contre le racisme d’une manière volontiers gauloise, donnant dans la grosse farce ou la ruée dans les brancards. Hélas, le fait même que ce livre ait été pensé comme une comédie tendrait à le faire prendre aujourd'hui pour une moquerie. Mais si moquerie il y a, non seulement, chacun, blancs et noirs, en prend ici pour son grade, mais cette moquerie obéit en tous points aux règles académiques de la farce, et même de la farce à l’italienne, si ce n’est que tout se passe ici dans un contexte français, et même colonial. N’en déduisons pas non plus qu’il s’agit d’une œuvre nationaliste ou identitaire, fruit d’un esprit cocardier ou réactionnaire. C’est justement tout le contraire : Edgar Monteil était un auteur fermement implanté à gauche, pour ne pas dire à l’extrême-gauche. Militant républicain sous le Second Empire, il participa comme révolté à l’aventure tragique de la Commune de Paris, dont il défendra toute sa vie l’héritage socialiste. Anticlérical, athée, franc-maçon, libre-penseur, Edgar Monteil consacra une bonne partie de sa vie à écrire des pamphlets politiques en accord avec ses convictions, tout en occupant des postes éphémères de journaliste, d’agent administratif, puis enfin, comme parlementaire. De 1888 à 1904, il devint même préfet de la Creuse, puis de la Haute-Vienne. L’ancien communard vieillit en bourgeois cossu, et se vit même accorder la Légion d’Honneur, dont il finit même Grand-Croix. Peut-être parce qu’alors sa parole n’était plus vraiment libre, Edgar Monteil dédaigna ses essais politiques, et recentra son travail littéraire, à partir des années 1880, vers des ouvrages destinés à la jeunesse, ou tout du moins aux adolescents. Des œuvres donc plutôt morales, ou tout du moins en accord avec la morale de leur temps, mais auxquelles Edgar Monteil savait apporter un grain de folie, dernier reliquat autorisé de son esprit libertaire. On lui doit une dizaine d’ouvrages qui connurent un grand succès, dont « Jean-Le-Conquérant » (1888) et sa suite, « Jean-des-Galères » (1889), et surtout « Le Roi Boubou » (1892), seule introspection qu’on lui connaisse dans la littérature coloniale, - il est vrai, avec un esprit vraiment colonialiste qui jurait avec sa famille politique originelle. Mais Edgar Monteil était alors préfet départemental, à une époque où, si le bien-fondé moral de la colonisation commençait à être remis en question à l’Assemblée Nationale et dans le Paris politique, on continuait à rêver aux « pays lointains » dans les campagnes françaises, où l’import de fruits et de liqueurs exotiques, de plus en plus développé, avait familiarisé les provinciaux au charme doucereux des rêveries coloniales. « Le Roi Boubou » est, dans son genre, un chef d’œuvre, mais un chef d’œuvre que l'on ne peut plus mettre entre toutes les mains, et dont le premier obstacle, à nous autres enfants tourmentés du XXIème siècle, est l’utilisation omniprésente du mot "nègre" pour désigner les personnages africains de ce roman. Ce mot, aujourd’hui, est considéré comme raciste, certains historiens révisionnistes prétendent qu’il l’a toujours été. En réalité, c’est faux. Au XIXème siècle, ce mot n’avait aucune connotation particulière, et il était employé alternativement avec les mots "noir" ou "indigène". Mais il est vrai que toutes ces appellations ne désignaient alors que des étrangers, des individus qui vivaient loin de la métropole, ayant souvent un mode de vie tribal et des valeurs morales fort différentes des nôtres. Edgar Monteil s’amuse précisément de ce contraste dans ce roman, jouant des malentendus entre la façon de penser des Africains, et celle des personnages français ou anglais, bien obligés de se mettre au diapason pour se faire comprendre. Ce n’est que depuis la toute fin des années 1970, alors que déjà deux générations d’immigrés africains étaient nées et avaient grandi en France métropolitaine, que le mot "nègre" acquit progressivement le caractère injurieux qu'on lui connaît, parce qu'il était abondamment utilisé comme insulte par des français racistes, qui refusaient d’admettre que les populations colonisées d’antan soient désormais des citoyens semblables à eux. Cependant, en 1892, le mot "nègre" était encore un terme neutre, et il faut faire l’effort de ne pas s’en offusquer pour apprécier la lecture de ce roman. « Le Roi Boubou » se déroule en 1889, durant les quelques mois qui précèdent l’Exposition Universelle à Paris, pour laquelle fut érigée la Tour Eiffel, dont ce doit être l'une des premières évocations littéraires, puisque les personnages principaux la visitent à un moment. Le roman est divisé en deux parties : la première nous présente les deux principaux personnages, Georges Martin, fils du colonel Martin de l’armée coloniale française, et son meilleur ami Lucien, amateurs de calembours et de bonnes blagues. Deux jeunes hommes de dix-huit ans, excités par l’aventure coloniale, et qui sont chargés par le colonel de se rendre au Sénégal, alors colonie française, dont certains micros-états ne sont pas encore sous autorité française, parmi lesquels le mini-royaume du roi Karamokho-Boubou, en guerre perpétuelle avec son voisin, un autre mini-royaume dirigé par son rival, le roi Tiéba. La mission de Georges et Lucien consiste à se faire recevoir par le roi Boubou, réputé méfiant, afin de lui offrir au nom de la France, un principe de protectorat en échange de nombreux cadeaux "diplomatiques" prévus pour la circonstance, et d’une invitation officielle, et aussi immédiate que possible, à se rendre à Paris, pour rencontrer le Président de la République (Sadi Carnot, qui n'est cependant pas nommé) et y découvrir l’arsenal militaire de l’armée française, laquelle tient à la disposition du roi Boubou des canons et des fusils qui l’aideront à vaincre le roi Tiéba. Cette première partie, relativement courte, n’est que modérément humoristique, et sert d’une part à présenter les différents personnages du roman, et d’autre part à entretenir une certaine propagande coloniale, quant à la mission civilisatrice de la France. Néanmoins, cela permet de comprendre pourquoi la colonisation n’était alors que très peu contestée en France : Georges et Lucien s’attardent dans des villages vétustes ou insalubres, croisent des indigènes malades, en manque de soins, ou dévorés par les puces. Ces populations sont en plus ponctuellement attaquées par des esclavagistes arabes. Georges et Lucien sauvent ainsi la population d’un petit village détruit et incendié par les esclavagistes. Mais à peine délivrés de leurs bourreaux, les indigènes, croyant avoir affaire à une autre bande d’esclavagistes, fuient, terrifiés, leurs libérateurs. Tout cela convainc nos héros – et par leur biais, les jeunes lecteurs – que l’Afrique a besoin de la France pour la sortir d’un obscurantisme barbare. C’est précisément ce genre de bonnes intentions, dont on dit que l’Enfer est pavé, qui sont à l’origine d’une pensée coloniale encore tenace de nos jours, et qui justifie toujours à nos yeux l’ingérence décomplexée dans un pays étranger, sous le prétexte humaniste d'une assistance solidaire que pourtant nul ne demande vraiment. Comme Georges et Lucien, beaucoup de colons ont couvert les potentats africains de centaines de cadeaux qui, sans qu’ils s’en doutent, les mettaient en dette envers nous, et nous ôtaient tout scrupule de piller alors un pays de ses richesses jusque là inexploitées. C’était bien la moindre des choses pour avoir offert à ces "sauvages" des dictionnaires, des Bibles, et des canons pour s’entretuer plus facilement… Bien qu’elle soit empreinte d’arrogance et de condescendance envers les populations du Sénégal, cette première partie est particulièrement instructive sur l’état d’esprit colonial français, et la manière dont il a refusé de voir le caractère patriarcal et dominateur de ses institutions. Dans la deuxième partie, le roi Boubou vient séjourner à Paris, et le ton du récit change radicalement. On plonge avec un certain bonheur dans une intrigue qui reprend plus ou moins le mythe du « bon sauvage » plongé dans notre monde moderne occidental, tel que Montesquieu, avec ses « Lettres Persanes » en avait plus ou moins posé les fondements. La comédie qui se joue sur nos yeux repose sur la présence très remarquée du roi Boubou dans les rues de Paris, flanqué de sa suite : ses épouses, ses trois sorciers qui lisent dans le sable la volonté des Dieux, et un petit mitron, qui se glisse dans tous les passages interdits pour voler de la nourriture. Le manque d’éducation et de savoir-vivre de cette suite royale, dans un Paris bien mieux éduqué que celui d’aujourd’hui, multiplie les quiproquos d’une histoire qui n’en est pas moins follement comique, car au final, le roi Boubou amuse tout le monde par ses excès, ses malentendus, et même ses colères soudaines qui l’amènent, par exemple, à tabasser une escouade de policiers qu’il prend pour des guerriers ennemis, ou à courser les femmes de chambre dans les hôtels parce qu’elles se refusent à ses volontés érotiques suprêmes. On peut juger le portrait caricatural, et d’une certaine manière, il l’est en effet, mais avant tout pour les besoins de la comédie. Lâché comme un chien dans un jeu de quilles, le roi Boubou, qui devient dans cette deuxième partie le véritable héros du roman, n’aurait pas été aussi drôle s’il n’avait été précisément ce potentat infantile, capricieux et colérique, capable du pire comme du meilleur. On peut reprocher aussi cette vision très française, très coloniale, du « grand enfant » noir, naïf et gentiment attardé, mais il faut prendre en compte que le sujet même, celle de la venue d’un « roi nègre » dans le Paris triomphant de l’Exposition Universelle, offre difficilement la possibilité de ne pas exprimer une condescendance. On pouvait soit traiter ce roi de la jungle comme un homme préhistorique, soit comme un déficient intellectuel, soit comme un envieux veule et soumis, soit comme un enfant. Il était difficile de le traiter en égal, alors qu’il se retrouve dans une ville où tout est à découvrir, même l’usage des chaussures ou des couverts de table. Infantiliser le roi est encore ce qui le pouvait le rendre le plus sympathique aux yeux des lecteurs, car on se moque volontiers et sans méchanceté des enfants, et on déguste leurs « mots d’ange », car on les aime, après tout. Or, on sent qu’Edgar Monteil, même s’il nous le rend assez infréquentable à nos yeux, tient à ce que son roi Boubou soit aimé comme un frère par ses jeunes lecteurs, puisque les paroles et les actes du roi Boubou, souvent sacrilèges à nos valeurs occidentales, tiennent de cette fameuse vérité qui sort toujours de la bouche des enfants. Particulièrement dans la société encore très guindée de la Belle-Époque, le roi Boubou exprime, avec ses mots simples et redoutables, sa liberté impérieuse et souvent égoïste, qui est aussi la nôtre quelque part, mais que nous n’oserions jamais formuler en public. Indifférent aux jugements, et même aux injures racistes qu’il ne comprend pas, Boubou cesse progressivement d’être un sauvage pour incarner un personnage au-delà de la civilisation et de la morale, allant même jusqu’à influencer, par sa poésie primitive et furieusement libre, les deux ambassadeurs Georges et Lucien qui, jûchés sur des ânes, traversent l'Exposition Universelle à la suite du roi Boubou, lequel a réquisitionné en souverain impérieux les âniers du stand de l'Égypte. Le roi Boubou incarne ici ce que l’on appellerait aujourd’hui un « freak » dans une société normalisée, où d’ailleurs il ne fait que passer, s’estimant heureux de repartir avec sous le bras des canons, des armures et même une touriste anglaise, arrachée à son mari raciste que le Roi a jeté dans la mer, en revenant à Dakar par bâteau. Précisons aussi que le portrait souvent peu flatteur du roi Boubou est intimement lié au fait qu’il soit roi. Car si nombre de ses comportements indélicats peuvent nous apparaître comme un portrait à charge ouvertement raciste, c’est en réalité, non pas celui d’un Africain de base, mais celui d’une sorte de roi fainéant, dictateur et belliqueux, qui demande à ce qu’on lui obéisse aveuglément sous peine d’avoir la tête tranchée. C’est donc à la fois le portrait d’un africain et celui d’un roi, et ce qui dérange véritablement le militant républicain Edgar Monteil, c’est bien évidemment le roi. Mais un lecteur moderne, face à un tel récit, peut être saisi de doutes, et quelque part, c'est bien naturel. Il faut peut-être d’ailleurs voir là l’origine du militantisme colonial d'Edgar Monteil : l’Afrique était encore, au début des années 1890, un pays principalement composé de royaumes et de régimes dictatoriaux. L'auteur ne pouvait que se dire que la conversion des Africains à la République viendrait forcément de la présence française. Encore une de ces fameuses bonnes intentions, propres aux chemins infernaux… Il n’empêche, pour peu qu’on parvienne à s’affranchir de la propagande égalitaire de la société du XXIème siècle, qui ne fait qu’aggraver les problèmes qu’elle prétend résoudre, « Le Roi Boubou » est une lecture plaisante et très drôle, qui ne fait pas mystère de nos différences, mais qui choisit d’en rire sans complexes, ce qui bien évidemment offensera toujours les plus complexés. Ni raciste, ni bienveillant, parfois un peu désuet, souvent assez médiocrement écrit de façon à toucher les publics de tous âges et de tous niveaux culturels, « Le Roi Boubou » n’en est pas moins une farce aussi drôle qu’instructive sur la colonisation française et sur le regard biaisé de ses contemporains. Cependant, en passant par ce symbole hautement cosmopolite que fut l’Exposition Universelle de 1889, « Le Roi Boubou » plaidait en faveur d’une entente entre les peuples par-delà leurs différences, plutôt que par l’adoption de valeurs morales et politiques communes, forcément chrétiennes, forcément occidentales. Un discours qui reste d'actualité, même s'il est particulièrement difficile de le faire entendre, de nos jours. Un passage particulièrement touchant de ce roman en témoigne, un soir où, alors que Georges et Lucien ont vainement tenté d’émouvoir le roi Boubou en l’emmenant au Musée d’Orsay et à l’Opéra, le roi aperçoit, tout en haut de la Tour Eiffel, une lumière électrique qui y luit, et demande alors à Georges d’où vient cette lumière. Georges se prépare à le lui expliquer, puis tout à coup, spontanément, il répond : « C’est une étoile que nous avons arraché au firmament ». Et cette explication saugrenue, par sa poésie, émeut et rapproche plus ces deux hommes, issus de deux mondes différents, que n’aurait su le faire un cours même accéléré sur l’électricité. Il y a peut-être, dans ce très court extrait, quelque chose d’essentiel dans les relations humaines que nous et nos ancêtres aurions dû comprendre depuis bien longtemps. 16 gravures teintées d'après les illustrations originales de François Constant, dit "Mès" :

















2 vues0 commentaire

Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating
Post: Blog2_Post
bottom of page