top of page

EDMOND-FERNAND XAU - « La Ronde Infernale » (1933)


Compromises pendant l'Occupation dans la publication d'ouvrages antisémites d'auteurs plus ou moins collaborateurs, on en oublierait presque que les Editions Baudinière, furent auparavant, dans les années 1920-1930, un vivier de talents littéraires insolites et aventureux. Leur plume la plus célèbre fut évidemment Maurice Dekobra, dont « La Madone des Sleepings » et « Mon Coeur Au Ralenti » comptèrent parmi les best-sellers des Années Folles.

Ces ventes phénoménales permit à Gilbert Baudinière de se risquer dans la publication d'oeuvres marginales émanant d'écrivains plus ou moins maudits, qui sont assez souvent intéressants à redécouvrir.

Edmond-Fernand Xau était l'un d'entre eux, et vraisemblablement le fils ou le neveu de Fernand Xau (1852-1899), fondateur et premier directeur du "Journal", un quotidien conservateur qui joua un rôle mineur lors de l'Affaire Dreyfus. Fernand Xau reste surtout célèbre pour une lettre que lui avait adressée Octave Mirbeau, collaborateur de longue date.

De ce parent ou descendant qu'était Edmond-Fernand Xau, il nous reste peu d'informations, sinon ses dates de naissance et de mort (1879-1968), et trois ou quatre romans publiés dans les années 30 chez Baudinière, dont cette « Ronde Infernale », roman quelque peu suranné à la philosophie nihiliste discutable mais qui n'est pas sans dégager un certain charme propre à son époque.

Une chose est sûre : Edmond-Fernand Xau était un écrivain tourmenté. Dès les premières pages, on découvre un homme à cran, et dont le style accuse la double influence mortifère d'Octave Mirbeau et de Paul Morand. Le roman s'ouvre sur un avertissement prometteur, dont hélas le lecteur n'apprendra rien de plus :

"Ceci est le livre d'un homme qui a été mort, assassiné, vingt-cinq années de son existence. Cet homme a bien le droit de dire, aujourd'hui, ce qu'il pense."

S'ensuit une préface fort amère, avertissant son lectorat que l'histoire qui va être contée est authentique, et qu'elle est le fruit d'une société à la dérive, où les arts et les lettres sont bafoués.

« La Ronde Infernale » est celle d'un couple de jeunes artistes, passionnément amoureux mais vivant ensemble dans la misère financière qui accompagne longtemps les jeunes talents méconnus. L'écrivain Personge et sa compagne comédienne Jacqueline peuvent néanmoins compter sur l'amitié du comédien Jean Lubin, qui bénéficie d'une renommée encore discrète mais qui lui assure des moyens de subsistance très généreux. Jean Lubin est un artiste complaisant et ambitieux, qui doit beaucoup de sa fortune à une totale absence de scrupules quant à la qualité des rôles qu'il accepte et aux amitiés intéressées qu'il entretient pour favoriser sa carrière. Personge, lui, se veut un artiste intègre, pur, droit, qui non seulement souhaite laisser à la postérité une oeuvre magistrale mais ne veut être reconnu que pour son seul génie, et fuit donc comme la peste les mondanités, les clans, les coteries, les cabales et les petits services qui en vaudront d'autres. Ce rigorisme mystique, hélas, ne remplit pas le porte-monnaie, et Jean Lubin doit souvent mettre la main à la poche pour éviter à Personge et à Jacqueline de finir à la rue.

Or, si Jean Lubin reconnait volontiers du talent à son camarade et aimerait le voir reconnu à sa juste valeur, il est également très attiré par Jacqueline, et pense que c'est par elle qu'il peut amener Personge à louer sa plume pour des oeuvres bas de gamme, mais bien plus rémunératrices.

Personge et Jacqueline ont un enfant en bas-âge, qu'ils ont confié à une nourrice de province, bien moins chère que celles de la capitale. Mais hélas, ce bébé commence à développer un début de méningite qui menace de l'emporter. Il lui faut un médicament, très cher, et aussi un billet de train pour aller le lui administrer. Hélas, Jacqueline n'a presque plus d'argent, elle ne peut que tourner en rond en se lamentant sur la mort annoncée de son bébé, car Personge lui-même, en déplacement en province, demeure injoignable. C'est alors que Jean Lubin survient auprès de Jacqueline et, pour reprendre une expression connue, lui fait une proposition qu'elle ne peut pas refuser : il possède l'argent pour acheter le médicament, ainsi qu'une voiture du tout dernier modèle qui peut permettre à Jacqueline de rejoindre son enfant en quelques heures seulement. Mais il met à sa générosité une condition ignoble : Jacqueline doit accepter préalablement une relation sexuelle consentie avec lui. La jeune femme se révulse, l'injurie, le maudit, mais Jean Lubin se sait en position de force. Si elle ne lui cède pas, Jacqueline portera toute sa vie la responsabilité de la mort de son enfant. Acculée, elle se donne finalement à Jean Lubin qui, de son côté, tient parole, paye ce qu'il lui a promis et l'accompagne jusqu'à la maison de sa nourrice.

Malgré la hideur morale de son procédé, Jean Lubin est sincèrement amoureux de Jacqueline. Selon lui, cette jeune femme perd sa jeunesse et sa carrière à partager sa vie avec un artiste bohème qui ne peut lui garantir une existence décente. Jean Lubin est riche, il peut offrir à Jacqueline tout ce qu'elle désire, y compris une vie luxueuse à laquelle elle n'a jamais osé rêver. D'un naturel conciliant, Jean Lubin est même prêt à entretenir une relation adultère cachée avec Jacqueline, et à la partager avec Personge, dont il sent bien qu'elle est sérieusement éprise. Mais une fois son enfant sauvé, Jacqueline se sent épouvantablement honteuse de ce qu'elle a fait, et de la manière dont elle a trahi le coeur de Personge. Elle refuse obstinément de recoucher avec Jean Lubin. Durant de nombreuses années, elle se consume en un tourment intérieur alimenté à la fois par son remords et par l'insistance récurrente de Jean Lubin à vouloir en faire sa maîtresse. Peu à peu, Jacqueline sombre dans une dépression chronique, marquée par un refuge maladif dans la dévotion religieuse.

Personge n'est pas sans remarquer la détresse morale de sa compagne, mais loin de soupçonner la vérité, tant Jacqueline refuse obstinément de révéler la cause de son mal-être, il en déduit que c'est la vie précaire qu'il impose à sa compagne qui en est à l'origine. Cette prise de conscience l'amène à changer sa façon de voir les choses : avec cette ardeur à se vendre propre à ceux qui pendant trop longtemps se sont jugés invendables, il loue sa plume à un journal bas-de-gamme et y signe avec frénésie des articles et des critiques d'une grande vulgarité qui rencontrent un énorme succès, et le font connaître comme polémiste. Demandé par une bonne partie de la presse, Personge devient une personnalité célèbre, dont la renommée dépasse désormais de loin celle de Jean Lubin - et ignorant que, dans l'ombre, ce dernier a remué ciel et terre pour faire parler de son rival, simplement par amour pour Jacqueline.

Le confort matériel amène le jeune couple à s'embourgeoiser avec une telle opulence que Jacqueline, indéniablement, commence à aller beaucoup mieux. Son statut d'épouse de "l'Homme du Moment" lui vaut également d'être enfin demandée par de prestigieux metteurs en scène . Bref, tout s'arrange pour les deux tourtereaux, et Personge s'accommode moralement de cette réussite, jusqu'à ce qu'au détour d'une conversation animée avec Jean Lubin. Celui-ci , jaloux et aigri par la vantardise de Personge, laisse planer des illusions sur la nature réelle de sa réussite. Jacqueline lui révèle alors la perfidie atroce dont elle a été victime, perfidie d'autant plus atroce qu'elle a été finalement le déclencheur de leur réussite, et qu'il faudrait, pour laver l'honneur, renoncer à tout ce qui a été acquis depuis...

Le thème de « La Ronde Infernale » était déjà en 1933 quelque peu daté, car dans ces vibrantes Années Folles, bien des scrupules moraux étaient considérés comme sinistres et désuets. Romain Rolland, avec son colossal « Jean-Christophe », avait d'ailleurs signé un portrait définitif et intemporel de l'artiste maudit, du génie rejeté, victime permanente de la médiocrité du public et de ceux qui le flattent. Vingt ans plus tard, Edmond-Fernand Xau en signe un ersatz qui sent un peu le réchauffé, même s'il choisit de s'inscrire en opposition à Romain Rolland, qui ne voyait dans l'artiste maudit qu'un accomplissement dans la mort brutale et solitaire. Edmond-Fernand Xau, lui, se veut moins lyrique : un génie se doit de tomber dans la corruption et dans le bas-de-gamme, exactement comme une femme dans la misère est destinée à se prostituer. Il faut faire le deuil de sa dignité, c'est une question de vie ou de mort, et Xau choisit définitivement la vie.

Pour lui, et c'est en ce sens que sa philosophie est discutable, c'est la modernisation de la société, l'industrialisation progressive de toute forme de création, qui amène l'artiste intègre à se plier aux exigences du public. Si cette opinion repose sur un questionnement que l'on peut trouver tout à fait pertinent au XXIème siècle, il faut néanmoins admettre qu'elle était assez prématurée à l'époque où ce roman fut écrit, car les années 1920-1930 furent des années très créatives sur le plan littéraire, et l'on a publié à cette époque des oeuvres tout à fait nouvelles, audacieuses et inconvenantes, qui sont aujourd'hui encore des classiques.

En réalité, on distingue assez mal de quel idéal artistique et littéraire Edmond-Fernand Xau se voudrait nostalgique, d'autant plus que, si l'on fait abstraction de la forme rhétorique tourmentée, son roman n'est jamais qu'une histoire très vaudevillesque de triangle amoureux qui n'est ni très novatrice, ni d'une très grande profondeur littéraire. « La Ronde Infernale », il faut le reconnaître, exprime un dédain pour une dégénérescence artistique dont le roman, en dépit d'un discours archaïque, relève tout à fait, et dont la conclusion même peut être volontiers interprétée comme un éloge hypocrite de la compromission. Cerise sur le gâteau, ce roman est en plus publié chez un éditeur ouvertement opportuniste et racoleur...

Ce qui fait néanmoins le charme de « La Ronde Infernale », c'est la sensation permanente qu'il est rédigé dans la douleur, dans la nécessité de vider son sac, de se délivrer d'un poids, d'une souffrance, et cela se sent jusque dans ses maladresses, dans ses formulations alambiquées qui peinent à appeler les choses par leur nom, dans l'espèce de frilosité douloureuse à évoquer les actes de chair, au point d'en paraître ambigüe. On croit sans peine, effectivement, que cette histoire est douloureuse tant son accouchement semble tragique, tant aussi l'auteur, malgré sa volonté de dénoncer des moeurs ignobles, ne parvient pas à poser un regard véritablement rancunier ou méprisant sur ces personnages, envers qui il semble surtout plein de mansuétude et de compréhension - même envers Jean Lubin dont le chantage sexuel semble inexcusable. À l'heure où il lui faut juger leurs actes, comme s'il reconnaissait soudain ses proches et lui-même dans ses personnages imaginaires, Edmond-Fernand Xau préfère accuser la société, le monde des arts, voire la faute à pas de chance. Ce dégonflement final, émanant d'un écrivain parti pour dire à toutes forces "ce qu'il pense", laisse entendre qu'en rejouant un drame personnel afin de le transcrire, il en a tiré une conclusion magnanime et inattendue, lessivé par une évocation au cours de laquelle sa rancoeur et son chagrin se sont envolés.

Bien entendu, on peut voir, dans ce long déraillement d'une vengeance littéraire, quelque chose qui s'apparente à un certain manque d'expérience. Mais il s'en dégage aussi un humanisme viscéral qui témoigne d'une démarche finalement thérapeutique qui survit à son créateur, par delà le temps qui passe, et nous offre en filigrane le récit bancal mais authentique d'un chagrin qui se cicatrise au fur et à mesure qu'il est exorcisé.

Je ne suis pas certain que c'est là réellement ce que voulait faire Edmond-Fernand Xau quand il a commencé son récit, mais en laissant son émotion submerger peu à peu ses intentions, l'auteur nous entraine sans doute un malgré lui en dehors de cette ronde infernale des souffrances remâchées, et ce qu'il en subsiste est finalement d'une sagesse instructive et insoupçonnée.

Entre des mains plus expertes ou moins enragées, ce roman eut pu être plus réussi, mais il n'aurait sans doute pas été aussi accompli, humainement parlant, et peut-être moins intense à lire ou à relire de nos jours.


0 vue0 commentaire

Commenti

Valutazione 0 stelle su 5.
Non ci sono ancora valutazioni

Aggiungi una valutazione
Post: Blog2_Post
bottom of page