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EMMA ROBINSON - « Whitefriars » (1844)




Un surprenant roman historique, qui fut le tout premier publié en 1844 par une jeune femme anglaise qui était alors libraire. Autant à cause de sa fonction que de par son sexe féminin, sexe jugé peu sérieux pour une littérature érudite, Emma Robinson publia l'essentiel de son oeuvre de manière anonyme ou sous des pseudonymes masculins. « Whitefriars » fut un remarquable succès qui l'encouragea à publier d'autres ouvrages, jusqu'en 1867 où son attitude désordonnée et ses prises de position parfois brutales avec l'Histoire et la religion, lui valurent d'être diagnostiquée comme folle, et enfermée dans une clinique psychiatrique jusqu'à la fin de ses jours.

On peut bien évidemment y voir la main d'une société patriarcale étouffant la voix d'une femme libre et indépendante, mais pour être franc, les troubles psychologiques d'Emma Robinson, vraisemblablement de nature bipolaire et paranoïaque, apparaissent de manière extrêmement distincte dans cette première oeuvre, à la fois ambitieuse, alambiquée, terriblement infantile, contradictoire et clairement déconcertante.

En effet, « Whitefriars » est le premier roman d'une jeune femme qui a certainement beaucoup lu Alexandre Dumas et d'autres auteurs du genre. C'est typiquement un roman mêlant aventures de cape et d'épée, intrigues politiques, romance contrariée et dialogues élégants qui font mouche. Le style est évidemment bien plus sobre, les effets de manche plus discrets, mais surtout les prises de position d'Emma Robinson sont assez curieuses pour son temps : choisissant l'époque des guerres de religion et de prétendus complots papistes sous le règne de Charles II, Emma Robinson donne une image éminemment défavorable de ce roi, et plus encore du protestantisme en général. Les Catholiques y sont clairement présentés comme le camp du bien, et les Protestants comme le camp du mal, de la débauche et de la perversion. Cette vision des choses est tout à fait originale dans l'Angleterre de 1844.

Emma Robinson situe son récit durant les vingt dernières années du règne de Charles II, entre 1666, au moment du Grand Incendie de Londres, magnifiquement décrit, et 1685, date de la mort brutale de Charles II. L'auteure en relie les différents évènements marquants par la figure centrale et imaginaire du jeune Mervyn d'Aumerle, fils d'un noble papiste assassiné, qui, dans un premier temps, est confié à un monastère jésuite français, à Saint-Omer. D'abord protégé par le français Claude Duval, chevalier du Comte Aumerle, qui, après sa disgrâce, deviendra un bandit de grand chemin, Mervyn se trouve ensuite enlevé par le prêtre félon Titus Oates, personnage réel ayant eu une grande influence contre les papistes, puis par le Capitaine Blood, mercenaire sans foi ni loi, assassin du père de Mervyn, et qui, pour cette raison, aime le jeune homme d'une passion trouble, et lui fait croire qu'il est son vrai père.

Revenus en Angleterre, Mervyn et Blood se cachent dans "Whitefriars", un ancien monastère abandonné ayant réellement existé, et qui servit longtemps de sanctuaire à tous les brigands de la région londonienne. Blood y est le maître tout puissant, et il y retient Mervyn prisonnier. Car si le père de Mervyn est mort, sa mère, qui s'est remariée, ignore que son fils est toujours vivant et payerait très cher pour en être débarrassée.

De ce fait, le destin de Mervyn va devenir un long cauchemar dans le sens le plus littéral du terme : manipulé, enfermé, embrigadé dans le meurtre d'un notable, obligé de se déguiser en femme lors d'une tentative de vol de la couronne d'Angleterre, Mervyn est le plus souvent une sorte de ballot passif et un tantinet masochiste dans lequel Emma Robinson se projette elle-même d'une manière quelque peu fantasmée. Le jeune homme, il est vrai, n'est guère viril, ni à la hauteur du rôle héroïque qu'il est appelé à jouer. Seul l'amour de la très belle Aurore Sidney, qui lui sauvera la vie et à qui il sauvera la sienne en retour lors de l'attaque d'un lion (Un lion ? En Angleterre ?), lui donne un semblant de force morale, mais le caractère féminin de ce héros, qui semble toujours à la merci d'un viol sans que cela soit explicitement dit, témoigne suffisamment de l'identification de son auteure, et des fantasmes pervers auxquels elle se livre derrière le masque de ce peu charismatique héros.

Par extension, tous les autres personnages de ce livre semblent être des ectoplasmes inconsistants qui surgissent devant Mervyn, telles les lubies arbitraires qui apparaissent dans les cauchemars. Comme on l'a vu, ce roman se déroule sur vingt ans, sans qu'il y ait jamais la moindre référence du passage d'une année à une autre. Les personnages s'oublient entre eux. Ennemis prêts à en découdre à un chapitre, on les retrouve au chapitre suivant échangeant des blagues autour d'une bière à "Whitefriars", sans qu'ils gardent souvenir de s'être déjà vus et affrontés ailleurs. Mervyn lui-même ne se souvient de personne, redécouvre en permanence les gens qu'il croise à plusieurs reprises. Eux-mêmes changent régulièrement, et sans qu'on sache au juste comment, de situation, de mode de pensée, voire de personnalité. Ils ne sont que des marionnettes creuses auxquelles Emma Robinson donne des fonctions contextuelles suivant les chapitres. Seul Mervyn reste cette sorte d'enfant-femme pétri de morale et de bonnes intentions, qui tente obstinément de comprendre le monde où il vit, de savoir qui est son père et d'épouser sa fiancée.

Cette multitude d'amnésies facilite certes bien des rebondissements, et surtout bien des revirements. Car Emma Robinson est fascinée par les revirements : les gentils qui deviennent méchants, les méchants qui deviennent gentils, les neutres qui se révèlent des alliés fidèles, le roi qui va choisir ses maîtresses sous un déguisement sobre au sein même de "Whitefriars", et au vu et au su de tous ceux qui y vivent. Emma Robinson dépeint une Angleterre très manichéenne, mais où tout le monde change régulièrement de camp. Parce qu'il est le seul à ne pas le faire, Mervyn est donc un personnage exceptionnel, et en même temps, il devient tôt ou tard le bouc-émissaire de tous les autres pour ne pas suivre le chemin en zig-zag qu'ils lui tracent..

Si cette maladresse dans la composition des personnages plombe assez grandement le roman, elle y apporte aussi un surprenant grain de folie. Comme je l'ai dit, « Whitefriars » est un long et interminable cauchemar, et comme dans tous les cauchemars, n'importe quoi peut y arriver. Le caractère imprévisible de ce roman, dont à chaque page on se demande ce qui va bien pouvoir encore se passer, est servi par une imagination débridée et maladive, une imagination de mythomane, capable de raconter une vie imaginaire pendant des heures d'un débit monocorde et ininterrompu. Tout dans ce roman est sans queue ni tête, et néanmoins scrupuleusement accolé à des faits historiques réels, tandis que des personnages inconsistants imaginaires y côtoient des grandes figures de l'Histoire, souvent présentées comme des êtres abjects.

Il y a évidemment de quoi s'y perdre, et d'ailleurs, on s'y perd à de nombreuses reprises, ce qui n'est pas toujours désagréable mais qui est souvent un peu effrayant, car on sent bien que l'on évolue dans un authentique délire paranoïaque, d'autant plus que la frénésie des évènements s'accélère au fur et à mesure que le roman s'avance, enchaînant parfois sans la moindre transition, des projets perpétuellement déjoués, des enlèvements, des évasions, des suicides et des mises à mort vécues souvent par les protagonistes comme un soulagement extatique, comme s'ils avaient hâte eux aussi de sortir de cette histoire de fous !

Tout cela fait que « Whitefriars » demeure encore aujourd'hui un objet littéraire extrêmement curieux, car bien qu'appartenant à un genre tout à fait codifié, et respectant d'ailleurs la plupart des codes de ce genre, c'est un roman bizarrement construit, passablement irréel, franchement paranoïaque et totalement imprévisible.

La traduction française est, à ce que j'ai pu constater, d'une remarquable fidélité, et on ne saurait attribuer à des coupures abusives les nombreuses incohérences de ce récit. Volume fort exotique à trouver (il n'y a eu qu'une seule édition française en 1858), « Whitefriars » est donc loin d'être un modèle du genre, mais tout lecteur assidu d'Alexandre Dumas, de Michel Zevaco, de la Baronne Emmuska Orczy, de Ponson du Terrail, ou plus globalement des romans de cape et d'épée ou picaresques, sera agréablement surpris par ce récit halluciné et psychotique qui ne ressemble à aucun autre, et qui, s'il n'est pas à compter parmi les chefs d'oeuvre du roman historique, mérite en tout cas largement sa place dans un cabinet de curiosités. Les plus impatients peuvent néanmoins lire en ligne cette version française (ou la version originale) sur GoogleBooks qui les a mises gratuitement à disposition.

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