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EMMANUEL BOURCIER - « Le Bois d’Ébène » (1934)


La littérature d’il y a un siècle aborde souvent des thématiques qui ne nous concernent plus guère, et c’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle le public, progressivement, s’en est éloigné. Mais en cherchant bien, on peut aussi dénicher des ouvrages qui traitent déjà de sujets actuels, voire même de sujets qui fâchent. Et ils fâchent d’autant plus que les conclusions que l’on en tirait à l’époque sont parfois à l’opposé de celles que l’on en conclue aujourd’hui. Il se trouve justement, à notre époque, des gens dont la philosophie est d’effacer ce que l’on pensait avant, au risque d’ailleurs de faire, de ces idées désuètes et datées, des trouvailles qui apparaîtraient nouvelles et enthousiasmantes si on les oubliait tout à fait. L’Histoire n’est hélas pas comme une carte routière que l’on mettrait à jour en effaçant les trajets des anciennes routes pour les substituer par des nouvelles. Le temps et l’évolution sont, en réalité, les seules routes possibles d'une civilisation, et ce ne sont pas des voies rectilignes, mais, bien au contraire, des routes qui abondent en lacets, en virages, en égarements de toutes sortes, dont on ne peut raréfier les accidents qu’en les cartographiant avec précision. Car en effet, on ne se perd jamais que sur des voies nouvelles, que l’on emprunte sans savoir où elles nous mèneront. Les routes déjà empruntées, on sait où elles mènent, et plus encore; dans quelles impasses elles aboutissent. Le vrai danger est toujours devant nous, mais sans la préoccupation constante du chemin parcouru, ce danger serait absolument partout. On le dit : l’Enfer est pavé de bonnes intentions, et c'es' précisément ce pavage quelque peu infernal que l’on va emprunter dans « Le Bois d’Ébène ». Mais penchons-nous d’abord sur son auteur, Emmanuel Bourcier, qui n’est pourtant pas ce que l’on peut appeler un grand écrivain. Il appartient à cette génération de petits journalistes sans envergure qui furent profondément transfigurés par l'oeuvre d'Albert Londres, grand reporter mythique qui est encore aujourd'hui l’objet d’une surprenante dévotion, tant son œuvre, pour peu qu’on la relise aujourd’hui, afflige par sa partialité et son côté bassement racoleur. Il n’empêche, Albert Londres a créé un style de "reportage en immersion" qui n'existait pas avant, une forme journalistique totalement libre qui préfigurait le journalisme-gonzo américain qui sera, entre autres, popularisé par Hunter S. Thompson. Il ne manquait bien souvent aux continuateurs d’Albert Londres que le moyen de suivre ses pas dans des destinations hélas lointaines et coûteuses. Ceux qui n’ont pas sombré dans la mythomanie pure ont fait comme Emmanuel Bourcier : ils ont visé le reportage en immersion de proximité, la France profonde, l’Amérique régulièrement desservie, et le cas échéant, deux ou trois champs de bataille. Ancien combattant de la Grande Guerre, Bourcier a commencé à publier quelques souvenirs de tranchées, avant de se pencher sur des sujets plus criminels ou lubriques - et donc plus vendeurs - comme une biographie fantasque de Désiré Landru, ou des reportages pseudo-érotiques sur la vie dissolue des danseuses de music-hall ou dans le milieu carcéral féminin. Bien que parisien de souche, Emmanuel Bourcier signa aussi quelques romans de mœurs provinciales, dont « Les Gens de Mer » (1919), qui connût un assez grand succès commercial, et lui valut l’amitié du sulfureux José Germain, personnage borderline obsédé par la guerre, l’autoritarisme et la pornographie. Au début des années 30, la collection du Masque, fondées par la Librairie des Champs-Élysées, existait déjà, mais n’était pas encore exclusivement policière. Aussi, José Germain y fonda-t-il une sous-collection de romans d’aventures maritimes où Emmanuel Bourcier publia cet étrange et dérangeant « Bois d’Ébène ». Ni totalement un bilan historique, ni réellement un essai, « Le Bois d’Ébène » est en fait le journal intime d’une enquête personnelle et moralist au sujet de la pratique de l’esclavage. En 1928, pour le compte de son journal, Emmanuel Bourcier se rendit à Nantes pour couvrir le procès lié à l’Affaire Galmot. Ce fait divers, tournant autour de l’assassinat en Guyane du député Jean Galmot, un personnage roublard, pur produit de la colonisation et néanmoins anticolonial, proche des communistes, que l’État soupçonnait – à tort –de vouloir fomenter une révolte indépendantiste en Guyane pour en devenir le maître. Chassé de son siège, suite à des fraudes électorales, il avait été retrouvé quelques semaines plus tard mort empoisonné chez lui. Le meurtre d’État ne faisait aucun doute, et l’annonce de sa mort provoqua une nuit d’émeutes à Cayenne, au cours de laquelle quelques uns des responsables furent arrêtés, puis conduits par bateau en France pour y être jugés. Comme on s’en doute, ce procès avait surtout pour but d’amener la presse à se focaliser sur autre choses que l’assassinat de Galmot (dont l’auteur juge néanmoins responsable la servante de Jean Galmot, mystérieusement disparue le lendemain). Le procès fut très mouvementé, et aboutit finalement à la relaxe de tous les accusés. Mais pour Emmanuel Bourcier, l’émotion fut plus forte, car il entendit pour la première fois de sa vie des noirs issus de colonie traiter les français d’envahisseurs et d’esclavagistes. Malgré l’origine à peine voilée d’un collègue journaliste assis à ses côtés – un certain Blaise Cendrars, à qui l'on doit d'ailleurs une biographie de Jean Galmot -, Emmanuel Bourcier se sentit terriblement mal suite à cette révélation. Lui qui n’a jamais été aux colonies, mais qui, comme tout homme de sa génération, ne songeait pas un instant à les remettre en question tant elles faisaient partie de l’ordre des choses, il réalise qu’il ne sait rien véritablement au sujet de l’esclavage. Mais comme il est à Nantes, et doit y rester encore quelques jours, et qu’à Nantes, il y a le Musée des Salorges, consacré à l’histoire de la Traite des Noirs à Nantes, Emmanuel Bourcier en profite pour user de sa profession de journaliste (la carte de presse n’existait pas encore) pour se faire ouvrir les archives du musée, grâce à son très complaisant conservateur Bertrand Roy, afin d’y chercher des informations sur l’esclavage. La première partie du « Bois d’Ébène » est donc essentiellement documentaire. L'auteur y reprend textuellement des documents du Musée des Salorges, et c'est d’autant plus précieux que, quelques années plus tard, en 1940, le Musée fut partiellement détruit par un bombardement nazi, et environ deux tiers des archives sont parties en fumée. Il y a donc très probablement, parmi les documents que reproduit ici Emmanuel Bourcier – notamment le récit atroce d’une mutinerie dans un bateau négrier – des éléments qui n’existent plus que dans son livre. Néanmoins, à cause de certaines propos de Bertrand Roy, des paroles impubliables aujourd'hui et impardonnables, surtout de la part d’un conservateur de musée, Emmanuel Bourcier commence progressivement à s’enliser dans l'idée satisfaisante et rassurante que seuls les négriers ont commis des crimes envers les populations africaines déportées, des crimes rendus possibles par la complicité de chefs de tribus africaines qui vendaient les hommes de leurs tribus avec une certaine cupidité (ce dernier point semble hélas authentique). En revanche, les colons qui asservissaient ce "bois d'ébène", eux, étaient aux petits soins pour leurs esclaves, exactement comme un fermier traite son bétail avec amour et attention (l’analogie est de Bertrand Roy). L’hypothèse est évidemment séduisante : les négriers ont beau être français, ils appartiennent à une industrie florissante qui suit ses propres règles dépourvues d’empathie et d’humanisme. Il est donc plaisant de croire que les noirs ont été indignement traités par d'abjects négriers, mais que les colons français ont été charmants avec leurs esclaves, et leur ont quasiment fait vivre une existence paisible de garçons de ferme. Rappelons encore une fois que cette terrible conclusion des recherches personnelles d’Emmanuel Bourcier lui est principalement dictée par tous les érudits auxquels il s’adresse, ou dont il lit les essais. Conservateurs, historiens, administrateurs coloniaux : tous sont d’accord pour affirmer d’une seule voix que l’esclavage, ce n’était pas si terrible, et qu’il faut aussi tenir compte des énormes apports logistiques de la civilisation française à des territoires qui étaient totalement sauvages au moment où ils furent colonisés. Néanmoins, Emmanuel Bourcier ne cache pas ses doutes et ses lacunes, car la France n’ayant pas pratiqué l’esclavage sur son territoire – et on se demande bien pourquoi, puisque soi-disant c’est aussi sain que de gérer une métairie -, il lui fallait donc aller très loin de France pour rencontrer des descendants d’esclaves, et recueillir leurs sentiments à eux. Quelques années plus tard, profitant d’un reportage aux États-Unis, Emmanuel Bourcier s’efforce de rencontrer, dans plusieurs États de la Côte Est, des communautés noires, et pour cela, il est bien obligé de s’adresser à des blancs… Emmanuel Bourcier attendait beaucoup de l’Amérique, de cette nation immense où se côtoyaient désormais, unis par un même statut de citoyens, les descendants noirs des esclaves d’hier et les descendants blanc des esclavagistes d’hier. Il y découvre que blancs et noirs y vivent séparément et se haïssent avec force. Les noirs par ailleurs n’ont guère envie d’aborder le sujet de l’esclavage avec un blanc. Il n’y a qu’à Harlem qu’Emmanuel Bourcier parvient à trouver quelques interlocuteurs qui acceptent de lui répondre parce qu’il est français, et pour un noir d’Amérique qui connaît Joséphine Baker ou Féral Benga, la France est un pays où les noirs et les blancs vivent en égaux. Emmanuel Bourcier n’ose pas lui révéler qu’en France, c’est ce que l’on dit en fait de l’Amérique… Le journaliste revient passablement déprimé de son voyage aux États-Unis. L’esclavage lui semble alors demeurer, malgré son abolissement au XIXème siècle, une plaie ouverte qui empêche durablement les noirs et les blancs de vivre ensemble. Il n'imagine aucune solution pacifiste, il en vient même à penser qu’une guerre des races est à craindre dans un avenir proche, et que l’on a bien tort de se préoccuper de ce petit moustachu qui s’agite en Allemagne : le vrai problème est ailleurs. L’Histoire a prouvé que l’auteur, sur ce point-là, a singulièrement manqué de flair… Mais surtout ce que l’on peut reprocher à Emmanuel Bourcier, dont la démarche est pourtantlouable, et qui est doublement horrifié par le racisme et l’esclavagisme, c’est qu’il cherche une vérité qu'il redoute au plus profond de lui-même : celle de la culpabilité effective de la France et du crime de la colonisation. Cela, il ne cesse de le rejeter, avec quantité d’arguments plus ou moins défendables. Lui aussi juge que la France aime ses colonies comme le fermier aime son bétail. Mais quel peuple a envie d’être aimé comme du bétail ? Emmanuel Bourcier ne va pas jusqu’à l'inéluctable conclusion que son enquête suggère, hélas pour lui et son livre, mais cependant, avec l’indéniable amertume de celui qui aurait aimé trancher plus nettement son opinion, il conclut son essai par la célèbre question philosophique : « Que sais-je ? » de Voltaire, en laquelle il voit finalement la seule sagesse qui soit indiscutable. On peut deviner dans cette conclusion inattendue quelque chose qui s’approche d’une honte inavouée - et inavouable. En ce sens, « Le Bois d’Ébène » demeure un livre dérangeant, qui témoigne d’abord du malaise de son auteur, lequel s'est attaqué au sujet de la responsabilité française de l'esclavage avec l’ambition d'y mettre un point final, mais qui perd progressivement toute sa ponctuation... Il est vrai que Bourcier est avant tout journaliste, et que sur un tel sujet, il est difficile de rester neutre et objectif. Un écrivain de caractère se serait plus volontiers affirmé, d’un côté ou de l’autre de la morale. Au pied du mur, Bourcier, lui, se dégonfle. Il en appelle à la bien naïve pureté d’intentions de la nation française, il prophétise que de toutes manières, il faudra bien faire la guerre à ceux qui voudront nous la faire, quelles que soient leurs raisons. Mais on ne lui fera pas dire du mal de son pays, ni du mal de ses ancêtres, ni même encore au clergé, si enthousiaste à l'idée d'évangéliser les sauvages. Pour Emmanuel Bourcier, nous sommes des bienfaiteurs incompris, chagrinés par les reproches que nous fait un peuplue ingrat, et donc, il n’est évidemment pas question de s’excuser, ni de regretter; pas non plus question de rendre leurs terres aux légitimes propriétaires. Mort en 1955, Emmanuel Bourcier aura au moins échappé au spectacle de la chute de cet empire colonial, dont il ne pouvait se détourner… Néanmoins, aussi gênant qu’il paraisse – d’autant plus que l’auteur y abuse d’un vocabulaire qui n’est plus toléré aujourd’hui, et de descriptions physiques désormais infamantes - , « Le Bois d’Ébène » est quand même un récit tout à fait notable, ne serait-ce parce que c’est, à ma connaissance, le premier ouvrage français qui se penche sur l’héritage strictement moral de l’esclavage, et Emmanuel Bourcier le rédige, dans un premier temps, avec une indéniable déontologie, celle du journaliste qui veut savoir la vérité, quoi qu'il en coûte. Reste que, pour l'auteur, cette vérité est trop dure à avaler. Elle nous est aujourd’hui plus facile à appréhender, car on ne nous l’a jamais cachée. Mais pour un homme né en 1880, et qui devait à 50 ans remettre en question une fierté nationale dont on il n’avait jamais entendu dire le moindre mal, c’était certainement une épreuve psychologique douloureuse. D'ailleurs, le choix par l'auteur d’intituler son ouvrage « Le Bois d’Ébène », euphémisme jadis utilisé pour désigner la cargaison des négriers – qui étaient parfois d’anciens transporteurs de bois -, démontre qu’Emmanuel Bourcier a du mal à appeler les choses par leur nom, et à accepter la vérité pour ce qu’elle est. Néanmoins, « Le Bois d’Ébène » reflète aujourd’hui, en plus de l’enquête journalistique d’Emmanuel Bourcier, son difficile cheminement intérieur vers l’inacceptable, et même si la plume lui tombe des mains au plus mauvais moment, son livre témoigne encore aujourd'hui, avec autant de sincérité et d'honnêteté que possible, de cette grande faiblesse humaine, qui n’a pas de couleurs ni de pays attitrés, qui s'empare de nous face à l’assumation de nos actes les plus odieux, - et qui nous empêche continuellement de nous comprendre et de nous aimer.

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