Dans ce deuxième tome du dyptique « Le Saucisson À Pattes » (voir ma chronique du premier tome « Fil-À-Beurre » pour le résumé de l'histoire), le ton narratif change légèrement, pour aller vers plus de sophistication.
Ici, le style préfigure les égarements labyrinthiques de Gaston Leroux. Au contraire du premier tome, dont l'action s'étalait sur plusieurs lieux tout au long d'une traque continue, quasiment toute l'action de ce tome se déroule au sein du château de Brivière, investi à la fois par la bande de Coupe-Et-Tranche, par le biais de Suzanne, la fausse comtesse de Méralec, mais aussi par le sot et vaniteux général Labor, et enfin par nos amis Meuzelin, Vasseur, Fil-À-Beurre, Fichet et Lambert, sous de fausses identités.
En effet, les fausses identités gravitent en pagaille tout autour de ce pauvre général Labor, représentant de l'autorité impériale qui, bien vite, ne sait plus qui est qui, ni qui il doit arrêter. Quant au château de Brivière, rempli de passages secrets et de souterrains à plusieurs niveaux, le lecteur s'y perd volontiers avec les personnages, tant Eugène Chavette pousse la complexité de ce labyrinthe jusqu'à ses derniers retranchements, ne reculant devant aucune grosse ficelle pour arriver à ses fins.
C'est à nouveau pour Chavette l'occasion de multiplier les retours en arrière, ceux-ci se faisant en plus sur des périodes parfois vieilles de cinq ou six ans, comme la mésaventure du Vicomte de Biéleuze manipulé par la perfide Suzanne ou les premières années du nain Croutot, au service du notaire véreux Taugenciel.
Tous ces gens n'arpentent ce château plus ou moins désert que pour parvenir à repérer le trésor caché de la comtesse de Brivière, laquelle, avant de mourir, a caché sa fortune dans un lieu secret au temps de la Révolution.
Cardeuc, dit le Marcassin, se révèle être le chef secret de la bande de Coupe-Et-Tranche : c'est par le nain Croutot qu'il a appris l'existence de ce trésor que recherche aussi, en solitaire, le Beau-François, décidé à se retirer du banditisme une fois fortune faite.
Cette convergence de près d'une vingtaine de personnages au sein d'un château empli de militaires, à travers ses murs creux et ses caves aux portes pivotantes et aux trappes à bascule, forment la quasi-intégralité de ce deuxième tome, qui gagne en complexité ce qu'il perd, hélas, en réalisme. Car ici, la fantaisie est totale, le point d'orgue de l'absurde étant le moment où Gervaise, apprenant que son père était un bandit que l'on a décapité, saute par désespoir du deuxième étage du château et atterrit brutalement au sol, après avoir traversé la verrière d'une jardinière, sans rien se casser, ni même se faire une hémorragie. Transbahutée comme un sac de patates par le Beau-François puis par la perfide Suzanne, qui l'abandonne dans un caveau sans air, Gervaise se réveillera sans une égratignure ni même une bosse, pour se réfugier enfin dans les bras de Vasseur, d'où elle ne bougera plus.
Evidemment, tout cela est hautement nanardesque, d'autant plus que Chavette a vraiment voulu tisser des liens évènementiels entre tous ces personnages afin que chacun ait son rôle à jouer, y compris lui-même... qui apparait tardivement sous les traits du pique-assiette boulimique Pitard, personnage jusque là anecdotique, pour démêler l'écheveau de ce noeud d'intrigues avec une dérisoire facilité, sans qu'il eût été possible de résoudre quoi que ce soit sans son intervention inattendue.
414 pages ne sont pas de trop pour explorer tous les méandres de ce château plus troué qu'un gruyère et dont les souterrains s'étalent à des kilomètres à la ronde, tout en revenant ponctuellement à des évènements anciens, impossibles à deviner, qui éclaircissent par petites touches le mystère de ce fabuleux trésor enfoui, dont on apprend au final que l'on savait depuis plusieurs chapitres qu'il n'existait plus, puisque le vicomte de Biéleuze s'était ruiné pour Suzanne, bien entendu en piochant dans le trésor maternel. Il est assez cocasse que l'une des plus acharnées à vouloir trouver ce trésor soit précisément celle qui en a bénéficié quotidiennement, du temps où elle était la maîtresse du vicomte de Biéleuze.
Ce récit abracadabrant, mais mené de main de maître par un auteur astucieux et qui tient à démontrer l'ampleur de son astuce, se termine dans un bain de sang collectif, où tous les bandits sont massacrés et où seul, parmi les héros, l'énigmatique "Fil-À-Beurre" tombe au champ d'honneur en tuant enfin de ses mains ce Beau-François dont il voulait tirer vengeance depuis si longtemps. Par ailleurs, "Fil-À-Beurre" est heureux de mourir, car il aimait Gervaise, qui aime Vasseur, et il eût donc été malheureux de vivre avec cet amour contrarié.
Tout cela, on le voit, n'est pas très sérieux, mais ce roman est écrit et mis en scène avec beaucoup de sérieux, tout en laissant une grande place à un humour cocasse à la façon d'Alexandre Dumas, quoique plus volontiers boulevardier dans ses thèmes.
Bien que Vasseur et Gervaise soient les Roméo et Juliette de ce récit, ils demeurent assez inconsistants, et l'on sent fort bien qu'Eugène Chavette s'attarde surtout sur les personnages ambigüs et énigmatiques : l'insoupçonnable Meuzelin, le bizarre "Fil-À-Beurre", la cruelle et perverse Suzanne, la brutale "La Saute", l'ogre velu Cardeuc, tous au final étant des purs produits de ces années chaotiques qui suivirent la Révolution Française.
Si le roman n'a pas de prétentions historiques, il n'en est pas moins un portrait fidèle des moeurs d'une époque qu'Eugène Chavette semble avoir soigneusement étudiée, donnant ponctuellement des détails historiques et géographiques très précis sur les lieux de l'action, ou sur la mentalité de l'époque. Il n'y a finalement que l'intrigue en elle-même qui semble avoir été volontairement improvisée de manière à sembler imprévisible, sans doute même aux yeux de son auteur. C'est sans doute au fur et à mesure qu'il réalisait quelques oublis non explicités que Chavette faisait une pause, et inventait un flashback qui lui permette de trouver une explication à toutes les incohérences résultant de son improvisation narrative.
De ce fait, certains passages sont interminables (la scène à la Biche Blanche notamment) comme certains retours en arrière, qui sont presque des nouvelles à part entière au sein du roman. Tout cela n'aide pas à y voir clair dans cette histoire, et peut-être est-ce aussi ce que Chavette souhaitait imposer au lecteur. Mais il est plus probable de penser que, ne pouvant se hisser au niveau de maîtrise d'un Alexandre Dumas ou d'un Paul Féval, Eugène Chavette ait louvoyé en faisant de son histoire un chemin chaotique bardé d'obstacles, d'impasses, de morts subites qui changent tout, et de personnages qui se révèlent tout à coup être différents de ce que l'on supposait. C'est de toutes ces montagnes russes et de ces interminables mises en abyme (Il n'est pas rare qu'un brusque retour en arrière soit lié à un personnage qui raconte sa rencontre avec un autre personnage qui lui raconte sa propre histoire) que renaît en permanence le suspense afin que l'attention du lecteur soit toujours relancée. Mais tout refermant le roman, on a tout de même un peu la sensation de s'être fait rouler par un fumiste habile qui a passé 800 pages à nous raconter un peu n'importe quoi pour nous faire croire qu'il maîtrisait son sujet.
Il n'empêche, s'il y a bien des choses à redire concernant le réalisme des situations, l'inconsistance des personnages, le relent volontiers misogyne avec lequel les personnages féminins sont qualifiés et, plus généralement, le côté parfois un peu bâclé et mal ficelé du roman, on ne peut nier que, pour peu qu'on se laisse prendre au jeu, on ne s'ennuie pas une seconde, et qu'un auteur capable de n'importe quoi sur le plan scénaristique est tout bonnement un conteur imprévisible et fou qui sait maintenir en éveil la curiosité du lecteur.
Tout cela fait de ce « Saucisson À Pattes » une sorte de tour de magie qui, une fois que le truc nous est révélé nous semble tout bête, mais voilà, reconnaissons qu'avant que le secret soit défloré, non seulement on a marché, mais on a couru. En ce sens, Eugène Chavette a signé un excellent roman-feuilleton historique, dont il est parvenu à sublimer les défauts pour en tirer quelque chose d'inattendu.
Bien que très daté aujourd'hui, tant par ses ficelles que par le genre très désuet auquel il appartient, « Le Saucisson À Pattes » d'Eugène Chavette est une aimable curiosité, à la fois surprenante et académique, qui prouve l'incroyable richesse narrative du roman-feuilleton au XIXème siècle, et qui explique la grande ferveur populaire dont il a si longtemps joui.
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