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EUGÈNE PUJARNISCLE - « Le Bonze Et le Pirate » (1931)


Une curiosité que ce petit chef d'oeuvre méconnu du roman d'aventures coloniales par un écrivain méridional au langage truculent, passionné par l'Indochine Française, et y passa l'essentiel de sa vie.

Les romans d'Eugène Pujarniscle sont globalement du pur divertissement, même si cet auteur se complaisait volontiers dans l'âpreté et la cruauté des pirates, dans le monde des trafiquants d'opium, et de manière plus générale, dans tout ce qui était illégal sous l'ordre colonial et qui se pratiquait tout de même. Il est d'ailleurs très étonnant que « Le Bonze Et le Pirate » ait été publié dans une collection destinée à la jeunesse, car c'est un roman qui comporte des scènes de meurtres assez dures, des scènes érotiques assez explicites et qui fait volontiers l'éloge de la dépendance à la drogue. Evidemment, tout cela est de nature à enfiévrer les esprits adolescents, mais tout de même...

En dépit du cadre exotique grandiose, « Le Bonze Et le Pirate » est avant tout une histoire de gangsters. Plus précisément, celle de Maximilien Réclavier, un aventurier marseillais installé à Hanoï depuis les années 1880, et que l'auteur croise dans un bar, en 1914, alors que Réclavier est au soir de sa vie. Devenu un vieil homme tanné par le soleil, et totalement adapté à la vie locale, au point de ne même plus avoir l'air d'un européen, Réclavier est tout surpris d'être reconnu par un jeune colon, et en sa compagnie, tout en vidant quelques verres, il va raconter l'histoire de sa vie

C'est-à-dire l'histoire d'un hors-la-loi patenté, d'un trafiquant d'opium ayant développé des trésors d'ingéniosité pour passer la drogue au nez et à la barbe des autorités indochinoises. Méprisé par l'administration coloniale française, il s'acoquine plus volontiers avec les bandits annamites et thôs du Tonkin, région aujourd'hui disparue du Nord-Vietnam. Sa fortune s'accroit considérablement, et il décide donc de prendre une épouse. Ce qui dans I'Indochine des années 1880, revient à l'acheter. La jeune Liên n'est pourtant pas une fiancée idéale : elle a déjà beaucoup pratiqué dans des maisons closes, mais Maximilien se sent très attiré par elle, et il aime autant avoir une experte à la maison. Alors qu'il descend passer sa nuit de noces dans le palais qu'un ami bonze quelque peu paillard lui prête, il croise sur le chemin une bande de pirates qui le regardent avec ironie. N'y prenant pas garde, il s'enivre le soir plus que de raison et se réveille seul, et totalement dépouillé de son argent. Comprenant que le bonze est forcément complice de cette forfaiture, il parvient à le faire parler : la bande de pirates croisée la veille est bien responsable de l'enlèvement de Liên et du vol de l'argent. Ils ont aussi obligé le bonze à mettre un soporifique dans la bouteille d'alcool bue la veille par Réclavier. Cette bande est celle de De-Khêt, le plus fameux pirate de la région. Liên lui plaisait, aussi s'en est-il emparée pour en faire sa concubine.

Commencent alors une guerre personnelle entre Réclavier et De-Khêt, qui va s'étaler sur près d'une décennie, durant laquelle chacun fait un mauvais coup à l'autre, reprend Liên, puis fait prisonnier son rival, pour lui réserver une torture inédite, mais celui-ci parvient à s'enfuir et tout recommence... L'essentiel du roman repose sur ces multiples tentatives.

Liên est finalement assassinée par De-Khêt, car elle préférait clairement Réclavier. Celui-ci n'a alors plus qu'une idée : tuer De-Khêt, pour venger sa douce amie. Entre les deux hommes qu'une haine durable oppose nait au fil des ans une sorte d'amitié perfide, qui n'exclut pas les tentatives de meurtres ou les dénonciations à la police coloniale, chacun s'étant au final habitué à poursuivre l'autre et à tenter de l'abattre. Ce sera finalement Maximilien Réclavier qui, par une ruse abjecte, parviendra à forcer De-Khêt à se rendre aux autorités, lesquelles le décapiteront purement et simplement.

Dans l'existence de Maximilien Réclavier, un grand vide succède à ces années de joute permanente, et l'ex-trafiquant, réinséré dans la société civile pour avoir permis la capture du pirate, tombe finalement dans l'alcoolisme, avec un sentiment d'échec absolu.

C'est l'auteur de ce récit qui va lui redonner une raison de vivre. En effet, il apprend à Réclavier que la France est entrée en guerre contre l'Allemagne. Réclavier avait presque oublié l'existence de son pays natal, et il décide alors de rentrer en France et de se porter volontaire pour aller au front. Son interlocuteur tente de le décourager, car Maximilien Réclavier est trop vieux pour faire un bon soldat. Celui-ci rétorque qu'il n'est pas trop vieux pour faire un bon mort, et si avant cela, il peut se montrer utile à quelque chose, même à son pays natal qu'il a si longtemps délaissé, il sera déjà très heureux d'avoir vécu jusque là. Réclavier quitte le bar, en laissant sur la table, devant l'auteur, son verre de whisky encore aux trois quarts plein, ce qui ne lui était jamais arrivé...

D'une écriture fluide, volontiers cynique, un tantinet anarchiste, « Le Bonze Et le Pirate » est le très vivifiant portrait d'un hors-la-loi à la fois roublard et sentimental, plus tourmenté au fond qu'il ne veut le laisser paraître. Dans cette immersion crédible et nerveuse de l'Indochine des bas-fonds, Eugène Pujarniscle partage sa fascination enfiévrée pour ces terres exotiques qui n'obéissent à aucune loi mais où règne au final une certaine sincérité humaine, aussi atroce puisse-t-elle parfois se montrer. Pour autant, le roman n'est pas à considérer sur le plan documentaire : il s'agit quand même d'une Indochine de pacotille, faite pour faire rêver les adolescents, avec ce cocktail toujours très efficace de sang, de sexe et de dérision. On trouve finalement quelque chose de "punk" avant l'heure dans cette aventure qui, mise en bandes dessinées, aurait trouvé parfaitement sa place dans le "Métal-Hurlant" des années 80.

Mais malgré cette dimension adolescente, dans laquelle chacun sera libre de retrouver des éléments de sa jeunesse enfuie, « Le Bonze Et le Pirate » est un roman qui dépasse de loin la littérature de jeunesse. Il peut sembler aussi plaisant qu'irritant, aussi odieux que délicieusement inconvenant, aussi immoral que férocement drôle, et il faut bien reconnaître que l'humour noir et absurde des Monty Python n'en est pas très éloigné. Il faut surtout y voir, à mon sens, un chef d'oeuvre d'incarnation littéraire et fantasmatique de cet âge de l'adolescence où l'on tire une joie farouche de voir piétinées toutes les valeurs morales religieusement inculquées durant l'enfance. De plus, l'auteur a malgré tout l'intelligence de rappeler que l'on ne se construit pas sur du nihilisme pur. Bien qu'un peu vieillotte dans sa forme, la fin du roman rappelle que si la vie n'a pas de sens, c'est peut-être parce que c'est à chacun de nous de lui en donner un, et qu'il n'est jamais trop tard pour faire quelque chose d'un peu grandiose, à ses yeux et à ceux des autres. Evidemment, il n'est plus question aujourd'hui de mourir sur un champ de bataille, mais les alternatives plus constructives ne manquent pas à notre époque, et c'est aussi bien comme cela.

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