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EUGÈNE SUE - « La Coucaratcha » (1832/1834)


Pour la postérité, Eugène Sue est resté, et restera pour toujours le grand feuilletoniste social qui signa, de 1842 à 1843, la vaste fresque sociale « Les Mystères de Paris », dont l'immense succès et l'impact auprès du peuple français furent directement responsables de la révolution de 1848, et la chute définitive de la monarchie.

De par la prodigieuse influence de son oeuvre littéraire, Eugène Sue représente à lui seul le pionnier français de ce que l'on appelle aujourd'hui "l'extrême-gauche", un républicanisme contestataire et radical qui s'attaque autant aux pouvoirs politiques bourgeois et aristocrates qu'aux différents clergés qui participent à l'embrigadement des peuples.

On en oublierait presque que cet ardent défenseur du peuple n'en était pas directement issu. Eugène Sue est en effet né dans la soie, étant le fils du médecin et chirurgien personnel de Napoléon, puis du roi Louis XVIII à partir de 1815. Sa marraine est par ailleurs rien moins que l'impératrice Joséphine de Beauharnais en personne.

Son adolescence sous la Restauration est celle d'un dandy mondain, flambeur, collectionneur de femmes, qui n'hésite pas à afficher son attachement à la monarchie, fréquentant et faisant la noce avec des aristocrates de son âge. C'est par ailleurs ce train de vie fastueux qui le conduit au bord de la ruine, après la mort de son père et la dilapidation effrénée de son héritage. L'urgence de se refaire amène Eugène Sue à la littérature.

Il est donc un auteur prolifique depuis douze ans quand il se lance dans l'aventure du roman-feuilleton. Mais qu'a-t-il donc écrit durant ces douze premières années ?

D'abord des romans d'aventures exotiques et maritimes, puis des romans historiques, enfin quelques premiers romans sociaux qui le mèneront ensuite au feuilleton, mais qui restent encore du mélodrame sans aucune portée politique. C'est l'une des raisons pour lesquelles cette première période littéraire est en général tenue pour négligeable par les admirateurs de l'écrivain. Eugène Sue n'est qu'un conteur de récits divertissants, il n'est pas encore le grand justicier social qui est encore tant admiré.

Pourtant, ses romans maritimes ont étonnamment bien vieilli, bien plus d'ailleurs que ses romans-feuilletons qui accusent la désuétude de leur époque. En témoigne ce qui fut son unique recueil de nouvelles, « La Coucaratcha », transcription inexacte du mot espagnol "Cucaracha" (qui désigne le cafard – l'insecte, et non le surnom donné au chagrin), lequel importé au Mexique et célébré dans une chanson mondialement célèbre, est devenu un synonyme de "marijuana". Cependant, du temps d'Eugène Sue, qui se réfère ici exclusivement au sens originel espagnol, le nom "Cucaracha" était donné à une sorte d'excitation qui donne envie de faire la fête, de chanter, de danser et de faire l'amour, comme si on était soudainement piqué par une petite bête qui nous inoculerait une sorte d'excitant (métaphore par ailleurs totalement diffamatoire : le cafard est un insecte parfaitement inoffensif, qui ne possède ni dard, ni pinces, ni mandibules acérées).

« La Coucaratcha » est un recueil de récits de jeunesse, courtes nouvelles ou longs contes, publié initialement sur deux ans, en trois volumes, et qui par un effet de malédiction qu'aucun éditeur ne semble prêt à corriger, n'a jamais été réédité dans son intégralité après la mort d'Eugène Sue en 1857. Vous ne trouverez donc, depuis 165 ans, que des volumes solitaires, qui ne présentent qu'une sélection de nouvelles, laquelle très souvent varie d'une édition à une autre.

Je parlerai donc uniquement de cette seule édition de 1967, en beau livre relié, présentée dans la collection des Trois Couronnes, publié par Odège-Presse, préfacé par Francis Dumont et enluminé par d'anciennes gravures colorisées en orange vif par Jacques Sternberg, dont on se demande bien ce qu'il allait faire dans cette galère.

Cette édition présente 7 nouvelles qui sont les suivantes :

- « Voyages et Aventures en Mer de Narcisse Gélin » : court récit teinté d'humour noir racontant comment Narcisse Gélin, poète éprise de fantaisie, rêvant d'aventure, s'embarque sur un navire, se désespère durant le trajet qu'il n'y ait ni tempête, ni ouragan, ni attaque de pirates, puis se réjouit enfin que son navire soit attaqué par des pirates. Hélas pour lui, il est extrêmement surpris de les voir piller le navire sans même qu'il y ait de combat, et encore plus surpris d'être pendu haut et court avec le reste de l'équipage.

- « Le Présage », chronique d'une bataille navale, où un marin superstitieux, voyant un signe du ciel dans le fait que son couteau pliant se soit ouvert tout seul à deux reprises, commet une série de maladresses, persuadé qu'il va lui arriver malheur, et finit par aller se cacher dans la cale, où il est cueilli par un boulet ennemi.

- « Crâo », chronique sociale montrant un groupe d'aristocrates décadents, qui s'amusent à faire croire à un paysan simplet du voisinage que l'une de leurs femmes est secrètement amoureuse de lui. Celle-ci le convainc qu'il a un réel talent d'acteur, et le pousse à jouer une pièce de théâtre avec elle. Évidemment, tout cela n'est fait que pour se gausser de l'imbécile à peine lettré, qui est en réalité le dindon de la farce. Quand le jeune homme comprend que tout le monde se moque de lui, y compris la femme dont il est amoureux, il se jette sur elle, l'étrangle, puis tirant un couteau de sa poche, il se l'enfonce dans le cœur. Les spectateurs qui assistent à la scène mettent un moment à comprendre que ce à quoi ils viennent d'assister ne fait pas partie de la pièce...

Cette nouvelle est à la fois la plus longue et la plus faible du recueil, tant elle est prévisible et trop simpliste. C'est aussi le seul récit qui ne soit pas maritime.

- « Mon Ami Wolf », l'une des deux meilleures nouvelles de ce récit, nous montre le narrateur, soldat et marin, rencontrant, lors d'une fête sur un navire allié britannique, un autre soldat anglais du nom de Wolf. Les deux hommes sympathisent, s'enivrent plus que de raison et forment une vraie paire d'amis en fin de soirée. Passablement éméché, Wolf raconte alors une histoire qui le tourmente et dont il n'a jamais parlé à personne : quelques années plus tôt, lors d'une permission à Porto-Venere, en Italie, Wolf s'est amouraché d'une fort belle italienne, et après l'avoir longuement courtisée, se préparait enfin à passer la nuit avec elle, lorsque son capitaine, qui le cherchait partout, le rejoignit avec une barque chez son amante pour lui annoncer que par ordre royal, il fallait repartir tout de suite. Wolf tenta au moins de négocier sa nuit d'amour, mais le capitaine fut inflexible, et malheureusement, toute désertion en temps de guerre était punie du peloton d'exécution.

Wolf reprit donc immédiatement la barque avec son capitaine, mais entre temps une tempête s'était levée, la mer était démontée, et une vague bouscula la barque et fit tomber le capitaine dans l'eau, à un mètre d'un inquiétant tourbillon. Le capitaine appela à l'aide, mais Wolf, tétanisé, voyant là un moyen de retrouver son italienne, laissa son capitaine se noyer sans l'aider à remonter, et courut rejoindre son amante. Le lendemain, à son retour à bord alors que tout l'équipage est inquiet, il prétendit n'avoir pas vu le capitaine, et on en déduisit que l'officier s'était noyé. Son corps fut retrouvé quelques jours plus tard, alors que le navire avait déjà levé l'ancre.

Wolf vit depuis avec la honte d'avoir assassiné indirectement son capitaine, pour une histoire d'amour qui fut hélas sans lendemain, car il apprit que la jeune italienne était morte d'une maladie foudroyante quelques semaines plus tard, lorsqu'il put enfin retourner la voir.

Le lendemain de cette confession, alors que chacun a regagné sa cabine, Wolf provoque en duel son nouvel ami, car, dégrisé, il ne peut supporter la honte qu'une autre personne connaisse son terrible secret. Malgré ses réticences, le narrateur et accepte, et tue son ami Wolf au cours d'un duel au pistolet. Quand il se penche pour regarder l'arme de son adversaire, le narrateur se rend compte que son pistolet n'était pas chargé. Wolf a sciemment voulu mourir.

- « Relation Véritable des Voyages de Claude Belissan, Clerc de Procureur » : deuxième chef d'oeuvre de recueil, et là aussi, une très belle incursion dans l'humour noir. Grand benêt naïf répudié par sa fiancée qui lui préfère un fringant aristocrate, Claude Belissan se réfugie dans un humanisme béat et utopique, rêvant d'une humanité pénétrée d'équité et de fraternité. Son prosélytisme envahissant lui vaut une foule d'ennuis avec des gens qui en sont agacés, au point que fuyant la civilisation à bord d'un navire, où il manque de se faire jeter à la mer à force de prétendre solutionner toutes les injustices qui ont lieu parmi l'équipage, il finit par arriver sur une île habitée par un peuple sauvage, qu'il espère convertir à ses idées. Mais les sauvages, ne comprenant pas un traître mot de ce que dit Claude Bellissan, le jugent seulement gras et appétissant, et comme ils sont cannibales, ils le tuent et le dévorent.

- « Un Corsaire » : Excellente nouvelle également, sur un jeune homme qui se voit présenté lors d'un dîner à un célèbre corsaire qui défrayait la chronique vingt ans plus tôt, et qui se révèle un très embourgeoisé vieillard semblable à n'importe quel petit notable. D'abord dubitatif, le jeune homme se laisse totalement convaincre lorsque le vieillard lui raconte son évasion quasi-désespérée d'un bagne anglais fort sécurisé au milieu de marais périlleux, dans les environs de Portsmouth.

- « Les Montagnes de la Ronda », enfin, dernière nouvelle de ce recueil, narrant les imaginaires démêlés de l'auteur avec Tintilla, une belle bohémienne dont il était épris, et son brigand de père, Hasth'y, avec lequel il fait quelques mauvais coups, moins par nécessité que parce que ces deux personnages l'amusent. Mais à la suite d'une attaque de fiacre, où se trouve une femme d'une exquise beauté que l'auteur ne peut s'empêcher d'admirer, il subit une crise de jalousie féroce de Tintilla qui le fait tomber avec son cheval au fond d'un ravin. Sauvé de justesse par l'équipage du fiacre, il poursuit ensuite son chemin sans plus jamais chercher à revoir Tintilla.

Des années plus tard, alors qu'un ami lui fait visiter la ville de Perpignan, il est invité à une grande noce où un jeune bourgeois local se prépare à épouser la fille d'un baron récemment installé dans la ville. Quelle n'est pas la surprise du narrateur en reconnaissant Tintilla en la promise, et Hasht'y sous les traits du soi-disant baron. Se faisant discrètement reconnaître de Tintilla, terrifiée, il lui propose un marché : il ne révèle rien de leur identité réelle, en échange du droit de posséder une dernière fois Tintilla le soir même, celui de la nuit de noces.

Tintilla est donc obligée de discrètement enivrer son mari durant le repas des noces, jusqu'à ce qu'il tombe inconscient. Demandant alors à l'auteur de l'aider à transporter son mari dans la chambre nuptiale, tous deux placent le mari toujours ivre mort dans un coin de la chambre avant d'inaugurer le lit nuptial. Le lendemain, prétextant avoir passé la nuit chez son père après avoir été prise de terreur tant son mari ivre était empressé, Tintilla acceptera finalement les excuses de son mari docile, qui ne se souvient de rien mais se sent sincèrement affligé d'avoir fait du mal à sa femme. Quant à l'auteur, il abandonne Tintilla à sa nouvelle vie, charmé de l'avoir si joliment tenue dans ses bras pour la dernière fois.

« La Coucaratcha » démontre tout l'immense talent de conteur d'Eugène Sue, encore plus à l'aise dans le texte court que dans ses célèbres romans fleuves. Rédigées avec fluidité et inspiration, avec aussi beaucoup de rythme et d'astuce, ces nouvelles au parfum d'aventure n'ont rien perdu de leur vigueur et de leur drôlerie, et l'on espère qu'un jour, on rendra enfin justice à ce magnifique recueil avec une édition complète et définitive.

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