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EUGÈNE SUE - « Plick et Plock » (1831)


Volontiers éclipsés par « Les Mystères de Paris » et par les romans feuilletons sociaux qui ont suivi, les premiers romans d’aventures maritimes d’Eugène Sue ont pourtant mieux vieilli que ses titanesques romans-fleuves, dénonçant des injustices sociales désormais résolues et des pouvoirs monarchistes et impériaux tombé depuis aux oubliettes. On continue de célébrer le partisan du peuple sans plus tellement le lire, et c’est un tort car Eugène Sue, issu pourtant de la très haute bourgeoisie bonapartiste, à la tête d’une fortune qu’il dilapida dans d’interminables noces et aventures galantes, écrivit en tout premier lieu par délassement. C’est seulement lorsqu’il se retrouva ruiné qu’il se jeta à corps perdu dans le roman-feuilleton, auquel il insuffla, pour la première fois, un message politique particulièrement subversif, et dont il est acquis aujourd’hui qu’il joua un rôle crucial dans la chute de la Monarchie de Juillet. Pourtant, si l’on pouvait soupçonner Eugène Sue d’un certain intérêt pécuniaire dans sa brutale conversion au roman-feuilleton, force est de constater que dès ses débuts, Eugène Sue laissa perler un esprit anarchisant, rebelle et surtout violemment politique et anticlérical. On se demande même comment ce chirurgien de marine, roublard, insolent, ayant brûlé sa jeunesse dans des terres exotiques dont il revint avec la fièvre jaune, parvint à convaincre un très honorable journal de faire publier en feuilleton deux courts romans ahurissants, dont il conçut l’idée durant sa rémission de la fièvre jaune, deux romans racontant d’ailleurs un peu la même histoire, et dont il n’aurait pu faire qu’un seul récit. « Kernok Le Corsaire » est le premier de ces romans, et c’est le plus court d’Eugène Sue, puisqu’il ne cumule qu’une petite centaine de pages. Sans doute à cause d’une censure liée au pouvoir royal, « Kernok Le Corsaire » fut d’abord publié sous le titre « Kernok Le Pirate », et ce titre modifié persista au point d’être encore aujourd’hui celui des récentes rééditions de ce petit roman, même si toute sa vie Eugène Sue réimprima à chaque fois ce roman avec le titre qu’il avait primitivement choisi. Pourtant, Kernok est bien un corsaire, c’est-à-dire un pirate dont les abordages ne se font qu’envers les bateaux ennemis de la France, et dont les trésors pillés sont destinés aux caisses du royaume. Mais on a longtemps voulu croire, en France, que les corsaires n’étaient pas vraiment des pirates, de même que l’on juge toujours encore que les employés du contre-espionnage ne sont pas eux-mêmes des espions. La mission étant nationale et patriote, elle ne peut qu’être grandiose, même si elle est belliqueuse. L’exemple historique du gentleman-corsaire Robert Surcouf, qui poussait la gentillesse jusqu’à raccompagner, quand il y avait des dames, l’équipage du vaisseau pillé jusqu’au port le plus proche, a entretenu cette légende du corsaire bien éduqué, respectueux de ses adversaires, soucieux de ne pas verser inutilement du sang. Or, le Kernok d’Eugène Sue est une véritable fripouille, mais une fripouille sympathique. C’est un homme férocement cruel mais joyeux et pétri d’humour noir, qui met un point d’honneur à achever ses victimes de manière ludique et originale, et ne manque jamais de faire un bon mot face à des cadavres fraîchement mutilés par ses hommes. Sadisme ? Oui, mais pas seulement : avant tout, c’est un homme libre, ou plus exactement libéré : des scrupules, de la morale et du carcan douloureux du Bien et du Mal. Malgré la cruauté de ses actes, Kernok fascine parce qu’il se place au-delà de la morale, et ne fait de son existence qu’une grande fête sauvage où tout est dérision, excepté les sens primitifs. Objet, au début de ce récit, d’une prophétie annonçant sa mort prochaine dans d’atroces circonstances, Kernok s’en gausse, et il a bien raison, car la mort fauchera bien des gens autour de lui, mais le laissera vivre vieux et respecté, mourant finalement à 60 ans passés, dans son lit, d’une combustion spontanée pour avoir trop bu d’eau-de-vie. Les deux seuls amis survivants qui lui restent assisteront goguenards à la cérémonie funèbre, en se moquant des louanges stupides du curé, car eux sont bien placés pour savoir à quel point ce paroissien-là n’avait que faire d’aller au paradis. Drôle, féroce et anarchiste avant l’heure, « Kernok Le Corsaire » est écrit d’un trait, avec une extrême fluidité, et une crudité qui à l’époque devait être bien plus choquante qu’aujourd’hui – quoique deux siècles plus tard, ce roman recèle des passages qui sont encore très choquants. Inspiré alors du « Corsaire Rouge » de James Fenimore Cooper, qui publia d’abord son roman en 1827 en français à Paris, où il était en villégiature, Eugène Sue s'appropria l’esprit de l’auteur américain, tout en y insufflant une noirceur nihiliste et déjà très politisée, moins ambitieuse mais plus percutante, qui aujourd’hui encore semble incroyablement moderne. Si l'on ne savait pas que ce petit livre avait été écrit en 1829, on refuserait d'y croire... Il sera plus dur de répandre autant d’éloges sur « El Gitano », le second roman, un peu plus long (260 pages), publié lui aussi en feuilleton dans le journal « La Mode », dont le lectorat peu formaté aux histoires de pirates, dût passer par d’étranges émotions. C’est un roman " hispanisant", au style à la fois ampoulé et malhabile, d’un romantisme exacerbé qui confine assez souvent au ridicule, et se répand en de nombreux clichés caricaturaux. Il faut croire qu’Eugène Sue, qui avait pourtant beaucoup voyagé, connaissait bien mal l’Espagne. El Gitano n’est pas un corsaire, ni un pirate mais un simple contrebandier : un contrebandier au grand cœur, fournisseur du clergé, lequel aime à commander en secret les richesses qu’il ne peut faire entrer dans les monastères par la grande porte. Occasionnellement, El Gitano et son équipage font aussi des razzias dans les villes côtières, y pillant les commerces et violant les jeunes filles qui ne se barricadent pas assez efficacement. Et justement, à Santa-Maria, un quartier de Cadix, on s’inquiète de la venue prochaine d’El Gitano, la population ne se doutant pas que la principale motivation d’El Gitano pour croiser dans ces eaux est précisément le clergé auprès duquel les pauvres gens vont prier pour leur sauvegarde. Mais le clergé est bien occupé, car comme chaque année, la ville de Cadix célèbre une coutume qui consiste à accompagner une jeune vierge jusqu’au couvent, au sein duquel la jeune femme passera l’essentiel de sa vie. Mais, dissimulé parmi la population, El Gitano aperçoit Rosita, la jeune vierge choisie pour le rituel de cette année, et en tombe instantanément amoureux. Profitant du chaos provoqué par une course de taureaux, il se démasque en maîtrisant un bovidé et dédie sa victoire à Rosita. Chacun comprend alors que le contrebandier projette de déshonorer ou d’enlever la jeune fille. Celle-ci se retrouve étroitement surveillée, mais déjà éprise d’El Gitano, elle parvient à convenir avec lui d’un rendez-vous. Hélas, des gardiens aperçoivent le contrebandier, et tirent sur lui à bout portant. El Gitano se retrouve gravement blessé. Rosita, choquée par ce traquenard, en meurt de saisissement. Hâtivement jugé et condamné par la justice de Cadix, El Gitano dispose néanmoins du temps de faire promettre à son fidèle second, Fausillo, de venger sa mort. Après l’exécution du contrebandier, Fausillo se rend à Tanger, où il récupère une marchandise spécifiquement conservée là par El Gitano pour un usage futur : des vêtements précieux venus d’Orient, ayant appartenus à de riches pestiférés et imprégnés encore du virus de la peste. Déguisé en simple marchand, Fausillo revient ensuite à Santa-Maria, et y vend à très bas prix ces vêtements de luxe infectés. Toute la ville se les arrache, et bientôt la peste se répand dans toutes les couches de la population : au final, 29 732 habitants de Cadix meurent de la terrible maladie. La vengeance d’El Gitano est accomplie… On comprend fort bien qu’après une telle conclusion, le journal « La Mode » ait fait comprendre à Eugène Sue que l’on se passerait désormais de ses services... Dès 1831, Eugène Sue fait rééditer chez d’obscurs petits éditeurs (en général des libraires qui disposaient d’une presse) un volume rassemblant « Kernok Le Corsaire » et « El Gitano » sous le titre assez insolite de « Plik et Plok », qui, à la faveur d’une nouvelle édition en 1840, sera définitivement orthographié « Plick et Plock ». Le choix de ce titre global reste très incertain, si ce n’est qu’effectivement, dans « Kernok Le Corsaire », il y a un personnage nommé Plick qui fait une brève apparition, et dans « El Gitano », un personnage nommé Plock qui est également cité. Ces noms pourraient venir d’une publication pour enfants très populaire signée par l’allemand Lothar Meggendorfer, dont les petits lutins fétiches, « Lack Und Luck », avaient été rebaptisés en français « Plick Et Plock », des noms que reprendra bien plus tard l’illustrateur français Christophe pour ses propres « Malices de Plick et Plock ». Peu germaniste et incertain de l’orthographe, Eugène Sue aurait pu mettre quelques années avant de réaliser qu’il avait mal rédigé ces noms. L’intérêt aussi du choix de ce titre, outre la plaisanterie, était peut-être de relier entre eux ces deux premiers courts romans, dont les intrigues sont voisines, et qui posent finalement les fondations du style et de l’esprit d’Eugène Sue, malgré une certaine pauvreté de la forme. Kernok, comme El Gitano, sont des rebelles hédonistes et rigolards, qui s’abstraient de la religion, de la morale et de la légalité. Plus sentimental, El Gitano sera victime des conséquences de cette sentimentalité, mais sa mort sera vengée par celle de presque 30 000 hommes et femmes ordinaires. Étrange sens de l’équité, et morale hautement discutable, bien qu’il y ait dans « El Gitano » une préoccupation de justice parallèle qu’il n’y a pas dans « Kernok Le Corsaire » Derrière ces deux héros négatifs et individualistes, se dégage clairement un embryon de pensée anarchiste, tournée vers la destruction farouche et déterminée des institutions les plus morales de la société humaine : la religion et la justice. La dangerosité des idées développées par Eugène Sue ne fut probablement pas comprise en ce temps-là. Balzac lui-même ne cachait pas son admiration envers lui, et parlait de « Kernok Le Corsaire » comme d’un chef d’œuvre et d’Eugène Sue comme d’un futur classique. Mort en 1850, Balzac a eu le temps d'assister à toute la justesse de sa prophétie, mais sans doute n’a-t-il pas su deviner jusqu’où irait, avec le soutien populaire, la détermination de celui qui permit le renversement d’une monarchie et qui devint ensuite député de la République. Eugène Sue serait sans doute venu aussi à bout de Napoléon III, si celui-ci n’avait réalisé l’ampleur de la menace et contraint l’écrivain, gravement malade, à s’exiler. Malgré l’achèvement in extremis avant sa mort des « Mystères du Peuple », la censure bonapartiste frappa suffisamment fort pour que la plupart des exemplaires soient détruits, ou interdits d’importation en France. Eugène Sue, l’ogre républicain, était finalement mort précocement d’épuisement nerveux, après 27 années consacrées à faire de la littérature populaire la plus redoutable des armes politiques de son temps. Son impact politique reste encore inégalé à ce jour...

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