Pour parler de « L’Empire des Serpents », roman insolite s’il en est, il faut d’abord commencer par la collection dans laquelle il fut publié en France.
En 1921, les éditions Stock, entreprise familiale active depuis plus de deux siècles, et qui connaissaient déjà, avant la Première Guerre Mondiale, une baisse notable de leur chiffre d'affaires, sont contraintes de mettre la clef sous la porte.
Le fond est racheté par Maurice Delamain et l’écrivain Jacques Boutelleau, qui décident de relancer les éditions Stock en traduisant des œuvres littéraires étrangères, principalement anglo-saxonnes. Ne voulant pas affronter à nouveau la copieuse concurrence des éditeurs français, Delamain et Boutelleau vont donc implanter en France des œuvres littéraires étrangères et inconnues, et se faire une place durable dans le marché du livre des années 1920, durant lesquelles ils seront à peu près seuls sur ce créneau.
Maurice Delamain avait un frère, Jacques Delamain, un célèbre ornithologue, auquel il va confier la première collection de livres spécifiquement consacrée aux sciences naturelles (ce que l’on appelle aujourd’hui de manière quelque peu chamanique « Sciences de la Vie et de la Terre »).
Intitulée « Le Livre de Nature », cette collection dura au moins trois décennies, jusqu’à la mort de Jacques Delamain en 1953. L’ornithologue y avait publié ses propres livres sur les oiseaux, tout en traduisant et en publiant des livres étrangers sur les animaux ou les plantes, avec une liberté éditoriale absolue et des choix totalement arbitraires… Car, on l’a dit, Jacques Delamain était un ornithologue, donc pas vraiment un expert en littérature, ni même un familier du milieu de l’édition. Remarquant que les livres sur des animaux exotiques se vendaient mieux que les autres, il se mit à traduire quelques récits coloniaux anglo-saxons avec la plus parfaite bonne foi, sans s’imaginer un seul instant que ce genre littéraire puisse inspirer des œuvres purement imaginaires ou ouvertement mythomanes.
À sa décharge, il faut admettre qu'il y a un siècle, il était difficile de s'y retrouver, quand on n’y connaissait rien soi-même, entre des récits d’explorateurs tout à fait sérieux et documentés, et des romans exotiques parfaitement saugrenus mais soucieux de tromper leur lectorat avec des gravures soignées et des détails prétendument réalistes. Pas moyen alors de vérifier des informations forcément nouvelles, puisque rapportées depuis peu par des explorateurs revenant tout juste de la découverte d’une terre inconnue.
« L’Empire des Serpents » est un merveilleux exemple de fumisterie qui, en son temps, fut indécelable, au point d’ailleurs que ce "roman", puisque c’en est un, fut réimprimé en France une vingtaine de fois, jusque dans les années 80, et même dans une édition de luxe reliée en toile verte. Un vrai succès de librairie, quoi !
Par ailleurs, en 1937, décrocher les droits d'un livre sur les serpents exotiques, pour un directeur de collection cherchant à sortir des sacro-saints thèmes des oiseaux, des poissons et des insectes, c’était quand même une sacrée bonne affaire. Quant aux auteurs de cet ouvrage, ils semblaient au-dessus de tout soupçon : Frederic Grosvenor Carnochan (1890-1952) était un explorateur et un ethnologue américain d'excellente réputation, tandis que son "nègre littéraire", Hans Christian Adamson (1890-1968), était un journaliste très prolifique d'origine danoise, et vétéran de guerre, lourdement médaillé pour des actes héroïques. Des gens sérieux et courageux, qui connaissent leur sujet sur le bout des doigts et dont on n’attendrait pas un récit complètement dingue. D’ailleurs, l’édition originale de « Empire Of Snakes » en 1934 avait été chaudement accueillie par la critique américaine, et offrait en frontispice la photo du chef Kalola, le chef de la tribu des Hommes-Serpents - ou plus exactement la photo d’un vieux chef africain présenté comme étant Kalola.
Carnochan et Adamson publièrent d’ailleurs en 1935 un second livre, « Out Of Africa » (sans rapport avec le film du même titre sorti en 1985, adapté en fait de « La Ferme Africaine » de Karen Blixen), qui eut apparemment beaucoup moins de succès (il n’a d’ailleurs pas été traduit en français), ce qui mit fin à la collaboration des deux hommes.
« L’Empire des Serpents » narre donc, à la première personne, l’aventure étonnante vécue par Frederic Grosvenor Carnochan au Tanganyika, alors l’une des principales colonies britanniques d’Afrique de l’Est. Depuis son indépendance en 1964, le Tanganyika a incorporé la petite île de Zanzibar, et porte désormais le nom de Tanzanie. L'action se passe dans différents villages des environs de la ville de Tabora.
Carnochan se présente au début du roman comme un spécialiste des serpents – ce qu’il n’est pas -, et raconte alors que sa passion pour capturer et classifier les serpents exotiques lui attire la sympathie immédiate de deux africains chasseurs de serpents, Nyoka et Sefu, qui lui vendent à un tarif très intéressant des espèces non seulement rares, mais fort dangereuses à capturer. Intrigué, Carnochan leur demande l’autorisation de les accompagner à la chasse aux serpents pour voir quelle est leur méthode de chasse, laquelle consiste fort basiquement à enfoncer rapidement la main dans le terrier du serpent, à le saisir par la queue, à le faire tournoyer au-dessus de sa tête puis à l'abattre brutalement au sol (Cela n'est pas sans évoquer la technique d'Obélix avec les sangliers).
Mais alors que Nyoka capture une vipère heurtante, présentée par Carnochan comme l’un des serpents les plus dangereux et les plus mortels au monde (ce qui est faux, la venimosité d’une vipère heurtante est celle d’une vipère ordinaire), celle-ci échappe à la main du chasseur et enfonce ses crochets dans un mollet de Nyoka. Carnochan, terrifié, tente de venir en aide à l’Africain, même s’il sait qu’une telle morsure ne pardonne pas, mais quelle n’est pas sa surprise de constater que même après plusieurs minutes, Nyoka reste debout, en pleine forme, éclatant d'un rire moqueur face à l'air penaud de son B'wana.
Nyoka révèle alors à Carnochan qu’il appartient à la tribu des Wakaioka, les "Hommes-Serpents", une tribu qui voue un culte antique aux reptiles, et adore le Dieu-Serpent Limdimi. La tribu vit retirée et entretient une guerre tribale occasionnelle avec ses voisins les Wanyamwezi ("Nyamwezi" seulement dans le texte original américain), les "Hommes-Porcs-Épics".
Ai-je besoin de préciser que la tribu des Wakaioka, tout comme celle des Wanyamwezi, n’existe pas et n’a jamais existé, ni en Tanzanie ni ailleurs ?...
Carnochan apprend de Nyoka que les Hommes-Serpents ont maîtrisé le venin du serpent, et se font inoculer un produit magique qui les immunise totalement contre n’importe quel venin, même le plus foudroyant. Carnochan est positivement impressionné, et voudrait pouvoir faire connaître cet antidote révolutionnaire en Amérique. Impossible, lui répond Nyoka, seul un Homme-Serpent a le droit de faire sortir l’antidote de la tribu, et uniquement avec l’autorisation de Kalola, l’Empereur des Hommes-Serpents, seul habilité à le fabriquer. Qu’à cela ne tienne, Carnochan est prêt à devenir lui-même le premier Homme-Serpent occidental, si la tribu veut de lui.
Dès lors le roman, dans ses deux derniers tiers, va raconter le long et farfelu rituel d’initiation que Carnochan va devoir traverser pour avoir le droit de devenir le premier "B'wana Ndilema" (Seigneur Serpent Blanc). Cette initiation consiste en une série d’épreuves physiques, relevant d’une multitude de délires vaudous dignes de mauvais films d’épouvante, mêlés d’expérimentations psychédéliques d'inoculation du venin en doses hypnotiques, paralysantes ou hallucinatoires, que Timothy Leary aurait goûté avec beaucoup d'enthousiasme s'il en avait connu la recette.
Tout cela pour apprendre, en fin de course, le secret de l’antidote des Wakaioka, à savoir une pommade noire qu’on étale sous la peau, via des centaines de micro-incisions, et qui transforme l'épiderme humain en une sorte de cuir caoutchouteux rembourré, où les crochets des serpents s’enfoncent à peine. Si, si, je vous assure, c'est vraiment ça, le secret des Wakaioka...
Carnochan parvient à ramener cette onction miraculeuse en Amérique, mais prévient quand même ses lecteurs que, fort inquiet de l’usage militaire et belliqueux que l’on pourrait faire de cette pommade sous-cutanée, il préfère pour l’instant ne pas communiquer ce secret au grand public ni au gouvernement américain, mais ne désespère pas de pouvoir un jour en faire profiter le monde entier, quand l'humanité sera prête...
Je rappelle à toutes fins utiles que « L’Empire des Serpents » a été publié en France dans une collection de livres de vulgarisation scientifique. Merci à Jacques Delamain et aux éditions Stock pour leur clairvoyance !
Évidemment, ce livre n'est qu'une audacieuse fumisterie que les auteurs se sont probablement beaucoup amusés à écrire : on le sent dans certains dialogues goguenards ou au travers de discrètes remarques ironiques du style : « Je croyais que tout cela n’existait que dans des romans d’aventure ».
Le charme de ce récit reposait primitivement sur la foi que l’on pouvait y accorder, ce qui, dans les années 30, était relativement aisé, la plupart des gens ne connaissant de l’Afrique que des clichés de cartes postales. Presque un siècle plus tard, même quand on n'est pas très instruit sur les peuples africains, il est vraiment difficile d’avaler un bobard pareil. Pour autant, en tant qu’œuvre d’imagination, le roman garde un certain charme de série Z, malgré un style un peu plat, un peu trop journalistique, un peu trop "article bidonné" déraisonnablement étalé sur 250 pages.
Si la lente initiation de Carnochan est forcément un peu statique, les auteurs savent la relancer très régulièrement via les longues discussions que Carnochan échange avec le vieil empereur Kalola, qui lui dévoile, jour après jour, des parcelles des mythes et des mœurs de la tribu des Wakaioka. Bien qu’assez répétitifs, ces échanges rappellent certaines conventions des jeux de rôles, où la progression de l’action est ponctuellement freinée pour aborder un pan de la mythologie ou de l’histoire du pays imaginaire où se déroule le jeu. Du fait de la permanence de ce genre d’immersion en terre inconnue, « L’Empire des Serpents » conserve dans, sa construction narrative et dans son dévoilement progressif d’une culture imaginaire, quelque chose de très actuel, et même de très intemporel, à défaut de relever d’une haute qualité littéraire - d'autant plus que la traduction n'est ni très bonne, ni très inspirée.
Cependant, « L’Empire des Serpents » est un roman qui est tout de même fort bien documenté sur les reptiles vivant en Tanzanie. Mis à part ce qui est dit sur la venimosité excessive de la vipère heurtante, en début de roman, tout ce que j’ai pu vérifier au sujet des diverses espèces citées et décrites dans ce livre est rigoureusement vrai. C’est peut-être cela qui a induit Jacques Delamain en erreur, quand il a décidé de traduire et de publier un nanar de cette pointure.
Enfin, dernière remarque à souligner : bien qu’une histoire aussi grotesque pouvait prêter le flanc à un racisme décomplexé et diffamatoire, « L’Empire des Serpents » est au contraire non seulement un ouvrage totalement dépourvu de racisme, mais son intrigue même – l’initiation enthousiaste d’un Blanc à une culture ancestrale africaine – empêche toute forme de condescendance coloniale. Carnochan a beau être un menteur, il n’en est pas moins un authentique ethnologue, qui a beaucoup voyagé et travaillé en Afrique, et qui parle des Africains avec énormément d’estime et de respect. Si le peuple Wakaioka n’existe pas, Carnochan lui confère la noblesse d’une civilisation ancienne et méconnue au sujet de laquelle on le sent très sincèrement désireux d’apprendre et de comprendre. Il n’est d’ailleurs pas totalement exclu que cette tribu imaginaire ait été pour Carnochan une façon de parler de l’Afrique sans l’exposer directement, sans en décrire les habitants par le biais d'un pays colonisé et asservi. Ses Wakaioka sont presque la version africaine d’un peuple mythique, comme les Atlantes ou les habitants de l’Île de Pâques. Carnochan les envie, il les estime, il veut être l’un d’entre eux, et il ressort de son initiation avec une grande méfiance envers son propre pays, face à l’usage militaire possible d’une médecine africaine jusque là pratiquée dans l'intimité d'une tribu. Il y a chez Frederic Grosvenor Carnochan quelque chose du colon repenti, dont le remède miracle rêvé n’est peut-être que l’antidote à l'un des plus puissants venins qui soient : celui de la civilisation chrétienne conquérante.
Au-delà des rituels d’initiation grandement farfelus d’une tribu imaginaire, il faut peut-être percevoir la nécessité pour un occidental de revenir aux sources de l'humanité pour redonner à la civilisation dont il est issu ses vertus premières de tolérance et de fraternité.
Tout cela n’est pas dénué d’une certaine naïveté, mais en 1934, alors que l'Occident se préparait à des années sombres, ce n’était sans doute pas une mauvaise idée d’entretenir ces idées spirituelles là, qui n'étaient d'ailleurs pas si rares dans le monde anglo-saxon, car on les retrouve aussi diffusées dans « Le Continent Perdu de Mu » (1926) de James Churchward, une autre fumisterie littéraire très populaire en Angleterre, ou le plus modeste « Les Révélations du Grand Océan » (1927), du notaire réunionnais Jules Hermann, reprenant et réactualisant le mythe d'un continent englouti dans l'Océan Indien qui se serait nommé Lémurie. Toutes ces élucubrations des Années Folles inspireront d'ailleurs en 1966 à Louis Pauwels et Jacques Bergier leur mythique - et pourtant mortellement ennuyeux - « Le Matin des Magiciens », état des lieux christiano-occultiste des mythes et légendes du monde entier, à la recherche (vaine) d'une improbable origine commune.
Il est certes facile de se moquer aujourd'hui de ces spéculations naïves et farfelues, même si la société occidentale du XXIème siècle n'est pas forcément plus rationnelle que celle d'il y a un siècle, mais à défaut d'avoir réellement soulevé un coin du voile de l'inexpliqué, ces fumisteries littéraires ont apporté un certain esthétisme baroque à l'imaginaire du XXème siècle.
« L’Empire des Serpents » est donc à considérer avant tout comme une modeste pierre à cet édifice vaporeux et désormais désuet, apportée par deux américains, oscillant entre rêverie humaniste et plaisanterie "trash", au « Réalisme Fantastique » de l'entre-deux-guerres, et qui, par un singulier malentendu, s'est retrouvée en France publiée dans une collection scientifique à vocation animalière. Qui sait s'il ne faut pas voir dans cette erreur d'aiguillage le caprice d'une antique déité animiste, qui entendait bien rester ignorée des hommes ?
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