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FRANÇOIS PONSARD - « L’Honneur et L’Argent » / « La Bourse » (1853/1856)


François Ponsard peut être regardé aujourd'hui comme l’un des tous derniers grands noms du théâtre classique français, qui n’eût peut-être comme tort que de naître deux siècles trop tard, et de lancer sa carrière littéraire en plein romantisme flamboyant, s’attirant d’ailleurs dans un premier temps la faveur des adversaires conservateurs de cette jeune garde littéraire. Durant une décennie, empruntant à Pierre Corneille son talent dramatique et littéraire et à Jean Racine son académisme antique ou historique, François Ponsard se montre l'habile continuateur d’un théâtre français séculaire qui, pour rien au monde, ne renoncerait à son classicisme - même si, on le verra plus bas, François Ponsard s'autorise peu à peu des libertés par rapport aux règles classqiues du théâtre. Reconnaissons tout de même que dès sa première pièce, « Lucrèce » (1843), évocation antique qui ne doit rien au poète du même nom, - Lucrèce étant ici un personnage féminin -, François Ponsard se montre digne de ses modèles, et apporte même à ses tirades en vers, une énergie nouvelle et une certaine audace rhétorique, refusant par exemple de se soumettre aux alexandrins ou à la règle des trois unités, et s’offrant quelques fantaisies novatrices dans la forme grammaticale de ses vers. Toutefois, dans cette querelle des Anciens et des Modernes, François Ponsard demeure résolument dans les camps des Anciens. Malgré sa forte personnalité en tant qu’auteur, Ponsard s’inscrit pleinement parmi les lettrés de la Monarchie de Juillet, qui ont alors à cœur de faire oublier la tragédie de la Révolution Française et les accusations d’usurpation de trône portées à l’encontre du roi Louis-Philippe par les légitimistes. L’époque est en effet à la réconciliation des Français avec leur histoire commune, et plus particulièrement avec des valeurs monarchistes quasi-millénaires. La révolution de 1848, suivie quelques années plus tard, du coup d’état de Napoléon III le 2 décembre 1851, qui marque le début du Second Empire, plonge François Ponsard dans une grande confusion qui va directement impacter son œuvre, et amener cet artisan du classicisme à donner à la deuxième partie de son œuvre un aspect extrêmement contestataire, pour ne pas dire anarchiste. Pourtant, l’une des premières préoccupations de Napoléon III, c’est de s’attirer les bonnes grâces de tous les hommes de lettres, en leur dispensant privilèges et faveurs. Certains, même parmi les écrivains royalistes, cèderont volontiers à cet appel impérial du pied : Théophile Gautier, les frères Goncourt, Hippolyte Taine, Octave Feuillet, por ne citer que ceux-là. D’autres, surtout parmi les républicains, restèrent dans l’opposition, ou s’offrirent même le luxe d’un exil prestigieux et médiatisé, comme Victor Hugo ou Eugène Sue. François Ponsard, dans un premier temps, se fait bombarder un peu abruptement bibliothécaire du Sénat, poste peu fatiguant et extrêmement bien rémunéré. Mais écœuré par les deux premières années de règne de Napoléon III, il quitte son poste, et travaille à une pièce radicalement différente de ses précédentes, qui va redorer considérablement son blason, et, surtout, le réconcilier durablement avec les romantiques. Même s’il est de bon ton de mépriser Napoléon III,  il faut bien reconnaître que la société française actuelle lui doit énormément. Fortement influencé par l’industrie anglo-saxonne, Napoléon III a sorti véritablement la France de la ruralité, lui apportant le chemin de fer qui allait pouvoir permettre aux ruraux de venir plus souvent dans les grandes villes, et même d’y travailler. Sous son règne, l’industrie s’est développée considérablement, et l’économie est devenue libérale, capitaliste, développant même, à un point jamais atteint auparavant, les spéculations boursières. Les militants républicains consacreront tous leurs efforts à condamner cette course au profit, et la corruption qui en découle, avant d’en devenir plus tard les inspirés continuateurs, une fois la France devenue républicaine. Cependant, ce matérialisme décomplexé ne déplaisait pas qu’aux républicains. Les monarchistes en étaient doublement écœurés, d’abord parce que leurs valeurs ancestrales perdaient beaucoup de leur charme face à la corne d’abondance du Second Empire, qui mettait la richesse dans les mains de n’importe quel roturier doué en mathématiques. Or, dans la pensée monarchiste, la fortune va de pair avec le rang social et le patrimoine. Le libéralisme égalitaire choqua bon nombre de royalistes, même parmi les plus ouverts sur le plan souverainiste.  François Ponsard était de ceux-là, et c’est pour dénoncer cet affairisme douteux et indigne qu’il signa « L’Honneur et l’Argent » (1853), la première de ses pièces située à l’époque actuelle. L’intrigue, à première vue, est assez classique. George, le personnage principal, est un jeune aristocrate, peintre de second ordre, plutôt conciliant avec le nouveau régime, fréquentant des hommes d’affaires et des hommes d’état, lesquels, sachant le jeune homme millionnaire, se montre d’attentifs courtisans, lui proposant même de très bons partis à épouser. Mais George a déjà jeté son dévolu sur Laure Mercier, fille d’un ami de son père appartenant à la grande bourgeoisie. Cependant, le père de George meurt, et en guise d’héritage, il laisse plusieurs millions de dettes. La loi n’oblige pas le fils à se ruiner pour honorer les créances du père, mais George a été éduqué avec de très hautes idées sur l’honneur, et ne tient pas à souiller un nom ancestral par un accaparement de prêts. Son notaire partage son point de vue, ainsi que Rodolphe, le meilleur ami de George, alter-égo de François Ponsard, jeune homme d’une grande rectitude mais aussi d’une grande misanthropie. S’étant ruiné, George espère bien cependant mener à bien son mariage avec Laure Mercier, qui n’a jamais caché son désintérêt pour l’argent. Mais il n’en est pas ainsi de son père, bien qu’il claironne volontiers préférer lui aussi l’honneur à l’argent. Après quelques atermoiements hypocrites, il rend sa parole à George, et marie sa fille à un richissime homme d’affaires, expert en placement boursiers. Sans fortune et sans amour, George espérait au moins garder l’estime publique de ses nombreux courtisans, et peut-être obtenir d’eux quelques recommandations pour retrouver sa fortune. Mais tous, à l’exception de Rodolphe, se détournent de lui, y compris les créanciers qu’il a remboursés, lesquels redoutent qu’il leur demande un nouveau prêt. La vente de ses tableaux ne lui rapporte qu’une somme dérisoire, ce qui le renseigne tout à fait quant à la nature de son talent, qu’il pensait plus élevé, se fiant naïvement aux flagorneries intéressées de ses courtisans d’hier. Le jeune homme tombe petit à petit dans une misère noire. Seul un capitaliste (comprenez un homme d’affaires) ami de son père lui propose, pour s’en sortir, un marché infâme : épouser une vieille duègne hideuse, mais à la fortune faramineuse. En dépit de la colère de Rodolphe, George, qui pense qu’il n’y a pour lui aucun autre salut, est prêt à accepter cet ultime avilissement qui, du moins, le sauverait de la rue. Heureusement pour lui, le hasard le met en présence de Lucile Mercier, la sœur de Laure, celle qui devait être sa femme. Lucile était aussi amoureuse de George que Laure, mais face à la préférence du jeune homme pour sa sœur, Lucile s’était effacée. Cependant, voyant George dans la misère, et obstinément fui par ses amis d'hier, le cœur de Lucile s’émeut et se révèle, et naturellement, elle vient à lui. Lucile n’est pas encore mariée, et elle a peu de chances de l’être un jour : le mariage d’argent voulu pour Laure par le père des deux jeunes filles est déjà en train de tourner court. L’homme d’affaires est un joueur invétéré, qui perd plus d’argent qu’il n’en gagne, et se venge sur sa femme Laure en la battant et en la trompant. Un jour, il déserte le foyer en emportant toutes les économies de son beau-père. Pour les Mercier, c’est la ruine qui, à son tour, s'abat sur eux. C’est finalement le notaire de George qui va les sauver : il se prépare à saisir une usine, dont le gérant est lui aussi parti avec la caisse. Il pense d’abord à Mercier pour la reprendre, mais George demande cette faveur : il ne veut reconquérir sa fortune que par le travail. Et faisant fi de ses prétentions artistiques, il veut apprendre à faire tourner cette usine comme il se doit. Le notaire, bienveillant, la lui confie. Deux ans plus tard, l’usine est à plein rendement, George est désormais un chef d’entreprise, il a racheté l’usine, et paye même les dettes de la famille Mercier, ce qui lui permet d'épouser Lucile, et de partager avec elle sa réussite. « L’Honneur et L’Argent » est une fable amère, qui fut d’ailleurs refusée par la Comédie Française, laquelle jugeait bien tout ce que ce mélodrame romantique pouvait avoir de subversif dans sa délation du capitalisme, tout comme de l’hypocrisie indigne et calculatrice des spéculateurs. Néanmoins, montée par François Ponsard à ses frais, elle connût un immense succès théâtral. L'ultra-conservateur d’hier devint le talentueux contestataire du nouveau régime. Il faut remarquer qu’en dehors de son message politique, la pièce de François Ponsard est d’une très grande qualité, non seulement dans le texte, mais aussi dans la psychologie des personnages : si George est un Roméo tout à fait ordinaire, Laure Mercier est une Juliette pleine de duplicités, sincèrement amoureuse, profondément attristée de ne pouvoir épouser George, mais passive, molassonne, influençable, qui n’irait pour rien au monde contre la volonté de son père. Ce caractère faible, docile jusqu’à en inspirer la défiance, est durement puni, car non seulement son mariage est un désastre, mais l’homme qu’elle aimait, pour lequel elle ne se sentait pas le courage d’aller contre l’autorité paternelle, devient finalement son beau-frère, et comme épouse répudiée, Laure est condamnée à passer le reste de sa vie à le côtoyer, à le voir heureux avec sa sœur, dont évidemment elle est jalouse – mais là aussi, d’une jalousie passive, molle et impuissante, qui ne représentera jamais le moindre danger pour les deux époux. Rodolphe, l’ami nihiliste et misanthrope, est aussi un personnage intéressant : il se sait un vestige d’un autre temps, et d’un temps qui valait mieux. Il survit par le mépris qu’il voue aux nouveaux enfants du siècle. François Ponsard lui réserve ses meilleures tirades sur le matérialisme du temps présent. Sur bien des points, Rodolphe est un personnage tout à fait intemporel, et tout à fait actuel. Il est l’éminence grise et déclinante d’une société corrompue, dont il ne veut être ni l’opposant farouche, ni le complice. Il ne recherche donc que la solitude et l’indépendance, aussi précaire financièrement que soit cette indépendance. Rodolphe est le directeur de conscience de George, qui est lui l’homme de 1853, héritier des valeurs anciennes mais tenté par la corruption de ce temps présent; un présent auquel précisément il peine à s’adapter parce qu’il croit à des valeurs anciennes qui n'ont plus cours. De ce fait, l'enseignement de Rodolphe, aussi essentiel, aussi vertueux qu'il soit, est sans issue. Ce qui sauvera George, c’est d’abord l’amour de Lucile, qui vaut bien mieux que sa sœur, et qui représente l’éternel féminin, pour lequel l’amour est le centre du monde, et qui redonne à George sa force, son courage et sa confinace en lui. Ensuite, George devra véritablement sa rédemption à la bienveillance de son notaire, personnage anonyme qui parle peu mais qui parle juste, symbole d'une loi immanente qui survit à tous les régimes politiques, et qui – sur bien des aspects – vaut mieux que la politique elle-même. On a du mal à se représenter le succès colossal que fut « L’Honneur et l’Argent », succès théâtral mais aussi éditorial, puisque le texte de la pièce fut également un succès de librairie, et cela reste encore l’œuvre de François Ponsard la plus accessible et la plus lue de nos jours. Autre témoignage vibrant de l’importance de cette œuvre : deux ans plus tard, François Ponsard fut introduit à l’Académie Française. Une première pour un auteur qui n’avait alors écrit que cinq pièces en douze ans de carrière. Il faut d'ailleurs peut-être voir dans cette nomination prématurée une protection nécessaire pour un écrivain qui pouvait subir les foudres de la censure impériale. Il n’en fut cependant rien : Napoléon III était un empereur qui tolérait une opposition à son règne, pourvue qu’elle soit argumentée, talentueuse et jamais injurieuse. Toujours est-il que « L’Honneur et l’Argent » est un classique quelque peu oublié du grand public, mais encore secrètement révéré, tant par les amateurs de littérature que de théâtre, et autant l'avouer : c'est amplement mérité, et je ne saurais trop recommander chaudement la lecture de cette pièce magnifique et atypique. Il restait à François Ponsard à donner une postérité à son chef d’œuvre : ce fut chose faite en 1856 avec « La Bourse », une pièce que l’on peut juger totalement complémentaire à « L’Honneur et l’Argent », même si elle ne reprend pas les mêmes personnages. Comme son titre le laisse suggérer, « La Bourse » est une pièce qui se veut un portrait à charge des spéculations boursières, qui allaient entrer pour beaucoup dans l’économie florissante du Second Empire. L’intrigue est relativement mince : Léon, un jeune homme vivant dans une lointaine campagne montagneuse, est fort épris d’une jeune "payse", comme on disait alors, Camille Bernard, issue d’un milieu un peu plus bourgeois. Camille partage volontiers les sentiments de Léon, mais son père, M. Bernard, est inflexible. Les bénéfices d’agriculteur de Léon ne suffisent pas à entretenir sa fille. Si Léon veut épouser Camille, il lui faut gagner sa vie via une activité bien plus rémunératrice. Hélas, en 1856, un agriculteur n’a pas encore l’occasion de diversifier ses activités avec des subsides de l'Union Européenne : il hérite d’une exploitation, et il n’y a rien de plus à faire que de la maintenir à flots. Léon décide alors de commettre une folie, la première d’une longue série : il vend sa ferme et ses arpents, et ne possède par conséquent plus rien que les soixante mille francs qu’il en a obtenu. Il monte à Paris retrouver un ancien ami d'enfance, Delatour, monté bien des années plus tôt dans la capitale, et devenu un fringant courtier en bourse. Léon débarque donc avec ses gros sabots et son costume rural en plein milieu du cabinet de son ami Delatour, lui déclarant : « J’ai soixante mille francs à placer en bourse, et je veux les tripler ». Delatour est fort gêné, car lui connaît bien le milieu boursier, et ne sait que trop que des benêts comme Léon s’y font plumer en un rien de temps. Il fait son possible pour décourager son ami d’enfance, mais Léon est déjà dans l'optique de faire quitte ou double. Il aime passionnément Camille, ne s’imagine pas vivre sans elle, et revenir à la vie agricole n’aurait pour lui aucun sens, puisqu’il ne pourrait épouser celle qu’il aime : il ne possède plus que ses soixante mille francs et les hardes qu’il a sur le dos. Il n’y a donc pour lui qu’une seule alternative : devenir riche ou mourir. Affligé, Delatour introduit néanmoins Léon comme petit porteur à la Bourse de Paris, et ce paysan, jeté comme un chien dans un jeu de quilles, va considérablement amuser le milieu boursier parisien, blasé, décadent, qui voit en Léon un sujet d’amusement tout à fait bienvenu. Le désastre attendu, néanmoins, ne se présente pas. D’abord parce qu’en paysan roué et calculateur, Léon comprend assez vite la mécanique de la Bourse, et n'investit que modérément, en gardant la prudence et le bon sens des gens du terroir. Mais, hélas, sans qu’il s’en doute, Léon ne doit pas seulement ces débuits encourageants à sa science ou à son art : la sympathie condescendante qu’il inspire à chacun fait qu’on lui conseille des placements avisés, et que l’on n’ose pas encore abuser de sa crédulité pour le dépouiller. On est même curieux de savoir jusqu’où ce diable d’homme pourra aller. Ainsi, en quelques mois, par une série de coups judicieux, Léon se retrouve bientôt millionnaire. Quand Camille et son père l’apprennent, ils rejoignent Léon à Paris. À ce moment, Léon s’est acoquiné avec un autre courtier, Reynold. Quand celui-ci aperçoit Camille, il en tombe immédiatement amoureux, et il ne faut pas longtemps à son âme jalouse pour comprendre que Léon s’est enrichi seulement pour épouser Camille, et que s’il se rfetrouve brutalement ruiné, il ne pourra pas l’épouser. Camille, quant à elle, découvre le milieu boursier avec le même émerveillement que Léon quelques mois plus tôt, mais son instinct de femme l’avertit néanmoins de tout ce que ce milieu de spéculateurs peut avoir de malsain, y compris pour Léon. En effet, Camille ne voit qu’une chose : désormais, Léon est riche, non seulement assez riche pour l'épouser, mais suffisamment riche pour acheter une usine ou une filature. Il vaut donc mieux selon elle arrêter la spéculation et investir désormais dans du solide. Seulement voilà, Léon est accro à la Bourse comme d’autres aux maisons de jeux. Il a pris l’habitude de gagner souvent et facilement, et n’imagine pas perdre sa fortune simplement lors d’une mauvaise passe. Camille mesure le danger, et obtient de lui le serment de ne plus jouer en bourse, et de chercher désormais à acquérir une entreprise. Très amoureux, Léon accepte. Il pense d'aiulleurs très sincèrement renoncer à la Bourse, mais la tentation reste là, et de plus, elle est alimentée quotidiennement par Reynold, qui a lié connaissance avec Julie, la camériste de Camille. Julie déteste Léon depuis toujours. Une fois qu’elle s’est rendu compte que Reynold, plutôt joli garçon, regardait Camille avec insistance, elle a décidé de l’informer du serment imposé par Camille, laissant bien entendre que Camille ne sera pas femme à accepter qu’un tel serment soit brisé. Aussi Reynold va-t-il volontairement pousser Léon dans des séries d’achats de valeurs en chutes libre, qui vont totalement le ruiner en seulement quelques semaines. Lorsqu’il réalise qu’il n'a plus un centime, il s’effondre. Camille, soigneusement informée par Julie, lui fait alors avouer alors sa débâcle. Que Léon soit ruiné, cela lui importe peu. Il a prouvé qu’il pouvait s’enrichir, il aura sûrement l’occasion de s’enrichir autrement. Mais qu’il ait violé le serment qu’elle lui a imposé, et qu’il ait manqué de foi en la lucidité de celle qu’il aime, pour Camille, c’est totalement impardonnable. Elle rompt donc ses projets de mariage avec Léon. Accablé, désespéré, Léon se prépare à se tirer une balle dans la tête, mais Reynold parvient à temps à lui arracher l’arme. Reynold est un traître et un renégat, mais ce n’est pas un criminel. Conscient du rôle qu’il a joué dans la chute de son rival, Reynold lui redonne un peu de courage, et lui signe même une lettre de recommandation pour un ami qui est directeur d’une mine, dans une petite région à l’est. Léon, qui ne voulait voir dans la Bourse qu’une mine d’or, gagnera désormais sa vie à coups de pioche dans une mine de charbon. Triste destin... Reynold pense alors avoir toute liberté pour courtiser Camille, psychologiquement préparée par Julie, mais si elle a rejeté Léon, ou plutôt l’homme faible et cupide qu’est devenu Léon, elle tient à en garder pour toujours le souvenir dans son cœur, et par conséquent, ne souhaite pas qu’un autre homme y ait une place – à plus forte raison, un autre homme qui lui aussi a le goût de la spéculation boursière. Reynold accuse le coup, et se sentant pris de remords, il révèle à Camille le rôle qu’il a joué dans la chute de Léon, et s’engage à lui rendre une partie de la somme qu’il lui a fait perdre, à une condition : puisque Camille est bien certaine de ne jamais ressentir d’amour pour aucun autre homme, alors il faut qu’elle épouse Léon, et qu’elle s’engage désormais à le tenir loin de la bourse et des jeux. Reynold ramène ensuite à Camille un Léon humble et vaincu, qui s’était déjà résigné à finir mineur de fond, et il supplie Camille de pardonner à Léon sa folie. Les deux amoureux se rabibochent, et repartent bras dessus dessous dans leur campagne, afin d’acheter une nouvelle ferme avec la somme restituée par le courtier pas si mauvais que ça, au fond. Quant à Reynold lui-même, en joueur professionnel, il accepte d’être perdant, et surtout d’être un bon perdant. Même s'il ressentait véritablement un sentiment très fort pour Camille, il a d'abord joué pour jouer, et il confesse volontiers – et c’est d'ailleurs la dernière phrase de la pièce : « Je suis fait pour souffrir ». Cette fin quelque peu gentillette enlève à « La Bourse » beaucoup de son intensité dramatique, mais il faut bien admettre que sans cela, la fable eût été terriblement cruelle et immorale – assurément trop pour la censure de l'époque. « La Bourse », pour autant, n’en est pas moins un chef d’œuvre remarquable et grandement intemporel, bien que l’on puisse juger que François Ponsard est un peu excessif dans son jugement. Son message consiste avant tout à dire que l’enrichissement ou la spéculation ne sont que des prétextes, et que ceux qui jouent à la Bourse sont les mêmes sortes de gens qui jouent à la roulette ou aux cartes dans les tripots clandestins. Ce n’est pas complètement faux, mais c’est très exagéré dans le sens où François Ponsard ne mesure pas la puissance économique que les spéculations boursières peuvent engendrer. Il ne voit pas venir l’économie libérale qui va gouverner le monde. La spéculation n’est pour lui qu’une drogue, une addiction propre à une jeunesse décadente, précocement blasée, flétrie et corrompue. Le paysan Léon est un naïf, mais moralement, aux yeux de l’auteur, il est plus respectable, car, au moins, dans un premier temps, seul l’amour motive sa démarche spéculative. Par ailleurs, Léon ne tombe ni dans les orgies, ni dans les débauches d’alcools ou de plaisirs malsains où les courtiers parisiens et leurs maîtresses tentent de l'entraîner. Il suit un objectif louable, et veut sincèrement s'en tenir là. Son seul crime, c’est de ne plus être en mesure de s’arracher du plaisir trouble et narcissique auquel il a goûté en s’enrichissant durant des mois, et donc, par ricochet, de ne plus mesurer la grande sagesse de sa fiancée, ni la trahison indigne auquel il se livre par cupidité. Pour autant, il ne faut pas accuser François Ponsard de préjugés ou de frilosité approximative. Ce qui frappe dans sa pièce, c’est le caractère extrêmement documenté – au point de ne nécessiter aucune actualisation – sur le principe même de la spéculation, et sur la manière dont certains courtiers adroits provoquent à loisir des montées ou des baisses de valeur. De cela, il déduit aussi, ce qui est également vrai, que les petits porteurs sont les vaches à lait des gros spéculateurs, lesquels savent parfaitement comment amener des débutants naïfs à acheter à perte, grossissant ainsi la "cagnotte" boursière par leurs investissements aléatoires. Il faut enfin surtout souligner la remarquable virtuosité avec laquelle François Ponsard a inclus de manière harmonieuse et convaincante, dans une forme versifiée qui s'y prêtait peu, tout le registre de vocabulaire lié aux transactions financières et aux spéculations. Parvenir ainsi à conserver une forme littéraire classique tout en incluant des termes aussi peu poétiques, sans jamais les détourner de leur sens d’origine, représente une incroyable performance, qui fait largement oublier, comme c’était déjà le cas avec « L’Honneur et l’Argent », l’abandon volontaire de la règle des trois unités et de la règle de bienséance. « La Bourse » est sans doute l’une des pièces les plus insolites du répertoire théâtral français, de par sa forme académique parsemé d'audaces, de par son intrigue romantique, de par son thème économique et de par son message grandement politique. C’est une pièce qui gagnerait à être redécouverte, y compris dans les classes de lettres, bien que ce soit, sur le plan pédagogique, un sacré casse-tête : « La Bourse » est une pièce de théâtre ouvertement antilibérale et vaguement anarchiste, tout en étant signée par un auteur monarchiste. La République, au final, est ici terriblement absente, ou au contraire extraordinairement présente, puisque toute la corruption et le matérialisme du régime impérial, qui sont âprement dénoncés ici, sont strictement les mêmes que ceux de nos cinq républiques. « La Bourse » reste donc, plus d’un siècle et demi après sa première, une pièce nihiliste et inconvenante, et ce n’est pas le moindre de ses mérites.

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