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FÉLIX ET M. JARCI - « La Paix Par La Terreur » (1933)


Il y a des grands écrivains dont la quasi-totalité des œuvres relèvent du chef d’œuvre littéraire. Il y a aussi quantité d’auteurs inégaux qui, à un moment particulier de leur existence, publient un livre magistral qui fera date. Il y a encore quantité d’ouvriers besogneux du verbe qui, sans jamais atteindre au panthéon littéraire, laissent derrière eux des œuvres fortes qui, sans jamais connaître la gloire, conservent des amateurs au fil des ans. Enfin, il y a le cas plus rare des ouvrages insolites publiés dans une relative indifférence ou incompréhension, et qui mettent bien des années à prendre du sens. C’est le cas de cet unique roman, publié à compte d’auteur, étrangement repris dans une obscure collection reliée de type "Ma Bibliothèque", et signé par un couple d’inconnus qui avaient vraisemblablement pris un pseudonyme, et dont il est peu probable que l’on sache un jour qui ils étaient. Une chose est sûre, quelques exemplaires dédicacés encore en circulation montrent qu’une seule main signait « Félix et M. Jarci », laissant entendre que seul Félix Jarci assura la promotion de ce roman. « La Paix Par La Terreur » était à sa sortie une curiosité pétrie d’idées nouvelles, dont rien ne pouvait encore révéler le caractère prophétique, même s’il s’inscrivait dans une époque charnière où l’on commençait à la fois à tirer un bilan mitigé de la Grande Guerre, dont les pertes humaines et l’immense quantité de blessés et de mutilés tempéraient le sentiment de victoire, et à s’inquiéter de tensions internationales de plus en plus vives qui annonçaient un nouveau conflit. Il y avait donc, dès le début des années 30, une grande vague de pacifisme, particulièrement chez les anciens combattants ou parmi la génération qui avait vécu, même très jeune, de traumatisantes années de guerre. Cette génération convertie au pacifisme fut d’ailleurs assez nombreuse, lorsque la France entra en guerre en 1939 contre l’Allemagne, à se reconnaître dans la figure conciliatrice du Maréchal Pétain. Ainsi, le Régime de Vichy, qui fut bien évidemment mené et soutenu par des français séduits par l’idéologie nazie, compta aussi dans ses rangs nombre de pacifistes, dont des hommes de lettres socialistes et libertaires, qui jugeaient que tout était préférable à un troisième affrontement sanguinaire entre la France et l’Allemagne. Évidemment, personne, en 1940, n’imaginait encore la folie hitlérienne de la Solution Finale qui pointait à l’horizon, et le rôle épouvantable que jouerait la France de Vichy dans sa participation à un massacre ethnique. Félix Jarci et son épouse furent sans doute du nombre, car en publiant leur unique roman au titre éloquent, les deux auteurs plaçaient l’idéal de paix au-dessus de tout, et envisageaient même l’idée d’imposer la paix par la force par le biais d’une technologie nouvelle qui devait s’imposer comme une dictature "saine". « La Paix Par La Terreur » est en effet une œuvre multiforme et dérangeante, qui tient à la fois du roman de politique-fiction, du récit de science-fiction, du roman d’espionnage et du pamphlet géopolitique. « La Paix Par La Terreur » narre l’aventure commune, et fondamentale pour l’humanité, qui va réunir trois jeunes hommes abonnés au Club des Sports, un club élitiste parisien de tennismen, et qui ont sympathisé au point de devenir les meilleurs amis du monde : Georges Lanal, directeur d’une centrale électrique, Jean Lefort, banquier influent, et Philippe Hersant, ingénieur de génie planchant sur une invention dont il mesure l’intérêt crucial. Philippe, en effet, s’est intéressé à un fait divers arrivé quelques mois auparavant dans la centrale de Georges : un ouvrier avait été retrouvé à son poste complètement carbonisé. On avait d’abord cru à un meurtre, avant d’en déduire finalement qu’il s’agissait d’un accident inexplicable. Décidé précisément à en trouver l’explication, Philippe se fait engager comme ouvrier par son ami pour prendre le poste du défunt. Très rapidement, il parvient à comprendre ce qui s’est passé : il s’agit en fait d’un reflet d’un rayon de soleil qui tombe sur le collecteur d’électricité, lequel dégage alors des sortes d’éclairs invisibles qui foudroient dans toutes les directions. Philippe manque d’ailleurs d’être lui-même tué en cherchant à recréer le phénomène. En étudiant le problème une fois revenu à son domicile, Philippe Hersant parvient à comprendre que sous l’effet d’une certaine quantité d’énergie solaire, l’électricité induite par une centrale électrique produit ce qu’il appelle des "ondes télectriques", c’est-à-dire des projections d’une énorme quantité d’électricité sous la forme d’ondes invisibles semblables aux ondes radios. L'inventeur découvre qu’une fois canalisées et orientées, ces ondes peuvent être envoyées dans n’importe quelle direction dans un but destructeur, pouvant aisément traverser tous les obstacles et toutes les distances, afin de frapper n’importe quelle cible, sans qu’il soit même possible de détecter l’attaque ni de savoir d’où elle provient. Philippe Hersant comprend alors qu’il vient de découvrir une arme terrifiante, une arme capable de détruire ou d’asservir l’humanité, ce qui n’est pas sans lui poser problème, étant donné qu’il est profondément pacifiste. Mais très vite une idée se fait en son cerveau, une idée grandiose – du moins présentée comme telle par les auteurs -, celle d’un véritable coup d’état planétaire effectué en utilisant cette nouvelle arme comme une menace permanente à brandir face aux gouvernements du monde entier pour leur imposer la paix et le bonheur. Philippe garde secrètes sa découverte et son ambition, et n’en parle qu’à trois personnes, sa fiancée, Solange Martial, et ses amis Georges et Jean, et tous sont absolument enthousiastes par une aussi fabuleuse idée. (?) Le roman va donc narrer principalement la conception méthodique d’une arme canalisant totalement les "ondes télectriques" dans un canon multidirectionnel, soigneusement dissimulé dans un endroit secret. Le lieu de ce sanctuaire est assez vite choisi. Avant d’être propriétaire de sa centrale électrique, Georges Lanal avait fait ses débuts dans celle de son père, l’Usine de la Souya, située à côté du château familial, dans la vallée de la Dore, en Auvergne. Désormais technologiquement dépassée, l’usine est à l’abandon, mais il ne serait pas si compliqué de la remettre en état et de la transformer, d’autant plus que, construite en partie dans le flanc d’un volcan du Puy-de-Dôme, elle représenterait une forteresse inexpugnable. Très vite, grâce aux crédits avancés par le banquier Jean Lefort, l’usine est transformée en laboratoire scientifique. Philippe et Georges y construisent à grands frais un premier prototype de canon à "ondes télectriques" de faible portée, tout à fait satisfaisant. Mais pour fabriquer le canon définitif, capable d'atteindre n'importe quel point du monde, il faut encore d’immenses sommes d’argent qui dépassent de loin les fortunes des trois hommes, et comme ceux-ci refusent catégoriquement de s’associer avec un ou plusieurs états, ils se retrouvent face à la nécessité de gagner urgemment de très grosses sommes d’argent d’une manière ou d’une autre. Heureusement, en concevant son canon, Philippe Hersant a découvert les possibilités quasiment infinies des "ondes télectriques", qui peuvent être "déchargées" et utilisées exactement comme des ondes radios, c’est-à-dire pour transférer du son et de l’image dans les deux sens, pour projeter une voix ou un bruit détonnant, mais aussi écouter et voir ce qui se passe même à travers les murs les plus épais. Ainsi, afin de financer leurs recherches, Philippe et Georges utilisent les "ondes télectriques" pour faire exploser ponctuellement toutes les vitres d'immeubles de plusieurs grandes villes de France. Ces actions brutales provoquent d’ailleurs quelques accidents et de nombreux morts, mais c’est pour la bonne cause. L’opinion publique s’interroge en vain sur les causes possibles d’un phénomène que l’on pense encore naturel. De son côté, Jean Lefort a massivement investi dans les actions des sociétés de verrerie. Celles-ci croulant sous les commandes massives auxquelles elles se retrouvent confrontées, Lefort ne tarde pas à en prendre le contrôle absolu : l’argent rentre à flots, les recherches sur les "ondes télectriques" et sur cette science désormais baptisée "télépénétration" peuvent ainsi avancer à pas de géants. Mais le gouvernement français ne tarde pas à remarquer l’enrichissement subit du banquier Lefort, et à comprendre qu’il doit avoir une part de responsabilité dans ce phénomène des explosions de vitres. Averti à temps que les services secrets s’intéressent à lui, Jean Lefort parvient à s’enfuir en Suisse, et à s’installer à Genève sous une fausse identité. Il y est bientôt rejoint par Solange Martial, restée initialement à Paris, et bien décidée à rejoindre Philippe dès que possible. Informés de ces évènements, Philippe Hersant et Georges Lanal comprennent qu’ils vont très prochainement être découverts, et décident de tenter le jour même leur coup d’état planétaire, en intervenant au cœur même de la Société des Nations, l’ancêtre de notre actuelle ONU. Projetant sa voix tonitruante, Philippe s’impose brutalement en pleine séance extraordinaire au sein du Palais des Nations, à Genève, et après avoir démontré son pouvoir en détruisant, grâce aux "ondes télectriques", la quasi-totalité des usines de Genève (avec les ouvriers dedans, mais c’est aussi pour la bonne cause), il annonce prendre le contrôle de la Société des Nations et dicte la nouvelle charte des Conditions de Paix Universelle Définitive en Dix Articles, qui désormais remplaceront la charte des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais au cours de l’énoncé du sixième article, la voix de Philippe se tait brusquement. En effet, l’un des plus efficaces espions des services secrets français a fini par remonter jusqu’à la trace de Georges Lanal, et a découvert l’Usine de Souya. Il tente d’y pénétrer via un interstice dans le flanc du volcan, mais endommage une conduite d’eau, qui soudain se répand dans le laboratoire. Cela provoque un gigantesque court-circuit qui fait exploser le canon des "ondes télectriques", lesquelles, brusquement libérées, ravagent tout dans le laboratoire. L’espion est tué sur le coup, ainsi que Philippe et Georges. Serait-ce la fin d’une "belle" utopie ? Pas tout à fait, car les premières personnes à arriver sur les lieux de l’explosion, ce sont Jean et Solange, qui découvrent les trois cadavres. Une fois remis du choc, Jean Lefort récupère, dans ce qui reste du laboratoire, tous les plans et tous les documents servant à la fabrication du canon à "ondes télectriques". Jean et Solange comprennent vite que c’est désormais à eux de reprendre le flambeau de la Paix Universelle Définitive. Unis par un tendre amour naissant entre eux et un amour vache de l’humanité, ils partent vers de nouvelles aventures, investis de la mission sacrée d’imposer la "télépénétration" à toute la planète… La fin ouverte laissait peut-être entendre que les auteurs envisageaient une suite. On ne peut néanmoins que comprendre aujourd’hui à quel point ce roman a pu paraître gênant, tant pour les lecteurs de 1933 que pour les éditeurs qui l’ont systématiquement refusé. « La Paix Par La Terreur » induit en effet le bonheur par la dictature, défendu par Félix et M. Jarci avec une ardeur militante quasi-fanatique. Car loin d’être présentée comme une histoire de savant fou, « La Paix Par la Terreur » est un ouvrage dithyrambique et messianique (une "génèse" résume d'ailleurs à la fin les principales parties du roman), qui prétend le plus sérieusement du monde imposer un idéal de paix totalement délirant, conspirationniste et paranoïaque. Et pourtant, malgré tout ce que ce roman peut avoir de naïf, de farfelu et de fasciste, on est ébaubi par tout le caractère prophétique de bien des éléments qui s’y trouvent : déjà, le principe du canon à "ondes télectriques" est une incroyable préfiguration du rayon laser, qui ne sera pourtant mis au point que vingt ans plus tard, même si le processus d’émission stimulée qui en est à la base fut déduit par Albert Einstein dès 1917. Toutefois, les "ondes télectriques", inventées par le couple Jarci, semblent une simple extrapolation fantasque du processus des ondes électromagnétiques. À cette prémonition-là, s’ajoutent aussi le principe des armes de dissuasion, qui sera globalement adopté dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et surtout l’idée étonnamment lucide d’une future Union Européenne, exprimée dans les six articles de la nouvelle charte, où Philippe Hersant exige une abolition des frontières entre les pays européens, une liberté de circulation et d’émigration pour ses habitants, et même l’établissement d’une monnaie unique ! L’étonnante concomitance d’une idéologie pacifique et fasciste, dans ce récit souvent très amateur rédigé par des passionnés dans doute un peu fous, avec un idéal sociétal et libéral assez conforme à ce qu’est devenue l’Union Européenne, n’est pas sans susciter de quoi troubler profondément le lecteur du XXIème siècle, particulièrement à une époque où le libéralisme démocratique européen est accusé par une partie du monde oriental de sombrer dans une dérive procédurière et dictatoriale… Pour autant, il ne faut pas accorder à « La Paix Par La Terreur » une dimension supérieure à celle d’un récit insolite et improbable, nourri des angoisses de son temps et de la peur d’un nouveau conflit mondial, et dont l’aspect théorique mêle de manière très étrange des utopies naïves et incongrues, avec des inspirations incroyablement sensées et prophétiques, mais sans doute tout autant hasardeuses. Cela reste en tout cas un livre qui, 90 ans plus tard, résonne étrangement avec l’actualité, et qu’il est donc pertinent de relire aujourd'hui, non pas pour y dénicher des vérités occultes, mais pour y trouver de quoi réfléchir à des idéologies et à des raisonnements politiques, bons ou mauvais, bien plus intemporels et récurrents qu’on ne le croit.

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