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GEORGE SOULIÉ DE MORANT - « Le Palais des Cent Fleurs » (1922)


Jusqu’à l’établissement douloureux de la République Populaire de Chine en 1949 par Mao Zedong, la Chine, son histoire, sa culture, furent, en littérature française, une ponctuelle source d’inspiration, atteignant son climax dans les années 1920, alors que la France y possédait des "concessions", c’est-à-dire des enclaves coloniales principalement installées dans les zones d’import export de Shanghai et de Pékin. La France possédait aussi une partie de la province du Guangdong, située dans la partie côtière du sud-est de la Chine, assez proche de la frontière nord du Vietnam. De ce fait, le Guangdong était inclus dans l’Indochine Française, l’empire colonial que nous avions ardemment négocié avec les anglais (car il existait aussi une Indochine britannique). Guangzhou, la capitale de la province du Guangdong, fut d’abord une possession portugaise, rebaptisée Cantão, puis Canton une fois que les français s’y installèrent. C’est la raison pour laquelle la langue locale du sud de la Chine y fut baptisée par les français le "cantonais", par opposition à la langue dominante du reste de la Chine, appelée ici le "mandarin". Ces deux langues, qui s'appellent en réalité le "Yuèyǔ" et le "Guānhuà", sont assez différentes, bien qu’utilisant le même alphabet de sinogrammes. Peut-être parce que la France n’avait au final que de minces possessions en Chine, cet immense pays fascina bien plus nos ancêtres que les pays que nous occupions presque intégralement, comme le Laos, le Cambodge ou l’actuel Vietnam, divisé alors en trois pays différents : le Tonkin (au nord), l’Annam (au centre) et la Cochinchine (au sud). La Chine avait aussi une très longue histoire derrière elle, comptant des dynasties aristocratiques qui s’étaient longtemps partagées l’immense surface du territoire, non sans d’interminables guerres intestines, auxquelles le collectivisme maoïste, inspiré du soviétisme russe, mit fin en quelques années à peine, faisant de la Chine cette nation immense et soudée, autoritaire et indépendante, qu’elle est encore aujourd’hui. Voilà pourquoi la politique communiste, même si elle n’est plus strictement appliquée dans un pays qui s’est placé en tête du libéralisme mondial, reste au XXIème siècle, en Chine, un symbole extraordinairement fort, du fait qu’il a mis fin à des siècles de guerres dynastiques. C’est aussi au nom de cette union nationale que la Chine a récupéré la mainmise sur Hong Kong, et compte bien aussi le faire sur l’île de Taiwan. Cette invasion programmée, qui choque nos esprits occidentaux, lesquels n'y voient qu'un abject abus de pouvoir, n’est absolument pas perçue de manière semblable par les Chinois, car là où nous jugeons que l’autonomie d’une région relève d'une certaine forme de progressisme, les Chinois le perçoivent comme un séparatisme rétrograde, tant l’autonomie régionale politique, en Chine, est une idée archaïque, semblable à ce que nous-mêmes nous appelons l’Ancien Régime. C’est en ce sens que notre propre histoire nous empêche souvent de comprendre celle de la Chine, laquelle est fort différente, puisque l’aristocratie chinoise, bien que plus ancienne que la nôtre, n’a jamais été constituée d'une seule famille régnante. Au contraire, c'était en Chine un éparpillement chaotique de plusieurs duchés, dont la multiplicité, génératrice de rivalités et de jalousies, était une permanente source de conflits. De notre petite lorgnette d’Occidentaux ne percevant la Chine qu’à travers le soupirail réduit de nos petites concessions, nous avons cultivé durant presque un siècle une imagerie charmante, dominée par l’art et la poésie, en faisant abstraction de tout le caractère fondamentalement guerrier, belliqueux, de la civilisation chinoise. La faute en incombait assez aux frères Edmond & Jules de Goncourt, écrivains naturalistes et collectionneurs d’art, qui furent, dès les années 1860, les principaux mécènes des arts asiatiques, graphiques ou céramiques, lesquels connurent une grande vague de succès du Second Empire jusqu’à la Belle-Époque, et installèrent en France l’idée fausse d’une civilisation asiatique exclusivement dévouée aux arts, à la philosophie contemplative et à la beauté. Il fallut attendre, en France, le début des années 1920 pour qu’apparaissent les premiers "sinologues", c’est-à-dire des spécialistes de la Chine, dont les travaux furent diffusés au grand public. Bien sûr, il y avait auparavant des récits de voyageurs, et des études signées par d’émérites professeurs universitaires, mais leurs ouvrages ne touchaient qu’un public assez confidentiel. La connaissance de la Chine s'est démocratisée durant les Années Folles grâce à l’essor de la diplomatie, grâce aussi à un intérêt littéraire et journalistique très à la mode pour ce qui est considéré comme "cosmopolite", catégorie fourre-tout qui se voulait une refonte de l'exotisme, nouvellement instruit en ethnologie et en géopolitique.

On peut compter, comme pionnier important de la sinologie, le diplomate Charles Georges Soulié, qui, à partir de 1917, se fait appeler George Soulié de Morant, s’attribuant une origine aristocratique totalement fantaisiste. Il est en fait originaire de la haute-bourgeoisie parisienne, et, ce qui va être déterminant dans sa vie, sa famille est très liée avec celle de Théophile Gautier. Le jeune Soulié ne l’a pas connu, car il est né six ans après la mort du grand écrivain, mais il fut très proche de sa fille, Judith Gautier, elle-même amie d’Edmond de Goncourt, et qui conçut une folle passion pour la Chine, allant jusqu’à décorer exclusivement sa maison avec des œuvres d’art chinoises, s’habillant même en coûteuses robes de soie qu’elle faisait venir de Chine. George Soulié de Morant a donc grandi en partie dans un intérieur chinois, dont il s’est totalement imprégné et qui a décidé de sa vocation. Une fois adulte, il devint diplomate, et fut même attaché d’ambassade entre 1903 et 1909. Cette expérience est très importante, dans le sens où durant six ans, il fut confronté à la dure réalité de la Chine. Sa carrière littéraire commence en 1908, alors qu’il se trouve encore attaché d'ambassade, avec, cette année-là, deux monographies sur la province du Yunnan, publiés probablement à un faible tirage chez un petit éditeur d’Hanoï, au Tonkin. Durant les années 1910, il se livre principalement à un travail de traducteur et d’adaptateur de romans, de légendes ou de contes chinois, dont néanmoins la fidélité et l’exactitude sont sujettes à débat. Il faut attendre le début des années 20 pour que George Soulié de Morant s'essaye au roman, avec hélas bien moins de succès : « Le Palais des Cent Fleurs » (1922) passe relativement inaperçu, tout comme son roman suivant, « Mon Cher Compagnon » (1923), tous deux publiés chez son éditeur exclusif, Eugène Fasquelle. Mais c’est finalement chez Flammarion qu’ilsortit son troisième roman, « Bijou-de-Ceinture » (1924) , évocation très ambigüe des hommes travestis dans la Chine traditionnelle, récit qu’il déclara inspiré d’une histoire vraie. Le roman attira l’attention, autant par l’audace de son thème que par une préface très élogieuse de l’écrivain et diplomate Claude Farrère, lequel jouissait alors d’une grande renommée. George Soulié de Morant publia encore trois autres romans jusqu’en 1930, toujours chez Flammarion : « Ce Qui Ne S’Avoue Pas, Même à Shanghaï, Ville de Plaisirs » (1927), « L’Amoureuse Oriole » (1928), très librement adapté d’un roman chinois du XIIIème siècle, et « Divorce Anglais » (1930). Durant la rédaction de ce dernier roman, George Soulié de Morant découvre l’acupuncture et se passionne pour cette discipline chinoise traditionnelle, qu’il introduisit en France avec succès, non sans affronter longuement le corps médical français, qui l’accusa longtemps de charlatanisme – non sans raisons semble-t-il, car George Soulié de Morant surestimait quelque peu l’efficacité de ce traitement, en affirmant notamment qu’il pouvait permettre de guérir du choléra. Cette passion militante pour l’acupuncture, - à laquelle se cantonnra ensuite toute sa vie littéraire -, et ses très nombreux ouvrages culturels et historiques sur la Chine, ont au final totalement occulté son œuvre romanesque qui, malgré de nombreuses imperfections, mérite cependant le détour. Comparé aux ouvrages postérieurs, qui sont plutôt sensuels, « Le Palais des Cent Fleurs », le premier roman de George Soulié de Morant, est une étude de mœurs plutôt sage, et d’une richesse psychologique qui lui confère encore une certaine modernité. L’histoire débute à Paris, où l’ambassadeur de Chine aime à organiser de fastueuses soirées où toute la haute société est conviée. C’est ainsi que la jeune Monique de Rosen, amenée un soir par sa mère qui espère bien lui trouver un mari mondain, découvre émerveillée la civilisation chinoise, au travers des œuvres d’art exposées à l’ambassade. Elle va aussi y découvrir l’amour, avec un jeune homme chinois attaché d’ambassade, et qui ne sera jamais nommé dans le roman que par la transcription française de son prénom : Heureux-Espoir. Cependant, un tel prénom n’existe pas en Chine, et que celui qui s’en rapproche le plus, « Xiwang » (qui signifie juste « espoir ») est exclusivement féminin. En dépit de quelques difficultés familiales bien compréhensibles, Monique et Heureux-Espoir se marient après quelques mois de fréquentation, sans pour autant provoquer de scandale, car si la jeune femme blonde est une aristocrate bon teint, son mari appartient également à une famille de très haute naissance en Chine. C’est donc le début d’une vie conjugale pleine de passion, de richesse et d’exotisme dont le lecteur va suivre les difficiles premiers mois, entre Paris et la concession française de Hankou, aujourd’hui absorbée dans la ville nouvelle de Wuhan, celle-là même dont est partie l’épidémie de Covid 19. C’est là que les parents d’Heureux-Espoir vivent chichement dans une immense propriété fleurie, baptisée « Le Palais des Cent Fleurs », de par son magnifique jardin entretenu par un vieux jardinier, lequel est un vieil ami de la famille, pratiquement traîté en égal. Ce jardinier a une fille, prénommée Orchidée (soit « Lan Hua » qui n’est pas non plus un prénom usité en Chine). Les parents d’Heureux-Espoir avaient prévu de longue date d’en faire leur belle-fille, aussi accueillent-ils très fraîchement Monique « et ses cheveux de métal blond » quand elle vient s’installer à Hankou. La jeune parisienne, peu habituée aux us et coutumes chinois, commet quelques maladresses et quelques irrévérences qui confortent ses beaux-parents dans le mépris qu'elle leur inspire, et les convainc de la nécessité de forcer leur fils à épouser Orchidée, puisque le mariage d’Heureux-Espoir et Monique ayant été contracté en France, il n’a en réalité aucune valeur administrative en Chine, qui, de plus admet une certaine forme de polygamie. Mais non seulement Heureux-Espoir refuse de trahir Monique, mais Orchidée elle-même est follement éprise d’un colon américain, Mackenzie, avec lequel elle espère bien faire sa vie. Au final, les parents d’Heureux-Espoir seront habilement dupés, car Monique prendra discrètement la place d’Orchidée sous le voile de soie rouge qui recouvre la tête de la mariée durant la cérémonie imposée à Heureux-Espoir par ses parents. Monique devient donc aussi l’épouse d’Heureux-Espoir selon la loi chinoise, et les parents de ce dernier n’ont plus qu’à étouffer de rage dans leur coin. Cependant, quelques mois plus tard, un nouveau problème se présente : l’union d’Heureux-Espoir et de Monique demeure stérile, sans d’ailleurs que l’auteur en explique la raison. Or, l’enfantement est d’une importance capitale selon les traditions chinoises, et si l’épouse ne se révèle pas féconde, le mari est tenu de prendre une deuxième épouse, ou plus simplement, de faire appel à une pauvresse des campagnes, rémunérée comme « fécondatrice », et qui sera renvoyée une fois qu’elle aura accouché. Pour la première fois, Heureux-Espoir ne tient pas compte de l'opinion de sa femme, et pour combler son apparente stérilité, engrosse par devoir une jeune fille nommée Nelumbo (« Lotus » en chinois), qu’il ramène ensuite à Paris, imposant sa présence à Monique dans leur pied-à-terre parisien, bien qu'elle ait tout de même de légitimes raisons de ne pas vouloir s’y faire. Toutefois, petit à petit, Heureux-Espoir et Monique, de par l’amour qui les unit, et qui se double de la passion de chacun pour la culture du pays de l’autre, finiront par se comprendre, s’accepter malgré leurs différences, et même couronner leur mariage d’un second enfant, cette fois-ci bien à eux. « Le Palais des Cent Fleurs » est donc avant tout le portrait d’une difficile rencontre culturelle internationale, par un écrivain qui, lui-même, s’est reconnu dans deux cultures différentes, et qui a le bon goût et la sagesse de les mettre sur un pied d’égalité, même si au final, la culture chinoise est évidemment bien davantage décrite et expliquée. Néanmoins, tant dans la morale chrétienne occidentale que dans la sagesse chinoise ancestrale, George Soulié de Morant dénonce sans complaisance les conventions hautaines de l’un et les traditions stupides de l’autre, s’amusant du fait que les français trouvent que les chinois sont fous, et les chinois trouvent aussi que les français sont fous. C’est précisément dans leurs intolérances envers les idéologies qui diffèrent de la leur que ces deux cultures, si disparates dans leur essence, se ressemblent terriblement. Par ce « Roméo et Juliette » franco-chinois mais résolument optimiste, George Soulié de Morant prône, avec une certaine lucidité, la nécessité de se comprendre et de s’accepter dans un monde de plus en plus global, et celle de devoir lutter contre l’ignorance ou le fantasme que nous inspire un peuple que l'on redoute. On reprochera néanmoins à ce premier roman d'abord une érudition qui laisse à désirer, - beaucoup de termes chinois, de noms de personnes et de lieux n’existent pas -, puis un recours occasionnel mais peu inspiré aux grosses ficelles du vaudeville, et enfin, une certaine tendance à croire que les lignées aristocratiques auxquelles appartiennent Monique et Heureux-Espoir jouent un grand rôle dans la sagesse qui les pousse à chercher à se comprendre, - et ce, en dépit du fait que, paradoxalement, l’auteur ne se prive pas de dénoncer les intolérances archaïques de ces mêmes aristocraties. On a souvent le sentiment que, pour George Soulié de Morant, le simple fait que la Chine soit encore une société féodale et monarchique suffit à démontrer sa supériorité. C’est d’autant plus discutable, que l’Histoire a prouvé le contraire : c’est au contraire en rompant avec sa féodalité que la Chine est parvenue à devenir une grande puissance. Néanmoins, en dehors de ces quelques partis pris qui font sourciller, et malgré un grand nombre d’inexactitudes témoignant d’un évident manque de rigueur, ce premier roman de George Soulié de Morant a plutôt bien vieilli, et demeure, un siècle plus tard, un pamphlet intelligent pour la tolérance, exempt de toute niaiserie humaniste, et qui aborde avec réalisme et lucidité les inévitables difficultés de compréhension entre des civilisations qui ne partagent pas les mêmes valeurs, ni la même morale. Selon George Soulié de Morant, l’amour est la plus précieuse des motivations pour accepter d’autres visions du monde que la nôtre, et le chemin des unions interethniques ou interraciales, aussi semé d’embûches soit-il, est hautement recommandé, car il s’enrichit nécessairement d’une remise en cause philosophique et identitaire, qui ne peut qu'être profitable, pour peu que l’on sache en tirer un juste enseignement.                 

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