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GEORGES OHNET - « Gens de la Noce » [« Les Batailles de la Vie », Tome 21] (1900)




Vingt-et-unième volume du cycle « Les Batailles de la Vie », « Gens de la Noce » est à compter comme l'un des meilleurs romans de Georges Ohnet, si ce n'est le meilleur. Après le très feuilletonnesque et hasardeux « Au Fond du Gouffre », Georges Ohnet revenait avec brio à ce qu'il savait faire de mieux : le portrait à charge des moeurs bourgeoises de son temps

« Gens de la Noce » est avant tout la dissection à vif d'une jeunesse nantie, désabusée et désordonnée, au sein d'un groupe d'amis trentenaires, installés chichement dans l'existence sans avoir jamais fait d'efforts pour cela : dilettantes, fils de riches industriels, épouses délaissées, aventurières entretenues, tous habitués à faire "la noce" ensemble, entendez par là les sorties en ville, mondaines et éthyliques, au sein desquelles cette élite croulant sous l'argent tente de noyer son ennui profond d'une existence linéaire et déterminée.

Au coeur de ce groupe, un couple peu assorti : Monsieur et Mme Laiglise, puis leurs amants respectifs et officiels, Valentine de Rétif pour l'un, Jean de Thomiès pour l'autre, tous deux étant aussi entre eux d'anciens amants. Et enfin, un groupe d'amis plus ou moins parasitaire autour de ce quatuor de base.

On va ensemble au théâtre, dans les cabarets, dans les bars interlopes. On y fait aussi des affaires : Etienne Laiglise est à la tête d'une société industrielle florissante, bien que ses bénéfices s'évaporent en cadeaux pour Mme de Rétif. On a toujours quelqu'un à lui recommander, un projet à lui vendre, une faveur à lui demander. Il s'y prête de bonne grâce, se sentant le généreux pacha de tous ses compagnons d'ennuis.

Tout pourrait continuer ainsi pendant bien des années, mais un duo inattendu rejoint, un peu malgré lui et au hasard des investissements, ce groupe de parisiens décadents : il s'agit de M. Prévinquières, ancien banquier, ruiné il y a quelques années et honni de tous à ce titre, mais qui revient millionnaire, après une longue expatriation en Afrique, où il a monté de très profitables affaires. Il présente à nos gens de la noce sa ravissante et virginale fille, Mlle de Prévinquières, créature charmante, douce et d'une exemplaire moralité.

Ces nouveaux arrivants, tous deux d'une bonhomie et d'une candeur provinciales, font une forte impression sur les deux amants officiels, Valentine de Rétif et Jean de Thomiès, qui partagent une même inquiétude pour l'avenir. Ils ont tous deux dépassé la trentaine. Aimant vivre sur un grand pied, ils sont de grands dépensiers aux patrimoines agonisants, et rêvent secrètement de finir en beauté sur un mariage bourgeois aux allures de retour à zéro, qui leur assurerait à la foi le confort d'une fortune solide et l'assurance repentante de vieillir au sein d'une union heureuse. Ensemble, ils décident d'intriguer, Valentine pour épouser M. de Prévinquières, Jean pour épouser sa fille, tout en s'épaulant mutuellement pour rompre en douceur et sans scandale avec les Laiglise.

Dans ce monde d'apparat, où l'on craint surtout le scandale, leur démarche a de bonnes chances de réussite, car ces deux esprits aiguisés sont des intelligences perverses, capables de développer des trésors d'hypocrisie et de manipulations adroites. Malheureusement, Jacqueline Laiglise s'est laissée prendre au piège des sentiments. Terriblement déçue par son mariage avec Etienne, elle s'est raccrochée avec tout le désespoir d'une femme trahie à ce cher Jean de Thomiès.

Son instinct de femme lui révèle très vite que Thomiès a la tête ailleurs, et elle ne comprend que trop bien quelle femme nouvellement arrivée absorbe ses pensées. de son côté, ayant réussi à convaincre Prévinquières de l'épouser, Valentine de Rétif impose un douloureux silence aux allures de fin de non-recevoir à Etienne Laiglise, qui dans un premiers temps, croit voir tout son univers s'écrouler. Lui et sa femme comprennent cependant que leurs amants respectifs se sont entendus pour les abandonner. Persuadé que Jean de Thomiès est seul à l'origine de cette intrigue, Etienne Laiglise le provoque en duel au révolver. Folle de douleur à l'idée de voir les deux hommes de sa vie s'entretuer, impuissante à apaiser les orgueils démesurés de l'un et de l'autre, Jacqueline les empêche de s'affronter de la seule manière qui soit possible pour elle : en se suicidant au domicile de Thomiès.

Cet acte d'amour sacrificiel et ultime renvoie chacun des gens de la noce face à sa mesquinerie et à sa médiocrité égoïste. Les mariages annoncés ne se feront pas, le groupe des gens de la noce se dissout, ses membres n'auront plus jamais le coeur à la fête. Brisé par la culpabilité, Jean de Thomiès s'expatrie en Orient, tandis qu'Etienne Laiglise, lentement, se laisse couler en délaissant ses affaires...

« Gens de la Noce » peut sembler assez dépassé quant aux problématiques qu'il développe, la décadence de ce groupe d'amis ne nous semblant guère aussi scandaleuse qu'en son temps, et le mariage ayant bien moins aujourd'hui ce symbole à la fois carcéral et sécuritaire. Néanmoins, Georges Ohnet sait avec une impressionnante maîtrise nous faire pénétrer dans ce groupe de fêtards hautains et prétentieux comme dans un labyrinthe qui ne nous révèle les arcanes de cette communauté que pour mieux nous en démontrer les verrous terribles et inéluctables qui enchaînent ces gens les uns aux autres.

Ohnet nous démontre merveilleusement de quelle manière un groupe de gens au final assez mal dans leur peau parviennent à se faire illusion mutuellement par le biais d'une décadence forcée et orchestrée qui permet à ces esprits, au fond puissamment conservateurs, de sauver les apparences et de s'abandonner, d'une manière extrêmement codifiée, à des actes et des adultères pervers qui leur semblent une revanche sur leurs frustrations mutuelles.

À ce jeu de miroirs, où chacun contemple le reflet qu'il aimerait avoir, seule Jacqueline se laisse prendre jusqu'à la passion amoureuse, et elle le paye de sa vie, éclaboussant de son sang les strass et les paillettes d'individus fats et imbus d'eux-mêmes. de par leur fraîcheur et leur innocence, les Prévinquières père et fille sont les déclencheurs involontaires de cette brutale désagrégation d'un groupe d'amis dont tous les liens sont fondés sur des mensonges.

On trouvera néanmoins ces figures idéales, incarnant des vertus hautement chrétiennes, quelque peu desséchées comparées à nos valeurs morales contemporaines, mais là aussi, le lustre du temps n'empêche pas de saisir toute la richesse et la cruauté d'un drame inéluctable. Dialoguiste de génie, Georges Ohnet s'en donne à coeur joie dans ce roman très bavard, très théâtral, où chaque pique fait mouche, et où l'orgueil et le dédain trahissent les âmes même les plus candides. Il y a quelque chose de définitivement proustien, dans « Gens de la Noce », mais avec quelque chose de terriblement noir et de définitivement misanthrope.

Esprit conservateur mais incroyablement tourmenté, Georges Ohnet signe ici l'une de ses démonstrations les plus abouties au sein d'un roman fascinant, envoûtant, mais terriblement malaisé, qui témoigne en plus de la mentalité implacable et irresponsable de la très haute-bourgeoisie au tournant du siècle.

Joyau noir jeté en travers de l'image souvent idyllique que l'on se fait de la Belle Époque, « Gens de la Noce » est un piège machiavélique d'une grande qualité littéraire, quintessence absolue d'un écrivain qui fut en son temps amèrement critiqué, non sans raison, mais dont l'oeuvre, de par sa monomanie sadique, orgueilleuse et dérangeante, demeure quelque chose d'absolument unique dans la littérature française.

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