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GEORGES OHNET - « Lise Fleuron » ["Les Batailles de la Vie", Tome 4] (1884)



Fort du succès colossal rencontré par ses deux précédents romans, « Le Maître de Forges » (1882) et « La Comtesse Sarah » (1883), Georges Ohnet va commettre avec « Lise Fleuron » son premier faux pas littéraire, en s’abandonnant à cette rancœur amère qui le poussera régulièrement par la suite à écrire des œuvres rancunières et mortifères mais, paradoxalement, d’un grand infantilisme. Avec « Lise Fleuron », Georges Ohnet sort pour la première fois du milieu bourgeois pour se risquer dans un milieu artistique, et pas n’importe lequel : le théâtre. C’est en effet d’abord comme auteur de pièces de théâtre que Georges Ohnet se lança dans les années 1870, avec deux pièces qui ne rencontrèrent pas le moindre succès. Ce fut donc par dépit, dans un premier temps, que Georges Ohnet se tourna vers le roman. C’est donc juste après avoir rencontré et affermi son succès en tant que romancier que Georges Ohnet décide de régler ses comptes avec le théâtre dans ce roman, - car il s’agit bien d’un règlement de comptes fielleux et revanchard envers tous les professionnels du métier. Lise Fleuron est un personnage idéal, une jeune comédienne passionnée par son art, belle, sage, pure, encore vierge, ayant à charge une vieille mère aigrie et aveugle, qui ne cesse de répéter que la voie théâtrale est une perversion, que toutes les actrices finissent comme filles de joie. Avec une infinie patience, Lise encaisse le harcèlement quotidien de sa mère, que sa désapprobation n’empêche point de manger à elle toute seule une bonne partie des gains de sa fille. Lise Fleuron est en effet parvenue à un tournant de sa carrière, en dénichant un engagement au Théâtre des Fantaisies-Dramatiques de la rue du faubourg Saint-Martin (allusion à peine voilée à l’authentique Théâtre des Délassements-Comiques installé entre 1873 et 1878 dans cette même rue). En ces années 1870-1880, le théâtre est le premier divertissement des Parisiens, il se joue près d’une centaine de pièces par jour, dans une vingtaine de théâtres, de 15h à 23h sans discontinuité. Cette frénésie théâtrale permet aux acteurs d’être salariés à plein temps par le théâtre qui les emploie. Ils sont tenus de connaître en même temps les textes de cinq ou six pièces, car toutes sont jouées à la suite par les mêmes acteurs sous différents costumes. C’est un travail exténuant, chronophage, et sans aucune sécurité de l’emploi, car lorsque un théâtre passe de mode ou enchaîne les fours, on dégraisse le personnel, que l’on rend souvent responsable d’un insuccès prolongé. On ne peut s’attaquer à l’auteur de la pièce : en ce temps-là, il paye le théâtre pour que sa pièce soit jouée, et il paye même très cher. On ne peut s’en prendre à celui qui paye, on passe donc ses nerfs sur ceux qui sont payés, à savoir les acteurs, dont on attend que leur talent sauve un texte médiocre ou une mauvaise pièce. C’est donc un métier très dur, peu rémunérateur au vu des efforts à fournir, et qui ne laisse guère le temps d’investir et de fructifier sa fortune, même quand il y a des succès. Les acteurs vivaient alors comme la cigale de la fable, la quasi-totalité d’entre eux moururent dans une misère noire quand le public les lâcha, quand la mémoire ou leur voix s’éteignit ou quand simplement leur limite d’âge futt atteinte. Qui plus est, il n’existait pas encore de moyens techniques d’enregistrer, de photographier ou de filmer leurs performances, aussi furent-ils voués à l’oubli le plus total quand ils descendaient de scène après une vie entière passée sur les planches. De ce métier superbe et ingrat, où tant de grands comédiens se sont tués au travail, Georges Ohnet ne veut rien savoir. Tout le milieu théâtral n’est pour lui qu’un ramassis de vermines cabotines et d’affairistes vicieux et corrompus. C’est à cette pègre-là que la jeune et candide Lise Fleuron va se heurter, attisant la concupiscence lubrique des hommes et la jalousie haineuse des autres comédiennes. Car, portée par une vocation pure dont elle est la seule détentrice émérite, Lise Fleuron devient vite la coqueluche du public et la bête noire de sa rivale, Clémence Villa, brune méditerranéenne capiteuse et lubrique, qui ne doit sa carrière qu’à des complaisances sexuelles envers le directeur du théâtre, François Rombaud, homme d’affaires habile, et surtout envers son compagnon officiel, cofondateur du théâtre, le banquier et producteur Sélim Nuïo, sorte de gros vieillard lubrique et pervers. Clémence Villa souffre très vite de voir ces deux chevaliers-servants, habituellement à ses pieds, se passionner soudain pour Lise Fleuron et tenter se la mettre dans leur lit. Mais candide et déterminée, Lise Fleuron refuse implacablement toutes les avances, ne vit que pour son métier de comédienne, et finit par tomber amoureuse au fil des mois d’un jeune aristocrate financier, habitué du théâtre, et qui vient souvent admirer Lise : Jean de Brives. Le double privilège de cet amant noble et fortuné, que Clémence Villa tentait déjà de séduire depuis quelques mois, attire sur Lise Fleuron les railleries des autres comédiens, qui croient la jeune fille intéressée. En réalité, Lise Fleuron n’écoute que son cœur qui bat le plus sincèrement du monde pour le jeune nobliau. Devant cette romance pure, qui n’empêche nullement Lise de jouer sur scène et d’enthousiasmer le public, François Rombaud jette l’éponge, tout comme Claude La Barre, auteur de la pièce qui révèle Lise, et qui est en fait un ami d’enfance à elle, le seul être assez pur de son entourage, puisque littéraire et écrivain (Ben tiens !). On croit un temps que l’amour va finalement naître entre Lise et lui, mais en fait, non, et il ne semble pas plus que ça s’en formaliser. L’inutilité de ce personnage, tout au long du roman, est assez confondante. Sélim Nuïo, en revanche, est un esprit suffisamment retors pour élaborer une stratégie qui va lui permettre d’utiliser l’histoire d’amour de Lise pour l’amener dans son lit à lui. Il sympathise avec Jean de Brives, et l’intéresse progressivement à la spéculation financière, lui proposant même de lui confier ses économies pour les faire fructifier. En réalité, Nuïo veut la perte du jeune homme, il va acheter en son nom des valeurs qu’il sait pouvoir lui-même faire s’effondrer à la bourse en quelques semaines. Pris au jeu, heureux en argent comme en amour, Jean de Brives ne voit pas le piège se refermer sur lui. Lorsque le krach boursier survient, il se retrouve criblé de dettes, avec comme unique débiteur Sélim Nuïo, qui lui réclame plusieurs millions de francs. Celui-ci n’attend qu’une chose, que Lise Fleuron vienne le supplier de renoncer à ruiner Jean en échange de quelques nuits avec lui. Mais la candide Lise, elle non plus, ne réalise pas la menace qui pèse sur elle. Décidée à discuter argent et échelonnement des dettes, comptant sur ses succès au théâtre pour rembourser, elle accepte de la part de Nuïo une invitation au restaurant, dont elle ne devine pas l’intention cachée. Par hasard, Clémence Villa, la compagne officielle de Nuïo, apprend la date et le lieu de ce dîner et, furieuse de voir Lise tourner autour de tous les hommes de sa vie, elle se venge en communicant ce rendez-vous à Jean de Brives. Celui-ci, accablé par ses pertes financières, a perdu beaucoup de son discernement. Comme Lise lui a caché ce rendez-vous, il se persuade qu’elle veut le quitter pour le très riche Nuïo. Fou de douleur et de colère, il fait irruption dans le restaurant où dînent Lise et Nuïo, et y fait un scandale, accusant Lise de vouloir se faire entretenir par le banquier, ce que celui-ci, avec un sourire, ne dément pas. Lise ne parvient pas à se disculper auprès de Jean, qui sort furieux du restaurant après l’avoir traitée de catin. Échappant alors aux mains gluantes et consolatrices de Sélim Nuïo, qui croit son heure arrivée, Lise Fleuron fuit elle aussi du restaurant, rentre chez elle en pleurant, et se met au lit. En quelques jours, la jeune éplorée meurt de chagrin, comme seules savaient le faire les pures jeunes filles du temps jadis... Et c'est tout ? Et bien, oui, c'est tout. Il y avait pourtant un beau roman initiatique à faire autour de la désillusion de cette jeune comédienne naïve qui se heurte à l’âpreté d’un milieu artistique corrompu et amer, mais Georges Ohnet passe définitivement à côté par un excès de balourdise mélodramatique et de rancœur fielleuse. Car si ce drame ne fonctionne pas comme il devrait, c’est que tout y est en excès. Vivier de cabotins narcissiques et de noceurs lubriques, le Théâtre des Fantaisies-Dramatiques ne semble abriter personne qui soit réellement intéressé par le théâtre. Même les comédiens semblent peu passionnés par la comédie. Lise Fleuron débarque dans une troupe qui a tout d’une meute royale de courtisans, qui n’ont rien d’autres à faire de leurs journées que de fomenter des intrigues et de compter l’argent qu’ils gagnent. Toutes les relations sexuelles sont soumises au renvoi d’ascenseur (expression anachronique dans ce contexte, mais néanmoins exacte). Clémence Villa est un bloc de haine, prête à aller jusqu’au meurtre pour faire disparaître Lise Fleuron, comme si une comédienne expérimentée ne s’était jamais préparée à l’idée d’être éclipsée un jour par un jeune talent. Jean de Brives, poupée de chiffons ballottée par les évènements, est aussi inconsistant qu'un fantôme. Sélim Nuïo se révèle un monument de pourriture, à la nationalité ambiguë, et sans que cela soit expressément dit, correspond un peu trop à des classiques clichés antisémites. Quant à Lise Fleuron, son innocence et sa pureté confinent à l’aveuglement pur et simple, tant elle ne voit jamais rien venir, ne doute jamais des faux amis qui l’entourent, n’imagine pas un seul instant qu’on puisse être jaloux d’elle ou qu’on cherche à la posséder par des moyens détournés. Poupée de porcelaine trop belle pour être vraie, trop pure pour imaginer qu'il y a des gens méchants, ravissante idiote qu’un chagrin d’amour suffit à condamner à mort, elle semble jaillir de la pauvre imagination d’un écrivain qui veut s’obstiner à croire qu’il n’existe que deux sortes de femmes, les anges et les putains. L’immaturité de cette vision binaire, pour ne pas dire bipolaire, contribue grandement au caractère ridicule de ce récit qui, plus sobre et plus réaliste, aurait pu se révéler passionnant. Mais en idolâtrant cette héroïne virginale et niaise, désormais bien désuète, tout en se répandant en crachats féroces et mortifères sur tout le milieu théâtral sans aucune exception, Georges Ohnet n’arrive qu’à se caricaturer lui-même au sein d’un défoulement narratif boursouflé et grotesque, parfois même risible dans sa mauvaise foi. Malgré d’indéniables qualités narratives qui permettent, tant bien que mal, d’arriver tout de même au bout de ce récit, bien succinct malgré les 460 pages qu’Ohnet lui consacre, « Lise Fleuron » est assurément un des plus mauvais romans de son auteur, et annonce en tout cas ce qui se vérifiera plus tard, à savoir que Georges Ohnet, chroniqueur inspiré et talentueux de la bourgeoisie de la Belle-Époque, perd totalement les pédales et fonce dans le décor dès qu’il sort de ce milieu étriqué qui fut le sien... À noter, pour finir, que ce roman eut une bien inattendue postérité, puisque l’histoire de Lise Fleuron fit une forte impression, une décennie plus tard, sur une jeune artiste de music-hall parisienne nommée Marguerite Rauscher, laquelle adopta pour sa carrière le pseudonyme de Lise Fleuron. Georges Ohnet dût s’en arracher les cheveux, car cette Lise Fleuron fut l’exact opposé de son héroïne : une cocotte à la fesse légère, collectionneuse d’amants, gouailleuse et vulgaire, spécialisée dans les rôles de prostituées dans les opérettes. Elle popularisa le décolleté plongeant, et reste même célèbre pour une série de cartes postales érotiques étonnamment audacieuses pour l’époque. Aujourd’hui encore, le nom de Lise Fleuron reste étroitement lié à l’histoire de l’érotisme en France. Une claque supplémentaire pour le pauvre Georges, qui semble avoir définitivement perdu avec ce roman cette « Bataille de la Vie »-ci.

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