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GUSTAVE DROZ - « Le Cahier Bleu de Mademoiselle Cibot » (1868)


Après le succès de ses deux premiers recueils de nouvelles, « Monsieur, Madame et Bébé » (1866) et « Entre Nous » (1867), Gustave Droz, alors encore journaliste, sauta le pas l'année suivante et signa son premier roman : « Le Cahier Bleu de Mademoiselle Cibot ». Le titre du roman a parfois été raccourci simplement comme « Le Cahier Bleu » dans des éditions postérieures, mais une nouvelle portant ce même titre se trouve déjà dans le recueil « Monsieur, Madame et Bébé », sans qu'il n'y ait aucun rapport avec ce premier roman. Aussi utiliserai-je ici son titre complet.

« Le Cahier Bleu de Mademoiselle Cibot » est une variation assez ouverte du « Madame Bovary" de Gustave Flaubert. L'intrigue en est à peu près la même, si ce n'est que Gustave Droz fait de son héroïne, Adèle Cibot, non pas la victime d'un simple ennui conjugal, mais celle d'un vide affectif plus général et d'une solitude intellectuelle qui remontent conjointement à sa naissance même. Car Adèle a eu la malchance de naître dans une famille bourgeoise de province par laquelle elle fut passablement négligée. Sa mère est une vieille élégante, que l'âge de raison terrifie et qui ne songe qu'à mener une vie mondaine de sorties et de passades pour se sentir toujours jeune. L'homme qu'elle a épousé - et soigneusement choisi pour cela - est un homme gentil, trop gentil, gentil même jusqu'à la lâcheté absolue face à tous les problèmes de l'existence. Ainsi, Adèle, totalement insignifiante aux yeux de sa mère, est très aimée par son père, mais de par le caractère veule de ce dernier, elle ne peut jamais compter sur lui pour lui venir en aide. D'ailleurs, comme en grandissant, Adèle devient une jolie jeune fille, ce qui agace sa mère qui se sent insultée par cette beauté juvénile dans sa maison, elle est envoyée en pensionnat religieux.

Le récit est mené un peu à la manière d'une enquête, alternant une narration à la troisième personne, avec les extraits d'un journal intime, rédigé par Adèle Cibot dans un cahier bleu, dont apparemment, certaines parties sont manquantes ou illisibles. Très vite, le lecteur comprend que le romancier cherche à reconstituer la brève existence d'une jeune femme décédée.

Une fois ses études terminées, Adèle est conduite dans des soirées mondaines, afin de trouver un parti pour se marier. Elle-même, bien que peu pressée à convoler, se soumet sans enthousiasme aux exigences de sa mère, se disant qu'après tout, rien ne serait pire que de rester vivre auprès de sa mère, et qu'un mariage peut être libérateur. Son regard s'arrête sur un séduisant jeune homme blond, accompagné d'un petit gnome barbu un peu ridicule. Sa mère suivant son regard se méprend, et pense que le petit gnome barbu serait suffisant pour sa gourdasse de fille. Ce petit barbu, Mr. Laumel, est en effet un riche homme d'affaires, et il importe à Mme Cibot que sa fille Adèle puisse lui fournir un gendre qui aurait des fonds au cas où les siens viendraient à manquer. Quant à son ami blond, il n'est même pas besoin d'y songer. M. de Marsil est un aristocrate, qui n'épousera jamais une petite bourgeoise, et qui passe en plus pour avoir une vie dissolue de célibataire endurci.

Dès qu'il apprend la disponibilité d'Adèle, Laumel fait sa demande en mariage officielle. Bien que le trouvant hideux, Adèle, habituée à être rabaissée et humiliée quotidiennement, parvient à se convaincre que Laumel est encore trop bien pour elle. Mais ce mariage tourne vite au désastre. Déjà, peu informée de ce que l'on appelle le devoir conjugal, elle découvre la sexualité avec l'horreur d'un mari contrefait et expéditif. Puis Laumel, dans toute sa personne, révèle au fil des jours toute sa laideur intérieure : monomaniaque à demi-autiste, il ne s'intéresse qu'à lui et à ses petites manies, et traite en permanence Adèle comme une enfant irresponsable alors que ce qualificatif lui correspondrait bien mieux. Ayant la toquade des investissements boursiers, et ayant pris trop d'assurance après quelques jolis coups, Laumel finit en peu d'années à ruiner son foyer et commence à vivre sur la dot de sa femme.

Inquiète pour l'avenir, Adèle demande aide et conseils au vieil ami de Laumel, M. de Marsil, qui consent à éponger une bonne fois pour toutes toutes ses dettes. Mais en jetant un oeil sur ce ménage, il réalise qu'Adèle s'y ennuie terriblement et qu'elle est au final plutôt jolie. Il commence alors une lente et habile tentative de séduction, à laquelle forcément Adèle ne peut que céder, pour son plus grand bonheur d'ailleurs, car si M. de Marsil est de moeurs légères et pas très loyal envers ses amis, il n'en est pas moins un amant délicat qui révèle à Adèle toutes les sensibilités de son corps.

Durant quelques années, Adèle mène ainsi une double vie avec les deux hommes, sans que Laumel, toujours centré sur lui-même et ses petites aigreurs d'estomac, puisse s'en rendre compte. Distraite de la gestion du foyer, Adèle ne réalise pas que son mari dépense sans compter l'argent du ménage dans des remèdes farfelus pour ses brûlures d'estomac, dont une fort couteuse et très inutile machine de stimulation électrique.

Un jour, Laumel tombe raide chez lui, victime d'un AVC (on disait alors une "attaque"). Il survit de justesse, mais reste impotent et très diminué. Adèle se retrouve forcée de s'occuper de lui, et s'absente moins souvent pour rejoindre son amant, ce qui lui coûte d'autant plus que Laumel est un très mauvais malade et se montre souvent agressif avec elle. Un soir, ayant recouvré une partie de l'usage de la parole, il lui révèle que le jour de son accident, il l'avait suivie dans la rue, trouvant ses absences de plus en plus répétées, et avait découvert son adultère avec M. de Marsil. Doublement trahi, il était rentré chez lui en proie à une colère et une nervosité inédites, qui avaient provoqué son accident vasculaire. Et alors qu'il fait cette confession à sa femme, en la voyant reculer avec horreur, une nouvelle attaque le saisit, cette fois-ci létale.

La mort de Laumel est une véritable délivrance pour Adèle. Hélas, elle a peu de temps pour s'en réjouir : elle apprend que Laumel n'a plus guère comme fortune que la somme qui servira à payer son inhumation. Certes, Adèle peut toujours revendre sa maison, puisque Laumel n'avait plus de famille en vie, mais elle n'en a pas moins un sentiment de retour à la case départ.

Néanmoins, elle espère, après un temps de deuil nécessaire, pouvoir épouser M. de Marsil. Hélas, celui-ci est très chiffonné par toute cette affaire : détourner la femme d'un ami est fort valorisant, mais détourner une veuve de son chagrin est méprisable. Qui plus est, il ne veut pas se marier. Bien qu'elle ne l'ait jamais su, Adèle avait deux ou trois rivales que M. de Marsil voyait en alternance, et qu'il entend bien continuer à fréquenter aussi souvent. M. de Marsil fait donc comprendre à Adèle que leur relation doit s'arrêter, mais cependant, en matière de compensation, il s'engage à lui présenter quelques beaux partis quand elle voudra se remarier.

Hélas, meurtrie dans la pureté de son amour, désespérée et dégoûtée de tous les êtres humains qu'elle a cotoyés, Adèle Cibot va se jeter dans la rivière la plus proche. Son corps noyé est repêché quelques heures plus tard. Dans sa jupe, on trouve un cahier bleu fortement détrempé couvert de son écriture : son journal intime.

Comme on le voit, « Le Cahier Bleu de Mademoiselle Cibot » s'inscrit tout à fait dans la lignée de « Madame Bovary », tout en exploitant une thématique plus vaste pour démontrer dans quelle série de pièges tombe son héroïne. Certes, Gustave Droz n'est pas Flaubert, mais son style est élégant, et sur de nombreux points, plus vivace et coloré que le très monolithique Flaubert. Et surtout Gustave Droz, s'il se rapproche du naturalisme, refuse de tomber dans la démonstration clinique et glaciale propre à ce courant littéraire.

En fait, on ne lui reprochera que deux défauts majeurs : d'abord d'avoir choisi pour ses débuts une intrigue très convenue et sans surprise, lui qui, alors qu'il n'était que nouvelliste, faisait souvent preuve d'une imagination baroque. Et ensuite, défaut cependant très courant chez un jeune écrivain, de brosser des personnages tout d'un bloc, qui manquent de profondeur psychologique ou de caractères variés. Comme de plus, ce sont souvent des archétypes propres au XIXème siècle, leur caractère artificiel d'archétypes simplets se voit tout de même beaucoup, et nous semblent parfois farfelus.

En dehors de ces quelques défauts de fabrication, « Le Cahier Bleu de Mademoiselle Cibot » est un roman très plaisant, bien mené, très envoûtant malgré le caractère plus que minimal de son intrigue, et qui surprend par sa gravité et son pessimisme, alors que dans ses premiers recueils de nouvelles, Gustave Droz mettait un point d'honneur à se montrer un auteur gai, léger, volontiers gaulois. Dans ce premier roman, on le sent en quête de classicisme et de respectabilité, ambition littéraire dont il se montre digne, mais si certaines de ses descriptions du père d'Adèle ou de Laumel laissent encore entrevoir la tendresse goguenarde avec laquelle Gustave Droz aime à décrire des personnages empotés ou marginaux, on regrette que pour ce premier roman, Gustave Droz se soit montré si brusquement académique, et qu'il ait rangé son humour au placard pour ne point sembler futile au milieu de la cour des grands.

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