top of page

GUSTAVE DROZ - « Monsieur, Madame et Bébé » (1866)


Véritable best-seller des années 1870, traduit en cinq ou six langues, « Monsieur, Madame et Bébé » est une oeuvre essentielle du XIXème siècle, quoique plus pour des raisons historiques que littéraires.

Rejeton d'une famille d'artistes, Gustave Droz fut d'abord peintre, un peintre étonnamment peu académique à une période où la peinture l'était encore beaucoup, et qui affectionnait les scènes de genre avec quelquefois des détails assez humoristiques. Homme heureux, vertueux mais bon vivant, époux modèle et père d'une famille nombreuse, Gustave Droz était un homme plutôt conformiste, quoique d'une nature tout à fait conciliante et conviviale. Sa personnalité ressemblait sur bien des points à celles de Jean-Charles, le grand collecteur des "perles de cancre" qui connût un succès presque comparable un siècle plus tard.

« Monsieur, Madame et Bébé » n'avait rien au départ pour être un grand succès littéraire. Ce n'est même pas à proprement parler un vrai livre, juste une anthologie de petites saynètes ou de petits contes sur la vie quotidienne, déjà publiés dans divers journaux durant les années 1850-1860. Tout le génie de Gustave Droz fut de classer ces petites scènes selon l'ordre chronologique des étapes de la vie qu'elles abordent, afin d'en faire les différents chapitres d'une démonstration élogieuse au sujet du couple et de la famille, non sans toutefois se livrer à des réflexions très audacieuses pour l'époque sur une certaine libération sexuelle, spécifiquement pour les femmes.

« Monsieur, Madame et Bébé » a aussi contribué à démocratiser le mot "bébé ", qui existait avant dans le langage courant mais était considéré comme relevant de ce vocabulaire charmant mais débilitant, que l'on utilise envers les enfants en bas-âge, et qu'il était hors de question de faire entrer en littérature. Gustave Droz l'y a pourtant gravé au burin avec un naturel parfait.

Gustave Droz a divisé son recueil en trois parties, rassemblant chacune une douzaine de petits récits indépendants les uns des autres, quoique certains personnages soient communs à plusieurs récits. La première partie, sans titre, évoque l'enfance, l'adolescence, les premiers émois sentimentaux ou charnels, et les premiers flirts. La seconde partie, "En Ménage", aborde des anecdotes de mariage, les premiers mois de la vie de couple, puis des scénettes ou des dialogues montrant des couples qui ne sont plus vraiment amoureux, mais partagent encore une tendre complicité. La dernière partie, "En Famille" s'attarde sur la naissance du premier enfant, et de tout ce que cela bouleverse dans les âmes et dans les habitudes du couple.

Gustave Droz a su, avec une grande habileté, harmoniser ses récits, de manière à ce qu'ils tendent vers une sorte d'état des lieux de la vie sentimentale tout au long de l'existence, avec bonhomie mais sans éviter certaine âpretés de la réalité. Cette rigueur et ce souci de démonstration sont pour beaucoup dans l'intérêt que suscite encore ce volume.

Gustave Droz se veut un homme qui écrit d'abord pour les femmes (la préface est intitulée "A ma lectrice"), et il tient à la fois à leur prouver qu'il comprend leurs points de vue, qu'il partage leur sensibilité mais que ceux de l'homme se défendent aussi, et il explique longuement pourquoi et comment. Ses récits sont d'une inspiration inégale, quoique d'une grande variété dans les formes narratives, ce qui ôte toute monotonie, mais chacun de ses récits apporte, à sa manière, une pièce au puzzle qui, petit à petit, se dessine sous nos yeux.

L'un de ses contes est fort audacieux, "Conférence d'Introduction". Il s'agit effectivement du texte imaginaire d'une conférence tenue par un prêtre à ses paraoissiennes, mais dans un esprit très éloigné du sermon de base : Gustave Droz, sous cet apparât visible de prélat progressiste, y défend l'idée qu'un bon mariage est avant tout un mariage sensuel, et que l'incompatibilité au lit est le seul véritable obstacle au bonheur du couple. Certes, l'homme est certainement coupable de bien trop penser à la chose, mais les femmes sont pareillement coupables de ne pas y penser suffisamment, et aussi de trop chercher des extases désincarnées fort illusoires au sein de la pratique religieuse. Le Père Droz est formel : l'homme va voir ailleurs seulement parce qu'il n'y a pas chez lui ce qu'il lui faut. C'est donc aux femmes de retenir leurs maris volages grâce à ces appas donnés par Dieu à la seule fin que nous en fassions usage.

Alors bien sûr, le débat est quelque peu dépassé, encore que l'incompatibilité sexuelle entre hommes et femmes reste un problème qui, désormais, va bien au-delà des liens du mariage. Mais il faut être conscient que tenir en 1866 de tels propos, et les placer en plus dans la bouche d'un homme d'église, c'était tout de même d'une singulière audace. D'ailleurs, le sujet revient ponctuellement tout au long du recueil, avec une certaine subtilité, car Gustave Droz sait faire de son invitation à la licence une simple question de bon sens. Il n'est pas question pour lui de combattre les valeurs morales chrétiennes. Bien au contraire, il les exulte. Mais d'autre part, il estime que rien de ce qui relève de l'intimité entre un mari et sa femme ne saurait être condamnable, puisque précisément l'union est consacrée par Dieu et le devoir conjugal chaudement recommandé par les Saintes-Ecritures. Il y a selon Droz un temps pour tout : un temps pour la messe, un autre pour la fesse, et bien des femmes selon lui sont victimes d'un a priori sur le sexe qui leur ôte beaucoup de joie.

Un autre exemple en est donné avec l'un des meilleurs récits de ce recueil, "Le Cahier Bleu", récit d'une jeune épouse qui s'apprête à vivre sa nuit de noces. En ce temps-là, on n'osait pas s'appesantir sur des détails pourtant cruciaux : une jeune épouse arrivait au mariage sans trop savoir ce qu'un homme et une femme sont censés faire dans un lit. Au sortir du dîner d'un mariage un peu trop arrosé, des cousines, des tantes, entourent la jeune mariée, et en la regardant de manière vaporeuse, avec le sentiment de supériorité de celles qui savent sur celle qui ne sait pas encore, se répandent en allusions grivoises, en félicitations ironiques, en complicités sybillines, et la jeune mariée comprend qu'une dernière épreuve l'attend, une épreuve au cours de laquelle elle pourrait être humiliée. Mais de quoi s'agit-il ? Pourquoi ne lui en a-t-on pas parlé avant ?... Sa propre mère, si elle n'est pas moqueuse, ne l'abandonne qu'après lui avoir dit, avec le visage grave et affligé d'une femme qui sait que sa fille ne sera plus une enfant d'ici quelques heures, de faire tout ce que son mari lui demandera, quoi qu'il lui en coûte. On devine donc avec quelle anxiété cette jeune femme, qui se faisait une joie de dormir enfin avec l'homme qu'elle aime, attend désormais que son mari rejoigne le lit, comme s'il était soudain devenu un ennemi qui cachait un poignard. L'étreinte d'abord la terrifie, et puis écoutant son corps, celui-ci lui sussurre que tout va bien, que tout va même très bien, et avec le plus grand soulagement, elle s'abandonne au ravissement de sa chair...

Là aussi, on peut juger que nous sommes loin des moeurs rigides de ce temps-là, et qu'une jeune femme arrive désormais au mariage fort bien informée de ce qu'il implique, et en ayant même beaucoup d'avance sur ces leçons. Mais outre que Gustave Droz dépeint avec beaucoup de subtilité, d'intelligence ce moment de vie, avec une connaissance précieuse et enamourée de l'esprit féminin, on comprend aussi aisément en lisant cette nouvelle à quel point la peur que certaines femmes ont des hommes ou de la sexualité est toujours un peu induite par d'autres femmes, souvent amères, jalouses ou insatisfaites. Cela, hélas, n'a pas beaucoup changé.

Si l'harmonie sexuelle est un élément important de ce recueil, et qui l'empêche de paraître aujourd'hui trop moisi ou trop paroissial, il y a heureusement bien d'autres thèmes qui font de « Monsieur, Madame Et Bébé » un véritable tutoriel, comme l'on dirait aujourd'hui, pour affronter tout ce que la vie de couple réserve comme contrariétés, mais aussi comme bonheurs simples et essentiels à côté desquels il ne faut pas passer.

Bien que son style soit volontiers onctueux, positif, caressant, Gustave Droz n'est pas précisément un romantique : si la fièvre amoureuse des premiers temps est une joie saine qu'il faut vivre pleinement (décrite dans le très touchant "Encore le Cahier Bleu" qui fait suite au précédent récit), l'amour fou, selon Droz, ne saurait résister au temps qui passe et à la force de l'habitude, spécifiquement là aussi en ce XIXème siècle qui manquait singulièrement de divertissements. Mais ce qui demeure entre un homme et une femme unis depuis vingt ou trente ans, et qui relève plus de la tendresse, de la complicité ou même de l'amitié, n'est cependant pas à négliger et fait pleinement partie du bonheur de la vie de couple, même lorsque le coeur ou la chair ne sont plus frémissants. La deuxième partie du recueil, "En Ménage", en ce sens, est vraiment la plus réussie et la plus émouvante.

Lorsque l'enfant parait, les choses évidemment se compliquent, puisque d'un binôme, on passe à un bien étrange trio, et qu'en ce siècle où la mortalité infantile était très importante, un enfant était à la fois le membre le plus important de la famille et un petit être fragile auquel il ne faut pas trop s'attacher durant ses premières années de vie, car elles peut lui être ôtée à tout moment. Un des récits dissèque avec un réalisme assez franc cette tragédie alors fort répandue qu'était la mort d'un enfant, frappé par une maladie incompréhensible et venue de nulle part, qui fait dépérir lentement le bébé, quels que soient les soins du médecin qui, bien souvent, s'en remet surtout à la résistance naturelle de l'enfant. "Il Aurait Quarante Ans", dont je déconseille encore aujourd'hui la lecture aux âmes sensibles, narre toutes les étapes non seulement de l'agonie de l'enfant, mais de ce chagrin épouvantable et inexprimable que les parents traînent une vie durant, qui se manifestent par le fétichisme de jouets, de vêtements que par superstition on n'a pas donné à ses autres enfants, par les anniversaires du petit défunt que l'on continue à part soi de marquer, en se disant qu'aujourd'hui, s'il n'était pas mort, il aurait vingt ans, trente ans, quarante ans... Le chagrin causé par la mort d'un enfant était d'autant plus terrible qu'il s'agissait là d'un évènement très répandu : une infection virale aujourd'hui disparue, appelée le "croup", apparentée à la diphtérie, fit d'épouvantables ravages dans des centaines de milliers de berceaux français au XIXème siècle, avant d'être éradiquée par la vaccination en 1895. Avant cela, perdre un enfant était un drame profond mais courant, contre lequel on ne pouvait rien, sauf y voir la volonté divine, qu'il n'y avait pas lieu de remettre en question. Gustave Droz, sans surprise, incite à la fois à la résignation et à l'entretien du souvenir, avec un détachement qui, fatalement, nous apparait un peu odieux aujourd'hui, mais qui était la sagesse même face à une fatalité qui n'autorisait même pas l'éventualité d'un traitement ou d'une hospitalisation.

Cependant, s'il évoque sans filtre ces moments tragiques, Gustave Droz n'en est pas moins dythirambique sur les joies de l'enfantement, et sur les angoisses et les plaisirs d'être père. Un sujet rarement abordé en littérature, même si Gustave Droz y exprime une certaine fatuité là aussi très contextuelle, car au XIXème siècle, l'enfant était la propriété stricte et exclusive de ses parents jusqu'à sa majorité : il n'était pas question de "teenage culture" ou de bandes de copains. L'adolescent ne sortait du cercle de famille que pour fonder à son tour une famille. En ce sens, et c'est là le message de Gustave Droz, la famille est à la base de tout, la société elle-même ne pourrait exister sans que le peuple ne soit structuré en familles, et fonder une famille heureuse, être bon et attentionné pour sa femme et ses enfants, ce devait être la préoccupation première de tout homme, attendu que malgré cela, ce n'était pas si facile qu'on pouvait se l'imaginer.

Le succès phénoménal de « Monsieur, Madame et Bébé », qui permit même à Gustave Droz de s'acheter le Château de Guyon, s'explique en partie par cette alternance de morale conservatrice et d'audaces philosophiques et sociales, qui condensait, en un volume exhaustif aux allures de guide amoureux, des préoccupations essentielles et des questionnements modernes. Ce livre fut publié en 1866, soit quatre ans avant la chute du Second Empire, et il apparut durant les décennies qui suivirent comme une sorte de phare dans la tempête de l'Histoire, mais aussi comme une sorte d'album souvenir de la société bourgeoise sous Napoléon III. Tout cela fit qu'il y eu plus de 160 réimpressions de ce livre jusqu'au début du XXème siècle.

Le grand succès commercial que connût Gustave Droz lui valut l'hostilité farouche de toute la scène littéraire, à l'exception de Jules Claretie qui lui conserva une amitié profonde jusqu'à sa mort.

Longtemps décrié, y compris par Émile Zola, célèbre pour avoir qualifié l'oeuvre de Droz de "merde à la vanille", Gustave Droz n'était peut-être pas un immense écrivain, il ne cherchait probablement même pas à l'être, mais il est cependant meilleur que ce que l'on a coutume d'en dire. Sur bien des points, cette volonté de décrire avec une complaisance attendrie mais réaliste les petits faits du quotidien, annonçait une certaine littérature du XXème siècle, et a mieux vieilli que bien d'autres oeuvres prétendues cruciales à leur publication. Gustave Droz est certes un auteur aimable, soucieux de ne pas brutaliser ses lectrices, mais son style ne manque pas de précision, de détail, d'un sens de la description bien amené et d'une très grande acuité de la sensibilité féminine. Aux yeux de Zola, Droz avait surtout le tort de ne s'intéresser qu'à la bourgeoisie et de représenter l'insouciance positive du Second Empire. Avec le temps, « Monsieur, Madame et Bébé » s'est inscrit comme un excellent témoignage sur la psychologie de son époque, et qui retranscrit fort bien les valeurs, les joies et les peines sous le règne de Napoléon III. Son message s'est fatalement un peu dilué dans le temps, il nous fait volontiers sourire par sa naïveté mais cela ne veut pas dire non plus qu'il est dépourvu d'intérêt. Certains arguments se défendent, d'autres n'ont plus aucune pertinence, d'autres encore sont à l'opposé des valeurs de notre siècle, mais dans l'ensemble il y a bien des choses à apprendre et bien des connaissances à picorer dans ce tutoriel du coeur et de ses raisons, imaginé par un homme heureux et épanoui, désireux de partager ses émotions et son expérience. Pour ma part, j'ai beaucoup aimé ce livre, peut-être plus comme un voyage dans le temps que comme un guide sentimental, mais l'émotion et la catharsis par delà les siècles étaient tout de même bien présents, à suffisamment de reprises, pour que je ne me sente jamais vraiment un étranger face à ces lointains ancêtres.

13 vues0 commentaire

Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating
Post: Blog2_Post
bottom of page