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GUSTAVE DROZ - « Une Femme Gênante » (1875)


Après presque dix ans de carrière, Gustave Droz était désormais bien loin des contes doucereux et pédagogiques, si benoitement bonapartistes, qui l’ont propulsé sur le devant de la scène littéraire en 1866, et qui amenèrent Émile Zola à qualifier son œuvre de « merde à la vanille ». On ne retient encore de Gustave Droz que ce talent indéniable de conteur un brin grivois des aléas du quotidien paisible et immuable du Second Empire dans de charmants recueils de nouvelles qui se vendirent à des millions d’exemplaires. On s’y attachât d’autant plus que lorsque l’humiliante guerre franco-prussienne mit bas le Second Empire, et y substitua une Troisième République qui incitait à serrer les dents pour reconstruire un pays martyrisé, la forte nostalgie du Second Empire et de son insouciance accorda à son « Monsieur, Madame et Bébé » une postérité inattendue. Pourtant, Gustave Droz n’avait pas attendu la chute de Napoléon III pour passer au roman dans une veine bien plus sombre et réaliste que ses contes ne l’auraient laissé présager. Gustave Droz n’eut peut-être, aux yeux de la postérité, qu’un seul tort : celui de rester un électron libre, de ne s’enferrer à aucune de ces écoles littéraires qui avaient si mal accueilli ses débuts, et de chasser toute préoccupation sociale ou politique de ses romans. Ni contempteur de l’Empire, ni prosélyte de la République, Gustave Droz était un conservateur modéré, qui croyait plus en l’être humain qu’aux systèmes auxquels il s’aliénait. Patriarche d’une grande famille, il croyait à la valeur primitive de cette hiérarchie naturelle, dont étaient issues toutes les autres, lesquelles ne fonctionnaient pas mieux pour autant. Malgré tout, et aussi paradoxal que cela paraisse, Gustave Droz n’avait aucun amour de l’Ordre et de la Morale, et encore moins pour ceux qui se proclament leurs défenseurs. Volontiers libertin, ayant souvent écrit sur le plaisir sexuel féminin dont il trouvait indigne que la société fasse honte, Gustave Droz était une sorte de proto-hippie, qui mettait surtout en scène des personnages décalés, parfois farfelus, qui s’insèrent mal dans la société française de leur époque et s’y font généralement maltraiter. Des "freaks" avant l’heure, qui n’ont même pas l'issue, à cette époque reculée, d’une existence marginale ou d’une contestation sociale, alors inimaginables. De ce fait, tant par ses thématiques que par la fluidité d’un style littéraire qui a étonnamment bien vieilli, Gustave Droz est un auteur qui surprend encore par sa modernité et sa clairvoyance, en mettant en scène les combats intérieurs et - à l’époque inexprimables - qui opposent l’individu à la société moderne. « Une Femme Gênante », dernier roman de sa seconde période, qu’il publie fin 1875 avant d’entamer une pause littéraire de 9 ans, marque l’étonnant achèvement d’une métamorphose littéraire qui ne craint ni l’opprobre moral, ni les accusations de mauvais goût. Corentin Kerroch est, comme son nom l’indique, un citoyen breton, né dans le petit village imaginaire de Kerlaouen (orthographié ici "Kerlawen"), quelque part entre Nantes et Lorient. La famille des Kerroch est installée depuis plus d’un siècle à Kerlaouen, et y tient une herboristerie qui, ayant pris du galon, est étant devenue, sous le règne du père de Corentin, une authentique pharmacie. Le métier de pharmacien était alors sensiblement différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Le pharmacien restait avant tout un herboriste, qui devait fabriquer lui-même ses potions et ses remèdes, à partir d’importants stocks de plantes médicinales, conservées dans l’arrière-boutique. Le pharmacien n’en restait pas moins bien plus abordable financièrement que le médecin, à cette époque antérieure à la sécurité sociale, d’autant plus que la plupart des médecins n’aimaient pas qu’on les dérange pour des affections bénignes, petits rhumes, écorchures ou diarrhées chroniques. Pour tous ces petits tracas du quotidien, on allait voir le pharmacien, qui était alors apte à examiner et à faire un diagnostic. La pharmacie était donc un commerce extrêmement important dans une petite ville rurale, d’autant plus que tous les paysans des villages environnants s’y précipitaient aussi au moindre bobo, y compris pour demander des remèdes pour leurs bêtes, en espérant que ça leur éviterait de payer le vétérinaire. La famille Kerroch est donc, à Kerlaouen et ses environs, une famille de notables, bien qu’elle soit un peu réduite, Corentin étant le seul enfant de son père, lui-même veuf et jamais remarié. Cette solitude d’hommes a d’ailleurs rapproché M. Kerroch de son voisin, M. Plumel, lui aussi veuf, et vivant avec sa fille Rosalie, au physique quelque peu ingrat. Sans en parler encore à leurs progénitures, les deux hommes fomentent le projet de marier leurs enfants. Corentin, d’ailleurs, ne donne à son père que des satisfactions : il a fait de brillantes études, et achève de passer son diplôme à l’école de pharmacie de Lorient. Mais Corentin se découvre aussi, dans cette grande ville, un penchant pour l’indolence, pour les soirées passées aux terrasses des café, mais il n’a que peu de temps pour en profiter. Un jour, son père est pris d’une attaque d’apoplexie dans sa pharmacie et tombe raide mort. Pour son héritier, c’est la fin bien trop rapide d’une vie de bohême qu’il goûtait pleinement. Néanmoins, c’est un garçon bien élevé qui sait où est son devoir. Il reprend donc la pharmacie de son père, et la rouvre, aussitôt le patriarche inhumé. Hélas, très vite, la nature faible et dissipée de Corentin reprend le dessus. Les clients trouvent régulièrement la porte de la pharmacie fermée. Corentin est en vadrouille, soi-disant pour des commandes, mais celles si semblent souvent se négocier au comptoir d’un café, ou au bord de la rivière avec ses camarades d’enfance. Les habitants de Kerlaouen se montrent d’abord magnanimes : Corentin n’a que 25 ans, la mort prématurée de son père l’amène très jeune à des fonctions qui sont bien contraignantes pour un aussi jeune homme. M. Plumel, d’ailleurs, en profite pour lancer l’idée qu’un bon mariage ramènerait certainement ce garçon à son ouvrage. Il ne se doute pas à quel point Corentin partage son opinion – mais hélas, pas avec l’idée d’épouser Rosalie. Un matin, les citadins apprennent que leur pharmacien a fermé boutique pendant quelques jours, car il a envie de visiter Nantes. Ceux qui gardent espoir encore de n’avoir pas affaire à un sacré flemmard déchantent vite, en constatant qu’au jour où il avait prétendu revenir, le pharmacien est toujours absent. C’est seulement au bout d’une longue semaine que le maire de la ville est informé par une lettre tout à fait joyeuse que Corentin a rencontré la femme de sa vie, va l’épouser, et ensuite faire un petit voyage de noces à travers toute la Bretagne. Dès ce moment, plus personne à Kerlaouen ne peut ignorer quel tragique Jean-Foutre est le dernier rejeton de la dynastie besogneuse des Kerroch. Pour le maire et ses conseillers municipaux, qui s’attendent de plus à ce que Corentin ramène une greluche digne de lui, il est important d’afficher à leur retour une hostilité sourde et ferme, afin d’imposer à Corentin la nécessité de vendre sa pharmacie, ou de la confier à d’autres personnes. Le jour où les deux jeunes mariés reviennent à Kerlaouen, toute l’intelligentsia de la ville les attend sur le quai de la gare, les sourcils froncés, la mine sinistre, bien décidés à battre froid à ce couple indigne. Mais à peine Corentin descend-t-il du train, chargé de valises et suivi par son épouse, que tous les regards se figent. Céline Duchemain, désormais Mme Kerroch, est un ange tombé du ciel, une beauté aux frontières de la perfection, et dont le regard déterminé et souverain témoigne déjà d’une longue expérience de domination des hommes. Car si Corentin a rencontré Céline à Nantes, cette dernière est en réalité parisienne, son élégance naturelle est mise en valeur par des tenues d’une grande distinction qui lui ont coûté ses dernières économies et qu'on ne voit guère souvent en province. À peine débarquée, avec un sens aigu de la convivialité, elle se présente à chacun, demande les noms et les fonctions de tout le monde, se fend d’adorables sourires pour tous, et confirme que la pharmacie rouvrira dès le lendemain. Chacun repart absolument conquis par cette créature supérieure au charme écrasant. Mais Céline n’est pas seulement une jolie femme experte en mondanités. C’est aussi une fine psychologue, qui a parfaitement compris quel type d’homme elle a épousé, et de quelle manière il faut s’en servir. Bien vite, Corentin cesse d’être le maître en sa demeure. S’arrogeant le comptoir, qui lui permet de faire connaissance avec toute la ville, Céline renvoie son mari dans l’arrière-boutique dont il ne sort plus sans l’autorisation de sa femme. Avec une poigne de fer contre laquelle son caractère faible est incapable de se révolter, Corentin se retrouve chargé par sa belle d’absolument toutes les tâches : préparation des potions, manutention, nettoyage des sols, gestion des commandes. Seule au comptoir, Céline séduit la clientèle, la fidélise et tient la caisse d’une main ferme. Bientôt, l’argent rentre à tel point que la pharmacie ne se désemplit pas. Le premier étage, qui abrite la chambre, devient une annexe de l’entrepôt, Céline ordonne d’abattre des murs, agrandit des pièces. Obsédée par l’idée de faire de cette pharmacie la pierre de voûte d’un futur empire, elle ne songe plus qu’au travail. Épuisé par des journées de 12 heures, Corentin ne se couche que pour goûter un sommeil de plomb, dont il est éveillé en fanfare dès l’aube par sa marâtre. Durant huit ans, le couple n’a aucun enfant. De toutes manières, quand trouverait-on le temps de l’élever ? Et puis, un matin, alors qu’elle traverse une rue, Céline, brusquement, s’effondre. Son cœur fragile, perpétuellement sous tension, s’est brusquement arrêté. Tout Kerlaouen pleure sa pharmacienne – qui pourtant n’en était pas une -, et particulièrement son mari, que l’on avait presque oublié. Corentin est d’autant plus affligé, que tout s’effondre totalement autour de lui. C’est une vie parfaitement réglée, rythmée par les ordres perpétuels et les injures de son épouse, qui prend fin brutalement dans un silence assourdissant. Après l’enterrement de Céline, Corentin reste reclus dans sa pharmacie, fermée au public. On respecte son deuil, mais on s’en inquiète tout de même. Et en effet, il y a de quoi s’inquiéter. Effondré sur un fauteuil, dans la quasi-obscurité, durant des journées entières, Corentin est rapidement saisi d’une idée démentielle et obsédante. Avec la complicité du père Nalec, le fossoyeur, qui se laisse aisément corrompre par une somme impossible à refuser, Corentin fait déterrer une nuit le cercueil de Céline et emporte avec lui le cadavre encore intact de son épouse. Puis, une fois revenu dans sa pharmacie, il utilise ses connaissances et ses stocks d’herbe pour se livrer à une parfaite taxidermie sur le corps de sa femme. Enfin, ouvrant à coups de pioche un emplacement derrière le fond amovible d’une armoire, il en fait une niche secrète où il place le corps momifié de sa femme, ceint de ses plus beaux atours, orné de ses plus précieux bijoux. Pendant des semaines, il reste là à bichonner le cadavre, à lui parler, à lui demander conseil, tandis que tout autour de sa maison, les voisins venant aux nouvelles sont assez durement chassés… À partir de là, échappant à la très attendue avalanche de quiproquos qu’une telle situation peut générer, Gustave Droz s’attarde longuement sur la folie contrôlée de Corentin qui, dans sa volonté de cacher à tous la manière illégale et démente dont il a fait revenir Céline à la maison, retrouve un peu d’énergie par la tension que génère cette situation, et qui lui rappelle le stress de sa vie avec Céline. C’est finalement le fantôme de Céline qui va dénouer cette inextricable situation : Céline apparaît une nuit dans la chambre de Corentin et abreuve son mari d’injures, lequel en exulte de joie, puis elle ordonne à Corentin de rapporter son corps au cimetière, de se remarier et de reprendre le travail. Celui-ci docile obéit à cet ultime ordre de son épouse. C'est bien la seule chose qui pouvait le sauver. Gustave Droz entretient l’ambiguïté sur cette apparition spectrale. Il ne cache pas qu’il croît plutôt à un rêve lucide généré par la dernière parcelle de raison de Corentin, mais après tout, qui sait ? Son voisin Plumel, heureux de voir Corentin décidé à rouvrir prochainement sa pharmacie, lui conseille habilement, vu l’ampleur de la tâche, de prendre Rosalie comme apprentie. Toujours célibataire, car encore moins jolie qu’avant, Rosalie aide Corentin à remettre en état la pharmacie, mais rapidement irritée par la maladresse de ce garçon empoté, elle commence alors à le brusquer et à lui parler durement. Corentin comprend aussitôt que Rosalie est tout à fait le genre de femme qu'il lui faut, il en vient même à lui trouver du charme, et rapidement, il demande sa main à son père, lequel est bien heureux de la lui céder. C’est seulement à quelques heures du mariage, alors que Rosalie effectue la demande de voir sa future chambre, que Corentin se rappelle soudainement que le cadavre de Céline est toujours dans la niche derrière l’armoire. Il faudra toute l’ingéniosité du père Nalec, sollicité une deuxième fois, pour que le corps de Céline soit discrètement évacué dans un buffet que Rosalie trouvait hideux, et que le fossoyeur accepte aimablement de racheter, pour que Corentin, passé sous la houlette de Rosalie, retrouve son bonheur d’esclave et de souffre-douleur. « Une Femme Gênante » est donc un récit étonnamment psychologique, qui utilise la structure d’une farce boulevardière morbide (le roman est dédié à Eugène Labiche), pour un récit qui se veut à la fois simple et réaliste, tantôt comique, tantôt tragique, mais toujours passionnant. Malgré la maîtrise narrative parfaite de Gustave Droz sur un sujet aussi délicat, « Une Femme Gênante » laisse tout de même un peu le lecteur sur sa faim, tant il s’attend fatalement à ce que le corps de Céline soit découvert. Mais la folie intime de Corentin reste pratiquement ignorée de tous. Seul le père Nalec saura à quoi s’en tenir, mais ne fera que s’amuser de la situation. En réalité, « Une Femme Gênante » se veut d’abord le portrait d’un jeune homme qui n’a assurément pas toute sa raison mais qui comprend qu’une femme de caractère, et même de très mauvais caractère, peut l’aider à tenir son rang dans la société. Il faut donc y voir sans doute un essai sur la tolérance envers « un homme gêné » mais le caractère malsain et psychotique de ce personnage très réaliste, qui n’a cependant jamais vraiment conscience de la gravité de ses actes, atténue quelque peu le message empathique de l’écrivain, qui délibérément se refuse à juger lui-même son héros.

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