top of page

GUY DE TÉRAMOND - « Le Tigre Sacré » (1920)





Grand plumitif précocement oublié de la littérature populaire, Guy de Téramond (de son vrai-nom François-Edmond Gautier) était né dans une bourgeoisie cossue parisienne naturellement encline aux arts. Son frère cadet, François Gauthier, fut un célèbre bariton spécialisé dans les opéras wagnériens, et prit en ce sens le pseudonyme germanique de Paul Franz. D’abord poète, Guy de Téramond s'orienta rapidement vers les romans d’amour à l’eau de rose, ce qui explique sans doute le choix très aristocratique de son pseudonyme, propre à émouvoir les jeunes filles romantiques du peuple, rêvant d’épouser un comte ou un marquis.Cette carrière dans la guimauve représente la quasi-intégralité de son activité littéraire entre 1896 et 1909, avant qu’il ne se diversifie auprès d’un nouveau public par des romans policiers, et surtout des romans de science-fiction, ou plus exactement de « merveilleux scientifique », un genre littéraire inspiré du positivisme futuriste de Jules Verne, et qui connaît, depuis le début des années 2000, un regain d’attention de part sa proximité avec le courant « steampunk » venu d’Amérique. Néanmoins, le « merveilleux scientifique », il est bon de le rappeler, n’a pas engendré beaucoup de chefs d’œuvre, et n’a finalement perduré qu’une vingtaine d’années avant d’être ringardisé d’une seule traite par la Première Guerre Mondiale, dont les innovations scientifiques et technologiques n’avaient pas grand-chose de merveilleux. Comme beaucoup d’auteurs de sa génération, Guy de Téramond se retrouva au chômage technique pendant quatre ans, et après cela, dans la nécessité de se renouveler, ce qui lui prit un certain nombre d’années. Il dut son salut aux éditions Ferenczi & Fils qui l’embauchèrent comme auteur maison à partir de 1925, à la fois pour des romans sentimentaux et pour des romans d’aventures pour la jeunesse. Ce sera la période la plus féconde de son histoire jusqu’à ce que, en 1939, une deuxième guerre mette à nouveau fin à sa carrière. Pendant l’Occupation, il signa quelques pièces de théâtre pour enfants, ainsi que parmi les tous premiers feuilletons radiophoniques. Il ne semble pas avoir connu de problèmes à la libération, et signa encore quelques romans à l’eau de rose entre 1946 et 1949. Âgé alors de 80 ans, il mit fin à sa carrière littéraire, et mourut presque nonagénaire en 1957. Obscur artisan du récit populaire, qui semble n'avoir jamais rien fait pour entretenir les passions, Guy de Téramond nous a laissé une œuvre très inégale, dont l’intérêt majeur est encore de témoigner de l’imaginaire de son siècle. Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce fut pratiquement le seul et unique moment de sa carrière où il inventa quelque chose qui n’existait pas : la novellisation. C’est le nom d'origine anglophone que l’on donne aujourd’hui à la rédaction d’un livre qui se veutl’adaptation littéraire d’un film. C’est le contraire absolu du film que l’on tire d’un roman. Ce principe vient originellement des États-Unis, et connût une très grande vogue dans les années 1970 et 1980, particulièrement pour des films fantastiques et de science-fiction. Le genre fut peu à peu avalé zu début du XXIème siècle par l’essor des « fanfictions » qui proposaient des romans exploitant et poursuivant la franchise d’un film, plutôt que l’adaptant avec fidélité. Néanmoins, il semble bien que ce soit en France, au début de l’année 1920, que la novellisation soit née, tout simplement parce qu’elle apportait quelque chose de plus à des films, ou des "serials" qui étaient encore muets. Quelques mots sur le "serial" cinématographique, qui est une invention américaine de la fin des années 1910 : le cinéma muet commençait alors à connaître un grand succès, et aux États-Unis, où l’on n’invente jamais rien sans chercher à approfondir tous les moyens d'exploiter la clientèle, on reprit le système du roman-feuilleton français pour accoucher non pas d’un film, mais d’un long feuilleton d’une quinzaine d’épisodes de durée moyenne (30 à 50 minutes), diffusés toutes les semaines ou toutes les deux semaines, à journée fixe, dans les premiers cinémas américains. Pour cause de guerre, la France prit énormément de retard sur ce marché, et ce ne fut qu’en 1919 que l’on commença à diffuser ici des productions américaines récentes, sous la houlette de Charles Pathé, ancien fondateur d’un des premiers labels de microsillons, et qui s’était très tôt investi dans le cinéma. Charles Pathé fut un véritable homme d’affaires, et jugea donc que, la France étant exsangue et mortifiée à la suite de sa douloureuse victoire en 1918, il lui fallait s’associer au plus près avec les sociétés de productions américaines afin d’importer leur films, et de s’imposer ainsi sur le marché, avant que la production cinématographique française n'ait le temps de reprendre pleinement ses activités. Cette décision fit de la société Pathé le premier empire franco-américain de cinéma, ce qui généra la fortune de la famille Pathé, mais qui installa hélas durablement le cinéma américain en France, obligeant le cinéma français à lutter en permanence pour survivre face à cette envahissante et prolifique concurrence. Dans le but de promouvoir ces productions américaines, Charles Pathé décida d’accompagner leur diffusion par des versions littéraires illustrées : une initiative particulièrement pertinente alors que le cinéma est encore muet, et que les dialogues sont réduits au minimum, à quelques intertitres tout au plus, pour ce qui doit être expliqué aux spectateurs. Il y a donc un vrai intérêt à raconter un film par écrit, et à commercialiser ces versions romancées des films ou des serials, sous forme de fascicules à parution hebdomadaire, exactement comme cela se faisait au temps du feuilleton... Il semble que Charles Pathé ait eu du mal à motiver des écrivains pour accomplir cette tâche. Le cinéma, en ce temps-là, était considéré comme un divertissement vulgaire pour des gens peu instruits. Sans doute beaucoup d’écrivains ne pensaient pas que rédiger un « roman-cinéma », comme c’était alors baptisé, leur rapporterait beaucoup de lecteurs. Ce fut donc Guy de Téramond qui se lança dans cet exercice, en cette année 1920, avec deux novellisations, publiées chacune sous la forme de douze fascicules hebdomadaires, à seulement quelques mois d’intervalle : « Le Tigre Sacré » et « La Maison de la Haine », deux novellisations de "serials" américains, dont il apparaît que le premier se soit assez bien vendu, tandis que le second nettement moins. Le troisième roman de cette  collection, « Le Fils de la Nuit », fut publié en 1921 sous la plume de Jules de Gastyne, feuilletoniste de la vieille école, preuve que le travail de Guy de Téramond ne fut apparemment pas satisfaisant pour Charles Pathé. Quant à Guy de Téramond, il écrivit pour le compte d’une autre société de production, une troisième novellisation, « Le Fauve de la Sierra », également en 1921, qui ne rencontra presque aucun succès et fut allègrement pilonné. Guy de Téramond en resta donc à ces trois "romans-cinémas", et végéta quelques temps, avant de rejoindre Ferenczi. Il faut bien comprendre que ces romans sont exclusivement sortis sous la forme de petits fascicules, avec un papier d’assez mauvaise qualité, et accompagnés de photos également très mal imprimées. Néanmoins, le chineur chanceux aura parfois la chance insoupçonnée de tomber sur des éditions reliées en volume de ces fascicules, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’elles représentent un tirage de luxe limité, où - ce qui est plus probable – le travail d’un relieur artisanal pour le compte d’un collectionneur féru. Toujours est-il qu’une édition reliée du « Tigre Sacré » peut quelquefois se trouver. C’est donc à partir d’une de ces éditions reliées que j’écris aujourd’hui ma critique.   « Le Tigre Sacré » est donc une novellisation du serial américain « The Tiger’s Trail » (1919), qui était originellement décliné en quinze épisodes. Soit que ceux-ci aient été remontés en France de manière à ne faire que douze épisodes, soit que Charles Pathé ait demandé à Guy de Téramond de condenser un peu l'ensemble, toujours est-il que l’adaptation de Guy de Téramond se divise en douze chapitres représentant chacun un épisode, dont, par ailleurs, le titre diffère des titres américains des épisodes originaux. On ne se prononcera pas ici sur la fidélité de cette adaptation, pour une raison simple : « The Tiger’s Trail » est aujourd’hui une oeuvre cinématographique perdue, dont il ne reste plus aucune copie, mis à part un court fragment d’une quarantaine de secondes que l’on peut voir sur YouTube. Ces serials étant très longs, ils demandaient beaucoup de bobines, ce qui nécessitait une importante place pour le stockage. De ce fait, beaucoup ont été détruits au fil des décennies, particulièrement durant les premières années du cinéma parlant, alors qu’aucune nostalgie des films muets n’était encore apparue, et que l’on ne voyait pas pourquoi on s’intéresserait un jour à des vieux films sans son ni dialogues. Il ne reste donc plus de ce "serial" que le roman qu’en a tiré Guy de Téramond, et qui est bien évidemment totalement inconnu aux États-Unis. « Le Tigre Sacré » part d’un scénario un peu farfelu mais intéressant : Belle Boyd, jeune étudiante orpheline ayant achevé ses études, revient s’installer à Pitch Blend, une ville minière où son tuteur, le puissant magnat, Grim Gordon, possède la plus importante mine d’argent du pays. Grim Gordon ne s’est occupé de Belle que parce que, vingt ans plus tôt, il était encore un audacieux explorateur qui, avec ses comparses Boyd et Boland, avait pillé les immenses richesses d’un temple hindou. Comme l’expédition était particulièrement dangereuse, les trois hommes avaient préalablmement signé un pacte déclarant que si un ou plusieurs des membres de cette expédition disparaissait, sa part du butin serait transmis à sa famille par le ou les survivants. Le pacte fut alors déchiré en trois parties, et chacun garda sur lui la partie du pacte qu’il avait personnellement signée. Ce pacte visait à sauver chacun des explorateurs de la rapacité de ses deux autres concurrents. Dans cette jungle isolée, il était facile d’assassiner ses complices afin de tout garder pour soi. Néanmoins, l’opération s'est mal passée, car Grim Gordon tenait à s’emparer d’une statuette sacrée représentant un tigre, laquelle a la propriété de voir ses yeux s’illuminer quand on l’approche à proximité d’une source de radium. Lors de la résistance héroïque des Indiens, Boyd est tué. Gordon, ayant l’esprit pratique, récupère sa part du pacte. Ayant perdu Boland de vue, il le suppose mort lui aussi, et s’enfuit, avec la statuette du tigre sacré et l’immense partie des richesses volées. C’est d'ailleurs grâce à ses richesses habilement négociées que Grim Gordon a pu exploiter sa mine d’argent, une fois de retour aux États-Unis. Boyd avait, à sa mort, une fille en bas-âge, Belle, dont Gordon finança l’éducation, à la seule fin de la mettre en dette envers lui, pour qu’elle accepte ensuite d’épouser son propre fils, James Gordon. Pour le cas où un héritier de Boland serait toujours en vie, et réclamerait sa part d'héritage, il lui faudrait bien composer avec cette union indivisible. C’est dans ce but que Belle Boyd revient à Pitch Blend, mais dans le train, elle sympathise avec un séduisant voyageur, Jack Randall, ingénieur, et découvre que lui aussi vient s’installer à Pitch Blend pour y rencontrer Grim Gordon, lequel vient de l’embaucher comme futur directeur de sa mine. À son arrivée à la gare, Belle Boyd échappe de peu à une tentative d’assassinat par un cow-boy nommé... Shotwell (NB : En 1919, en dehors des grandes villes, l’intérieur des États-Unis en est encore un peu au far-west). Le soir, Belle Boys reçoit la visite clandestine de Boland, qui n’est pas mort et qui lui apprend l’existence du pacte, avant de lui en remettre sa part, lui assurant que celles de Boyd et de Gordon sont cachées dans le coffre-fort de Grim, avec le tigre sacré que la secte hindoue de Salonga veut récupérer, car, sans que personne ne le sache, les fanatiques hindous se sont fait embaucher comme mineurs à Pitch Blend. Enfin, au moment de s’en aller discrètement, Boland veut éteindre une lampe de chevet et reçoit une décharge électrique mortelle : c’était encore une tentative d’assassinat envers Belle Boyd. Mais qui veut tuer Belle ? D’abord un hindou, surnommé Face-de-Tigre. Ayant commis un blasphème en Inde, il a été puni par le grand prêtre Salonga qui lui a tatoué des rayures de tigre sur le visage. S’il veut se faire « détatouer » grâce à la « détatoueuse magique » de Salonga, Face-de-Tigre doit retrouver la statuette du tigre sacré, volé par Grim Gordon. Il faut donc affaiblir l’homme en s’attaquant à ses proches. Belle Boyd lui échappe, mais Face-de-Tigre parvient à enlever James Gordon, le fils benêt du magnat, et à le ramener dans la caverne secrète de Salonga où la secte procède quotidiennement à ses rites. James Gordon est ensuite enfermé dans une cage avec un vrai tigre, qui le dévore. L’autre assassin, le cow-boy Shotwell, est en réalité un homme de main payé par le frère de Grim Gordon, Randolph Gordon, qui veut faire assassiner sa nièce adoptive car il raint que Grim, avec lequel il est en mauvais terme, ne fasse d'elle sa légataire universelle. Shotwell est aussi le petit ami d’Hilda, la femme de chambre de Grim Gordon et Belle Boyd, qui connaît tous les passages secrets de la maison, et se révèle très douée pour surveiller les Gordon par des trous à travers les murs et les plafonds, et plus douée encore pour voler tous les objets que les résidents dissimulent dans leurs chambres. La mort de son fils frappe plus durement Grim Gordon que ses adversaires s’y attendaient : il meurt d’un infarctus. Se croyant héritière, Belle Boyd, avec l'aide de son amoureux servile Jack Randall, ouvre le coffre-fort de son défunt tuteur, et y découvre le tigre sacré et les deux parties manquantes du pacte. Mais à peine le magnat enterré, Randolph Gordon fait main basse sur la maison, et veut récupérer les trois morceaux du pacte pour les détruire, ainsi que la statuette du tigre sacré dont s'est emparé Belle Boyd, qui tient absolument à la rendre à la secte Salonga. Bientôt deux autres personnages se joindront à cet embrouillamini : Nelly, entraîneuse d’un saloon que Grim fréquentait, et Pete Strong, gangster en fuite, qui se révèle être le fils adultérin du défunt Boland, et qui donc a droit lui aussi à sa part d’héritage de l’empire Gordon, lequel demeure dans les griffes du sinistre Randolph... Tous les épisodes du "serial", et donc tous les chapitres du roman, exploitent les combinaisons possibles de chassés-croisés et d'affrontements répétés de tous ces chasseurs de trésor et d'héritage, aux intérêts contraires. Le tigre sacré et le pacte passent de main en main, volés ou subtilisés de manière assez spectaculaire. Belle Boyd et Jack Randall sont souvent enlevés par leurs ennemis pour être assassinés, mais parvenant à se délivrer l’un l’autre, ils s'élancent ensuite à la poursuite de ceux qui les ont agressés pour récupérer, soit la statuette, soit le pacte, soit les deux. Tout ça n’est pas bien crédible, mais on devine aisément les scènes d’actions trépidantes, quoique sans doute un peu répétitives, du "serial" original. Seul problème, Guy de Téramond, conscient de la complexité de l’intrigue, s'efforce d'expliciter dans les détails tous les rebondissements du scénario dans de bien exigus chapitres de 25 pages. On le sent bien trop absorbé par ce rigoureux travail de trascription. Sa narration est crispée, tient parfois plus du rapport que de la narration, et se révèle sans doute un peu trop morne pour restituer fidèlement à l’écrit le rythme endiablé du "serial". Il est même peu à l’aise, avec les dialogues qu’il doit inventer, faisant dire à tous ses personnages, dès qu’ils viennent de se faire trahir ou voler : « Oh, le misérable ! ». En revanche, on sent véritablement un zèle de la part de l’auteur à restituer avec une extrême précision tous les tenants et aboutissants de l’intrigue, ce qui a le mérite de faire véritablement « revivre » sous nos yeux ce film à jamais disparu. Guy de Téramond se fend aussi de très attendrissantes remarques visant à expliciter les mœurs américaines à l'usage d'un public français qui n’est pas forcément habitué à la libre circulation des armes, au capitalisme agressif, ou même simplement, à ce qu’une jeune femme puisse voyager seule dans un train. Au final, même s’il manque, à Guy de Téramond, l’énergie des grandes plumes rocambolesques, « Le Tigre Sacré » s’attarde autant que possible sur la signification et les enchaînements des scènes et des nombreux rebondissements, avec une précision et une clarté dans les propos tout à fait sérieuse, et même admirable concernant une intrigue aussi labyrinthique. Il fixe ainsi pour l’éternité un film que plus personne ne verra jamais. De cela au moins, il faut rendre justice à l’auteur, même s’il ne faisait alors qu’honorer une commande. Grâce à lui, « The Tiger’s Trail » n’est pas tout à fait disparu, et l'on peut encore retrouver, grâce à ce livre, un peu de cette poésie populaire et désuète des premiers temps du cinéma.   Ci-dessous, quelques unes des nombreuses photos d'exploitations reproduites à l'intérieur du roman, restaurées par Photoshop et colorisées via l'application Pallette :




























10 vues0 commentaire

Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating
Post: Blog2_Post
bottom of page