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HENRY DAGUERCHES - « Consolata, Fille du Soleil » (1906)


Il faut reconnaître que l’Empire Colonial Français, qui a existé pendant plusieurs siècles, a eu au moins le mérite de révéler d’incroyables talents littéraires au sein de l’administration coloniale, et particulièrement dans l’armée et la marine chargéesc d'y maintenir l'ordre. De Pierre Loti à Claude Farrère, en passant par Eugène Pujarniscle, Paul Vigné d’Octon, André Armandy ou Émile Nolly, on ne compte plus les militaires ou les marins que la brusque mutation en des terres non chrétiennes a rempli d’extase ou de confusion, voire de folie furieuse, au point de devoir chercher dans l’écriture de quoi se perdre ou au contraire de quoi se retrouver. L’évolution de nos mœurs et de nos idéaux condamnant fermement le principe même de la colonisation, beaucoup de ces talents insolites ont fait l’objet par extension du même opprobre, du même désintérêt, sans que l’on s’attarde plus que nécessaire sur les qualités ou les mérites de ces écrivains. Toutefois si Pierre Loti, de par sa renommée et celle de son roman « Pêcheur D’Islande » (si opposé en tous points à tous ses récits exotiques) a pu relativement sauver sa réputation, admirée par un grand public qui s’est rarement donné la peine d’aller y voir de plus près, quelques autres écrivains, plus volontiers critiques, ou du moins peu enthousiastes, sur le sujet même de la colonisation, bénéficient encore d’un préjugé favorable, qui permet à quelques unes de leurs œuvres d’être encore ponctuellement réimprimées. C’est le cas d’Henry Daguerches, nom de plume de l’officier Charles Valat, qui fut envoyé à 26 ans en Chine, dans le cadre de la Révolte des Boxers, guerre civile menée par une société secrète contre la dynastie Qing régnante, puis par extension, contre les étrangers qui avaient des concessions en Chine. Cette première expérience en Asie fut directement à l’origine de son premier roman, « Consolata, Fille du Soleil » qu’il publia à seulement 30 ans chez Calmann-Lévy. On sait peu de choses sur la vie de Daguerches/Valat. Ses livres connurent très tôt un certain succès, car l’auteur fut un des premiers à parler de l’Indochine Française, où il passa l’essentiel de sa vie militaire, puis y demeura apparemment après avoir pris sa retraite de l’artillerie de marine dans laquelle il officiait. Le troisième roman d’Henry Daguerches, « Le Kilomètre 83 », obtint même le Grand Prix de l’Académie Française, et comme si cette reconnaissance de ses pairs avait apporté à Daguerches une satisfaction qu’il avait longtemps attendue, il mit brutalement fin à sa carrière littéraire, ne publiant plus, sous son vrai nom, que des ouvrages techniques liés à l’administration coloniale. La carrière d’Henry Daguerches fut donc très courte : en six ans, il aura laissé trois romans et un recueil de poèmes. Bien que le mystère reste entier sur les raisons pour lesquelles l’auteur ne continua pas sur sa lancée, il est permis de toutefois de supposer que l’image qu’il donnait alors de l’administration coloniale en Indochine, particulièrement dans « Le Kilomètre 83 », ne dut sans doute pas convenir à sa hiérarchie, pas plus qu'au Ministère des Colonies, qui grinçait encore des dents après le Prix Goncourt accordé en 1905 à l’assez compromettant « Les Civilisés » de Claude Farrère, lequel témoignait déjà de l’extrême niveau de corruption et de trafics en tous genres qui minaient la gestion de l’Indochine Française. Toutefois, avec « Consolata, Fille du Soleil », Henry Daguerches ne souhaitait nullement apporter un réel témoignage sur l’Indochine. C’est avant tout un premier roman très personnel, presque intime, qui se déroule d’ailleurs, durant sa première moitié, dans la ville de Toulon, dont Daguerches était originaire. C’est aussi un livre totalement écrasé par les influences littéraires de son auteur, particulièrement du symbolisme décadent très fin de siècle, mais aussi par « À Rebours » de Joris-Karl Huysmans, avec lequel il présente de troublantes similitudes. Consolata est une jeune femme vivant à Toulon, une créature jolie, bienveillante et lumineuse, dont l’activité principale consiste à donner l’amour et de la tendresse à tous les hommes qui en ont envie – et plus particulièrement à ceux qui en ont besoin. Ni véritablement prostituée, encore moins courtisane ou fille à soldats, Consolata est une sorte de hippie avant l’heure, fascinée par la nature, cherchant à vivre d’amour et d’eau fraîche, n’exigeant même de ses amants que des bouquets de fleurs, car elle adore les fleurs, elle estime d’ailleurs en être une. Tous ses amants finissent par devenir pour Consolata des amis, des frères, qu’elle retrouve ponctuellement le soir chez Rose Grenade, sa meilleure amie, qui est aussi la meilleure amie de bien des gens, car Rose Grenade est une jeune femme fort riche et une opiomane partageuse, qui invite plusieurs soirs par semaine tous ses amis à fumer quelques pipes en sa compagnie, tout en philosophant collectivement à loisir… Orpheline de mère, Consolata a également une relation très fusionnelle avec son père, hédoniste fringant qui encourage volontiers sa vie sentimentale et sexuelle débridée. Estimant que sa fille est née de l’amour, il trouve normal pour lui de la redonner à l’amour. Il n’est d’ailleurs pas le dernier à accueillir dans son lit quelques unes des bonnes amies opiomanes de Consolata et de Rose Grenade. Malgré cet éparpillement affectif, Consolata s’amourache ponctuellement d’un amant pour lequel elle ressent un sentiment plus profond. Ses autres amants acceptent d'ailleurs facilement que, durant quelques mois, Consolata ait avec son favori une relation plus exclusive, ce qui généralement ne dure pas, car il faut se faire au mode de vie et à la philosophie du plaisir pur et de la jouissance permanente des sens, défendue ardemment par Consolata, son père et ses amis. Pourtant, la dernière conquête de Consolata semble plus sérieuse que les précédentes. Il s’agit d’un officier de marine nommé Namurgues, venu du nord de la France, et actuellement en rade à Toulon en attendant d’être envoyé en Chine, où la Révolte des Boxers (ou plus exactement la Révolte des Poings, comme l’appelle l’auteur) gronde encore. On reconnaîtra évidemment Henry Daguerches lui-même derrière ce Namurgues, se mettant en scène dans une situation militaire fort semblable à celle qu’il a réellement connue. Consolata est très éprise de Namurgues, dont le sérieux, la virilité et l’adaptabilité l’impressionnent. Namurgues lui-même est fasciné par cette nymphe extraordinaire qu’est Consolata, même si paradoxalement, il se répand peu en mots ou en gestes affectueux. Le lecteur ne sait d'ailleurs jamais quels sentiments animent exactement Namurgues, mais celui-ci ne fait pas mystère de son attirance trouble pour Rose Grenade. Consolata en est un peu chagrinée, même si elle ne peut s’abandonner à la jalousie vu sa philosophie amoureuse. Mais néanmoins, Consolata n'a guère d'inquiétude à se faire car Rose Grenade, elle, est tout à fait insensible au charme de Namurgues, lequel, s’il découvre avec beaucoup de tolérance et de désir de s’intégrer cette incroyable bande d’hédonistes, n’est lui-même qu’un fumeur d’opium très modéré, qui ne cherche pas à s’enivrer totalement, de par ses fonctions militaires. Pourtant à aucun moment, Namurgues ne procède au moindre reproche envers Consolata et ses amis. Il découvre même avec un certain bonheur ce climat étrange et halluciné d’opiomanes philosophes. Mais au fond de lui, il n’oublie pas qu’à n’importe quel moment, la République Française peut le sommer de partir sur l’heure pour la Chine et qu’il devra s’exécuter. Cette perspective angoisse considérablement Consolata, et approfondit encore son amour pour Namurgues. Au bout de quelques mois, l’ordre du Ministère tombe enfin : Namurgues dont s’embarquer dès le lendemain pour la Chine. Les adieux avec Consolata sont déchirants, mais une fois encore, Namurgues, bien que sincèrement ému, rentre vite dans son rôle militaire, et une fois parvenu en Chine, s’installe, avec le reste de son escouade dans un temple chinois réquisitionné, sans plus penser à Consolata. C’est là que deux semaines plus tard, accompagnée de quelques uns de ses amis et amants, Consolata le rejoint. Incapable de se résigner à la séparation, elle a emprunté de l’argent à Rose Grenade et, suivie par quelques uns des opiomanes de Rose les plus charmés par l’aventure, elle s’est embarquée pour la Chine. Ravie de retrouver son homme, elle s’installe dans le temple chinois réquitionné où, contre toute attente, elle est glorieusement accueillie, tant par les militaires de l’escouade de Namurgues que par les logisticiens chinois qui les appuient. Faunesse exceptionnelle, enivrée par cette terre chinoise qu’elle découvre, et qui grise son âme, Consolata s'abandonne progressivement à une extase mystique et sensuelle, qui l’amène à danser sur cette terre lointaine, sans se préoccuper des balles qui sifflent à ses oreilles ou des bombes qui explosent non loin d’elle. Chacun finit par croire à l’essence surnaturelle de cette fleur provençale devenue fleur de lotus, et qui trouve à ce conflit maquisard une certaine férocité animiste qui fait corps avec sa philosophie amoureuse. Hélas, Consolata est une fleur qui ne vivra que ce que vivent les fleurs sur un champ de bataille. Atteinte par une balle ennemie, ainsi que l’un de ses amants devenu depuis une sorte de petit frère, Consolata expire entre les bras de Namurgues, en lui demandant d’être enterrée en terre chinoise, après lui avoir fait promettre de revenir un jour à Toulon pour y graver "Consolata" sur un rocher du littoral. Quelques mois plus tard, Namurgues ne revient de sa mission chinoise que pour épouser, par pure convenance, une jeune femme de la bourgeoisie méridionale, non sans justifier cet engagement par le fait que « c’est notre châtiment à nous, les revenants des terres lumineuses et des mers indescriptibles, que cette solitude d’une moitié de nous-mêmes, étrangère à nos amis et suspectes à nos proches ». Selon lui, la vie a apporté à son âme de 30 ans les douloureux souvenirs d’un vieillard, qui n’aspire plus qu’à la vie parfaitement réglée d’un mariage honnête et sans surprise, tout en promettant de ne jamais s’abaisser à médire de ce qu’il a pu être par le passé. « Consolata, Fille du Soleil » est donc un récit fondamentalement étrange, dont plusieurs lectures mêmes ne dévoileront pas tous les secrets. Henry Daguerches, par ailleurs, semble avoir modérément revu son texte, lequel abonde en fautes d’orthographe, fautes de français, et autres maladresses et incohérences. C’est un premier livre qu’il faut d'ailleurs peut-être plus aborder comme un long poème en prose de 300 pages plutôt que comme un véritable roman. La langue y est étrange, les dialogues y sont hallucinés, le style y brille d’une manière artificielle et ampoulée, fort inspirée du Mercure de France, qu’Henry Daguerches abandonnera d'ailleurs par la suite. On peut aussi regarder « Consolata, Fille du Soleil » comme le premier véritable roman psychédélique de l’Histoire, car l’opium y est omniprésent, sans que l’on sache exactement quelle part il prend dans les raisonnements et les prises de position de chacun. Namurgues lui-même est peu fumeur, mais il est aussi résolument stoïque. Il subit passivement les leçons philosophiques qu’il reçoit, les professions de foi de chacun, sans être étonné, sans en paraître bouleversé non plus. Namurgues semble en réalité assez perpétuellement endormi, et l’on se demande souvent si Henry Daguerches n’aurait pas tout simplement couché par écrit un rêve nocturne dont les souvenirs seraient déjà brumeux, et dont son Namurgues ne serait que le rêveur amorphe, regardant les visions étranges et baroques que son inconscient fait surgir autour de lui. Une chose est néanmoins sûre : le caractère brumeux, imprécis, parfois lacunaire de ce récit est indéniablement volontaire, et exprime finalement les effets de la drogue, les pensées et les visions qui en découlent. C’est une œuvre d’esthète, de poète, et c’est en ce sens que l’influence de Huysmans est tangible. Comme Des Esseintes, Namurgues ne revient pas intact de ce voyage en lui-même, et à défaut de se jeter aux pieds de la croix, il rompt avec l’imaginaire, il se noie volontairement dans la perspective d’une existence figée. L’amour et la mort lui ont brisé son rêve, et peut-être au final que la jeunesse n’est qu’un rêve, destiné à se dissiper comme une fumée d’opium. Pour toutes ces raisons, « Consolata, Fille du Soleil » est un livre à part, une féérie bizarre et expérimentale, dont les défauts même participent de sa dimension onirique et insolite. Qu'il soit un dernier joyau symboliste ou une première vision psychédélique, « Consolata, Fille du Soleil » est en tout cas assuré de laisser un souvenir intense et jouissif à tout amateur de récits inclassables et transgressifs. À noter pour finir que « Consolata, Fille du Soleil » a bénéficié en 1928 d’une réédition aux éditions Lemercier, abondamment illustrée par Constant Le Breton, peintre et illustrateur jouissant alors d’une certaine renommée. Bien que cette réédition soit un objet ardemment recherché par les bibliophiles et les collectionneurs, la démarche fut hélas bien tardive pour que le résultat soit réellement plaisant. Des gravures Art Nouveau eurent été merveilleusement en harmonie avec le texte. Mais les lithographies de Constant Le Breton, évoluant entre peinture naïve et précubisme, manquent de ce caractère imprécis et vaporeux qui font tout le charme du récit, et pour tout dire , elles ont même assez mal vieilli, comme hélas bien des styles picturaux des années 20 ou 30. Henry Daguerches aurait assurément mérité une édition de luxe bien plus raffinée à la parution de ce livre extraordinaire.

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