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HENRY MONNIER - « Mémoires de Joseph Prudhomme » (1857)


Au XIXème siècle, la renommée concernait principalement les personnages historiques et les souverains. Venaient ensuite les peintres et les écrivains, ou plus exactement leurs œuvres, qui pouvaient être dupliquées et distribuées même dans les campagnes reculées. Pour toutes les autres expressions artistiques, il fallait vivre à Paris pour les apprécier : chanteurs d’opéra, compositeurs, auteurs de pièces de théâtre et d’opérettes, sculpteurs, chanteurs populaires, tout cela ne s’exportait pas, et ne pouvait, sans véhicules motorisés, s’offrir les tournées nationales de nos artistes modernes. Il y avait cependant, du moins pour le théâtre, des compagnies itinérantes ou locales qui reprenaient volontiers à leur compte les pièces à succès de la capitale, d’autant plus que le public de province était peu à même de juger de la qualité d’une représentation comparée à celles de Paris. Mieux encore, le succès d’une pièce pouvait inciter certains meneurs de troupes à inventer des suites éventuelles, reprenant un personnage, souvent caricatural, qui avait particulièrement plu au public, et atteignait un niveau de popularité folklorique bien loin de ce qu’imaginait son créateur, lequel parfois, tombait même dans l’oubli. Ce fut le cas notamment de Jocrisse, créé au XVIème siècle par un auteur oublié, et qui était une sorte d’archétype du valet bêta, sournois, maladroit et veule face aux puissants – à commencer par sa femme. Le peuple laborieux, et particulièrement paysan, jugeait – à tort ou à raison – que les valets étaient des hommes qui ne voulaient ou ne savaient travailler de leurs mains. Aussi se plaisait-on à les imaginer en paresseux incapables et en "planqués". Le personnage de Jocrisse connut l’apogée de sa gloire au tournant du XIXème siècle, grâce à un auteur nommé Dorvigny, qui déclina ce personnage dans une série de pièces balourdes qui connurent néanmoins un réel succès. En 1823, un deuxième personnage mythique naquit au théâtre : Robert Macaire, archétype du brigand ou de l’escroc qui se donne des airs importants, de nobliau ou d’homme d’affaires, tout en étant habillé de haillons ou de costumes en grosse toile. Ce personnage eut une très grande importance, car jusque là on regardait les criminels ou les voleurs comme des pauvres diables avec une case en moins, qui ne commettaient des délits que parce que la misère ou une méchanceté naturelle les y poussait. Robert Macaire devint le premier "bad guy" au sens moderne de l’expression anglophone : celui pour qui le statut de hors-la-loi représente un art de vie parfaitement choisi, voire une esthétique. Robert Macaire est le grand ancêtre de célèbres criminels littéraires, comme Arsène Lupin ou Fantômas, mais aussi des personnages de bande-dessinée Les Pieds Nickelés. Il révèle une fascination tout à fait française et vaguement anarchiste pour les voyous astucieux, insolents et goguenards. Enfin, le dernier grand archétype du XIXème siècle, c’est Monsieur Prudhomme. C’est le premier à singer la bourgeoisie, et plus particulièrement la bourgeoisie parisienne. Sur bien des plans, c’est le moins original des trois personnages, car il reprend principalement les traits du « bourgeois gentilhomme » de Molière, remis au goût du jour. C’est assez typiquement un bourgeois de la Restauration, ex-sympathisant révolutionnaire, converti au bonapartisme, puis rabiboché avec la monarchie une fois gras et enrichi. C’est un personnage pontifiant, sentencieux, aimant les grandes formules littéraires emphatiques, mais avec assez souvent un côté ampoulé jusqu’à la parodie, et un sens inné pour la métaphore qui ne fonctionne pas ou qui révèle une simple vérité de La Palice : ses deux citations les plus célèbres, « C’est mon avis et je le partage » et « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie » témoigne de cet humour ironique déjà longuement pratiqué par Molière, qui restera par ailleurs la plus vivace référence du créateur de Monsieur Prudhomme : Henry Monnier. La genèse de Monsieur Prudhomme est un peu particulière, car s’il a bien été un personnage de théâtre très populaire, Monsieur Prudhomme était au départ un personnage dessiné. Henry Monnier était un obscur gratte-papier ministériel, qui ne supportant plus la sottise de ses collègues, démissionna en 1821, à peine quelques mois après sa nomination, avec apparemment une petite envie de devenir artiste. Il semble néanmoins que la fréquentation des milieux artistiques l’ait déçu, c’est d’ailleurs ce qui est exprimé dans son seul et unique roman. Henry Monnier fut d’abord un lithographe, qui publia de très nombreux albums montrant des illustrations comiques, se moquant généralement de différents archétypes de la société. C’est dans l’un d’entre eux que naquit Monsieur Prudhomme, parmi une foule d’autres personnages qui ne connurent pas la même postérité. Certaines de ses lithographies intéressèrent, dès 1832, la presse républicaine, particulièrement « Le Charivari », journal satirique qui, pour son époque, allait très loin dans la provocation. Henry Monnier y popularise son Monsieur Prudhomme. La chute de Louis-Philippe, puis, après une éphémère IIème République, la proclamation du Second Empire, marque la fin d’une lourde censure contre la presse et les opinions politiquescontestataires. Gouverneur habile, Napoléon III est le premier souverain à admettre et à encourager la nécessité d’une presse d’opposition, tant qu’elle se tient loin de l’injure et de la menace. Pour la rédaction du « Charivari » qui, durant la Monarchie de Juillet, subit de la part du roi la bagatelle de vingt procès en 16 ans, c’est à la fois la reconnaissance et la respectabilité que l’Empereur lui offre sur un plateau d’argent – mais aussi une sécurité définitive pour les auteurs et les illustrateurs. Les puristes diront par ailleurs que le journal perdit tout son mordant à cause de ce confort rédactionnel, ce qui est exagéré mais pas complètement faux. Henry Monnier, en tout cas, en profita pour donner vie à son personnage le plus célèbre, non seulement en le baptisant d’un prénom, mais en le portant sur la scène d’un théâtre, lors d’une pièce qui connaîtra un immense succès, « Grandeur et Décadence de M. Joseph Prudhomme » (1852). Fort de cette reconnaissance populaire, Henry Monnier connût-il le doute ? Ou eût-il le sentiment que son personnage, dont tout le monde faisait gorge chaude, était en train de lui échapper ? Toujours est-il que cinq ans plus tard, après avoir donné corps à son personnage, il décida de lui donner la parole. « Mémoires de Joseph Prudhomme » (1857) aurait pu en effet s’appeler « La Revanche de Joseph Prudhomme », car ce livre, s’il est présenté comme un roman, est en réalité bel et bien un recueil de mémoires autobiographiques, mais où se mêlent, d’une manière difficilement discernable, les souvenirs imaginaires de Joseph Prudhomme et les souvenirs bien réels d’Henry Monnier, les considérations naïves et bonasses de l’un et l’amertume ironique de l’autre. Car contre toute attente, la suffisance pontifiante de Joseph Prudhomme laisse ici la place au bilan en demi-teinte d’une existence qui se résume à des rencontres, et où il est moins question de Prudhomme lui-même que de toutes les personnes qu’il a pu croiser, spécifiquement d'artistes ou des pauvres diables qui s’imaginaient l’être. Henry Monnier fait naître Prudhomme vingt ans avant lui, avant la Révolution, dans une petite bourgade de province, au sein d’une famille de bonnetiers cossus qui espèrent que leur petit dernier reprendra l’entreprise. Mais Joseph Prudhomme se prend véritablement pour un artiste, et il décide de devenir calligraphe, métier qui offrait encore, à cette époque lointaine, une activité permettant d’en vivre, et même d’en vivre très confortablement. Il s’installe à Paris, et commence une existence bohème mais mesurée, entraîné par des amis plus ambitieux que lui. La calligraphie, c’est à la fois de la peinture et de l’écriture : Joseph se sent donc des affinités avec les peintres et les écrivains, et comme son travail concerne aussi les décors des pièces de théâtre, il fréquente le milieu des comédiens, et il nous parle de tous ceux qu’il a croisé, soit en les nommant, soit sans les nommer quand il y a trop de mal à en dire. Mais sensiblement, on se rend compte que l’attitude parfaitement humble et à l’écoute des autres du narrateur signifie que ce n’est plus Prudhomme qui raconte, mais Henry Monnier. Bien que ce dernier déplace chronologiquement sa jeunesse bohème au temps du Directoire, au milieu des Incroyables et des Merveilleuses, on reconnaît bien là ce qui fut vraisemblablement la jeunesse de l’auteur, alors simple gribouilleur de lithographies, naturellement humble et respectueux face à des grands noms de la peinture académique et de la grande littérature, qu’il dépeint sans complaisance : cabotins, égoïstes, parfois calculateurs sur leur impact commercial; Monnier montre les grands hommes dans toute leur petitesse, leur mesquinerie, ce qui n’exclut d’ailleurs pas un certain attendrissement. Mais être artiste, selon lui, c’est d’abord se gargariser de ce statut avec une certaine bouffonnerie involontaire que l’on retrouve finalement autant chez un grand maître comme Girodet que chez ses plus jeunes élèves. Et Monnier de souligner à quel point ceux qui se gaussent de la suffisance d’un Prudhomme ne mesurent pas à quel point leur propre suffisance va bien au-delà. C’est d’ailleurs le temps qui en donne la preuve accablante : Monnier revoit souvent, au cours de sa vie, des amis de jeunesse, perdus de vue, et qu’il retrouve des années plus tard au bord de la folie, du suicide ou de la clochardise. Ceux qui se moquaient gentiment des ambitions modestes du petit calligraphe sont ceux qui, vingt ans plus tard, lui demandent une pièce pour pouvoir s’acheter du pain. Spectateur de la vie de bohème, mais jamais bohème lui-même, Prudhomme traverse la vie avec tranquillité, tout émoustillé d’avoir croisé le chemin de tant de grands esprits sans avoir eu à partager leurs tristes destins. Marié en premières noces avec une épouse discrète qui se tua à sa tâche de ménagère, Joseph Prudhomme se remarie avec une femme plus ambitieuse qui, à cette époque où une femme ne pouvait briller qu’à travers le prestige de son mari, l’incite à se faire connaître des puissants, d’abord en s'emparant de la rédaction-en-chef d’un journal politique, puis, suite à ce premier échec, à se faire nommer à la direction d’un théâtre. Double occasion pour Monnier de se moquer des ambitions démesurées de ses contempirains, autant des journalistes qui cherchent à se faire élire députés, que de dramaturges médiocres et follement exigeants, dont les œuvres sont massacrées par des comédiens ivrognes et cabotins. Tout cela amène le lecteur à cette surprenante conclusion : « Ô mes contemporains, vous n’avez eu jusqu’ici que la caricature de Monsieur Prudhomme, j’ai voulu moi-même vous donner son portrait ! ». Mais qui est ce "moi-même" ? Prudhomme ou Monnier ? Plus sûrement Monnier qui, par cette fable grandement autobiographique, tient à rappeler que les rois tombent, que les empereurs sont exilés, que la République est piétinée, que les artistes meurent de faim ou de ridicule, que le souvriers meurent de faim ou de fatigue, mais que la bourgeoisie tient le cap, qu’elle survit à tout, et qu’elle reste le seul idéal fixe dans une société en mutation. Certes, Prudhomme n’est pas vraiment un artiste, ceux qu’il fréquente le considèrent avec une certaine condescendance, voire une moquerie, ce que jamais Prudhomme ne prend mal. Conscient de sa médiocrité, mais aussi du confort qu’elle lui apporte, Joseph Prudhomme se réclame un conservateur mou et aisément satisfait, puisque finalement, il est tout de même célèbre : Moqué, volé, cocufié, caricaturé, soit, mais finalement riche et heureux, au point de n’en vouloir à personne. « Mémoires de Joseph Prudhomme » peut donc être considéré comme le pied-de-nez final d’un auteur qui ne leurre plus sur ce que son personnage, brocardant la médiocrité bourgeoise, pouvait avoir de rassurant envers une médiocrité pas bourgeoise, mais finalement envieuse. Ayant donné son personnage à tous, il le reprend en nous disant : « Il vaut mieux que vous et moi aussi ». Et cette philosophie assure une étonnante modernité à ce roman, qui, sur le plan narratif, peut souvent sembler un peu vieillot, y compris dans son vocabulaire très Ancien Régime. D’ailleurs, et c’est le principal obstacle à sa lecture, ce livre est aussi un regard ouvertement nostalgique sur la première moitié du XIXème siècle, sur l’Empire et la Monarchie de Juillet – avec d’ailleurs tout ce que cela peut avoir de peu cohérent chez un auteur qui a fait carrière sous l’étiquette républicaine –, et il faut avoir de très solides connaissances historiques sur cette période pour ne pas se sentir déconcerté par beaucoup de références à des auteurs, des peintres, des affaires policières, des intrigues politiques, des modes artistiques, qui sont aujourd’hui complètement oubliés – à l’image de ce sociétaire de la comédie française, François-Joseph Talma, dont Prudhomme/Monnier cite ponctuellement le nom avec une sincère admiration. Henry Monnier dira, vers la fin de sa vie : « Joseph Prudhomme, c’est moi ». Et en effet, si ce roman ne dit pas encore cela, il s’efforce toutefois de le démontrer, et ce n’est pas d’ailleurs son moindre intérêt. « Mémoires de Joseph Prudhomme » est le constat amer, et néanmoins réjouissant, d’un homme devenu, en vieillissant, ce qu’il redoutait d’être dans sa jeunesse – et qui finalement, préfère encore que les choses se soient passées ainsi.

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