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IVAN GONTCHAROV - « Oblomov » (1859)



La littérature russe a toujours eu en France de fervents admirateurs, d’abord de par les liens diplomatiques qui ont longtemps unis nos deux pays au temps du tsarisme, puis de par la carrière menée en France par Ivan Tourgueniev, qui écrivait la plupart de ses romans directement en français, parvenant, grâce à son œuvre, à une certaine communion franco-russe d’esprit littéraire qui eut un indéniable impact sur la culture française. La révolution d’Octobre, en 1917, fut durement vécue par la plupart des russophiles français, qui ne s’en replièrent que davantage sur les auteurs de l’Ancien Monde, tandis qu'une partie de la jeunesse se convertit à l’utopie marxiste-léniniste, laquelle, durant le XXème siècle, fut abreuvée d’auteurs communistes et soviétiques, soigneusement relayés par le Parti Communiste Français, et la jeune génération des écrivains surréalistes. Même encore, durant les dernières années de l’U.R.S.S., les anticommunistes se régalèrent en France de la littérature contestataire et délatrice du transfuge Alexandre Soljenitsyne, dont les livres connurent un immense succès en France, dans les années 70. Ainsi, en dépit des tourments et des changements de régimes qui parsemèrent l’histoire russe des trois des derniers siècles, le lien affectif avec la littérature russe, avec la sensibilité russe, ne fut jamais rompu. Très logiquement, la plupart des grands classiques de la littérature russe, tout comme ceux de la jeune garde de l'ère soviétique, furent largement diffusés en France, et l’on serait en droit de penser qu’il n'y eut jamais de classique russe qui échappa aux lecteurs français. Et pourtant, il y en eut au moins un, il est vrai assez étrange, qui passa longtemps inaperçu et ne fut que très tardivement traduit en France : « Oblomov » (1859) d’Ivan Gontcharov. Il faut dire que c’est, de manière très atypique, un roman bourgeois signé par un bourgeois qui était, de plus un haut-fonctionnaire d’État. Il garde l'image d'un auteur plutôt rationnel et terre à terre, qui ne semble avoir jamais été intéressé par les drames sociaux, les hauts faits d’histoire et les tourments d’ordre spirituel qui passionneront, quelques années plus tard, Léon Tolstoï ou Fiodor Dostoïevski, dont on a fait depuis, à tort ou à raison, les étalons de la littérature russe. On ne trouve pas non plus chez Gontcharov l’héritage de ses prédécesseurs, à la poésie romantique flamboyante, Alexandre Pouchkine ou Mikhaïl Lermontov. On découvre, semble-t-il en Gontcharov, un auteur qui représente artistiquement, pour son temps, une génération spontanée et sans postérité. Ensuite, « Oblomov » est un roman qui ne se veut ni grandiose, ni dramatique, et qui ne représente en aucun cas l’âme russe fière et ombrageuse telle qu’on la perçoit aussi. Pourtant, en dépit de son grand âge, « Oblomov » est un roman qui, bien plus que d’autres classiques russes, conserve une incroyable modernité, même selon nos goûts occidentaux tant, de par sa démarche, il s'inscrit dans l'étude psychologique d'un personnage marginal et incompris. Quelque part, il n'est pas si différent dans sa conception du « À Rebours » de Joris-Karl Huysmans, bien que les idées exprimées soient ici très différentes.    « Oblomov » est un récit rédigé dans un style précis, descriptif, mais simple, d’une grande fluidité, qui fait la part belle aux dialogues entre des personnages qui cherchent mutuellement à se comprendre, autant de dialogues de sourds qui ne sont pas sas cocasserie et ironie. Ecrit ponctuellement par fragments, durant près d’une décennie, par un diplomate très occupé qui ne pouvait se consacrer à ce roan que de manière irrégulière, « Oblomov » souffre quelque peu du côté patchwork de sa création, laquelle reflète souvent des états d’esprits fort différents chez l'auteur, dont le style même peut varier étonnamment d’un chapitre à un autre. Mais curieusement, ce défaut de linéarité confère une dimension intéressante, de par l’extrême statisme de l’action, en renouvelant ponctuellement l’intérêt du lecteur, mais aussi en se mettant au diapason avec le profil psychologique même d’Ilia Ilitch Oblomov, lequel, sous l’influence d’une forte émotion, en vient souvent, malgré sa procrastination, à passer par différents états psychologiques contradictoires. L’irrégularité de la narration se marie finalement assez bien avec le caractère taciturne et imprévisible du personnage principal. Sous le régime soviétique, qui professait en toutes choses la détermination idéologique et politique, le roman d’Ivan Gontcharov, qui semblait faire l'éloge – ce qui n'est pas tout à fait exact – de l'apathie, de l’indifférence et du refus du lien social, fut, sinon censuré, du moins fortement déconseillé à la lecture pour cause de décadence et d’individualisme militant, suffisamment en tout cas pour que les citoyens soviétiques l’oublient quelque peu au XXème siècle – malgré que le fait que le nom « oblomovisme » ("обломовщина", soit "oblomovchtchina" : c'est uniquement le mot russe qu'emploie Jean Leclère dans sa traduction), tiré de ce roman, fut passé dans le langage courant en Russie –, et suffisamment aussi pour que nul n’en entende tellement parler à l’étranger pendant toute la première moitié du XXème siècle. Ainsi, aucune traduction française intégrale du roman de Gontcharov ne fut publiée avant 1946, presque un siècle après la parution du roman, et curieusement, ce n’est pas en France que fut prise cette initiative, mais en Belgique, aux éditions La Boëtie, grâce au soutien d’Hélène Kharitonoff, à qui l’on doit aussi la première traduction du « Carmilla » de Joseph Sheridan Le Fanu pour la Belgique. « Oblomov » fut traduit par Jean Leclère, russophile belge à qui on doit d'autres adaptations de classiques russes chez le même éditeur, qui a cherché à retranscrire le plus fidèlement le texte avec le rythme propre à la langue russe, quitte à adopter des formulations étranges, mais dont la bizarrerie se marie fort bien avec le caractère insolite du personnage principal. Il faut privilégier cette traduction, à celle qui, depuis, a fait autorité, signée par le médiocre André Markowicz, qui a gommé beaucoup de l’ironie originale du roman de Gontcharov. La traduction par Jean Leclère reste par ailleurs disponible au format numérique. Ilia Ilitch Oblomov est un jeune propriétaire terrien d’une petite ville de la grande banlieue de Saint-Pétersbourg. D’ascendance aristocratique, il a hérité de son défunt père cette exploitation assez conséquente, et avec cela, la fortune, le confort, qu’il sera à même d’en tirer. Oblomov est donc un nanti, et même au final un rentier, car il délègue totalement la gestion de son patrimoine à des employés expérimentés qui travaillaient déjà pour son père. Ilia Ilitch n’a donc nullement besoin de faire quelque chose de sa vie, car tout lui est acquis dès le départ. Tout au plus doit-il se montrer le digne porteur du nom familial, et le défendre dans le milieu mondain de la noblesse russe. C’est précisément ce dernier détail qui pose problème à Oblomov, car c'est un homme qui ne sort jamais de sa grande et luxueuse maison. Il y vit seul avec son vieux domestique, Zahar, qui servait déjà son père, et qui connaît Ilia Ilitch depuis sa naissance. Leurs rapports sont de ce fait assez étranges, les deux hommes enchaînant les scènes de ménages, les disputes et les rabibochages, comme le ferait un vieux couple. La femme de Zahar sert de cuisinière, et partage avec son mari la gestion des tâches ménagères. Là se borne la domesticité dont Oblomov s’entoure. Quant à ses employés qui exploitent la production de graminées, il ne les voit quasiment jamais. Pour autant, Oblomov n’est pas un misanthrope. Il répugne seulement à sortir de chez lui. Il se lève en fin de matinée, et après une brève toilette, il enfile son peignoir qu’il ne quittera que le soir à l’heure du coucher. Il consacre l’essentiel de ses après-midi à recevoir ses visiteurs, confortablement assis dans son fauteuil, et à les inviter ensuite à dîner. Ces visiteurs sont nombreux et variés : d’autres membres de la noblesse russe, des amis connus on ne sait comment, des voisins désoeuvrés, des escrocs, des solliciteurs... Oblomov n’est guère aimé, on vient surtout vers lui pour son argent, pour sa table, ou pour lui emprunter des vêtements dont il ne se sert pas, puisqu’il ne sort jamais. De son côté, Oblomov ne perçoit ses visiteurs que comme une source de divertissement et de contact humain, dont son esprit a besoin, mais pas au point de le chercher à l'extérieur. Oblomov aime parler avec les gens, et plus encore les écouter lui raconter des histoires. Mais qu’ils soient amis sincères ou fripouilles assumées, Oblomov s’en fiche. Il se laisse volontiers piller, il est d'ailleurs normal de payer pour la représentation d’un spectacle. Du fait qu’il distribue argent et faveur à tout le monde, il est peu susceptible d’être dévalisé ou agressé : tout le monde a un jour profité de la générosité d’Oblomov, et en garde un minimum d'estime – même s'il s'agissait moins de générosité que d’indifférence polie. Qui plus est, Oblomov est plus efficacement protégé par son repli sur lui-même, qu’il le serait par une armée entière. Pour le dépouiller de son compte bancaire, pour l’amener à investir dans une affaire véreuse ou lui faire signer un faux testament déposable chez un notaire, il faudrait le faire sortir de chez lui. Or, c’est quasiment impossible. Bien des amis dotés des meilleures intentions ont déjà proposé à Oblomov de partir avec eux pour un grand voyage dans un lieu paradisiaque éloigné, ou même simplement à Moscou ou pour une ville d’Europe, histoire de voir du pays. Face à leur insistance, leur désir de convaincre, et parce qu’il faudrait de l’énergie pour résister, Oblomov accepte souvent de partir avec eux, mais le matin du départ, il fait envoyer à ses amis par Zahar un message les informant qu’il est malade et se retrouve obligé d’annuler son voyage. Ceux qui ne sont pas dupes, ou à qui Oblomov fait le coup pour la douzième fois, peuvent toujours se précipiter chez lui pour tenter de lui secouer les puces, ils en seront pour leurs frais, car Oblomov sera VRAIMENT malade. Le seul fait de se lever, et de se dire qu’il faut qu’il parte pour un long voyage aura suffi à lui provoquer une fièvre persistante. Là est d’ailleurs tout le ressort véritablement comique de ce roman : Oblomov est un personnage d’une faiblesse et d’une lâcheté hors du commun, mais malgré tout, personne ne parvient à avoir sur lui le moindre pouvoir, la moindre autorité, de quelque manière que l’on s'y prenne, tant Oblomov est profondément enraciné dans sa maison et dans ses habitudes. C’est un souverain qui ne règne pas, mais qui trône, - et nul ne peut l’arracher à ce trône ! Pourtant, il ne faut pas supposer qu’il en tire un véritable confort ou un bonheur contemplatif. Parce que son bien-être immuable peut être menacé, il est perpétuellement sujet à l’anxiété. Parce que chaque journée peut amener des surprises, son rêve d’une même journée paisible et immuable, éternellement recommencée, ne peut être atteint... Et justement, un matin, un évènement va le placer dans un long cheminement vers l’angoisse. Sa maison lui appartient, mais pas le terrain sur lequel elle est bâtie, qui reste la propriété de la bourgade. Or, le maire de celle-ci désire construire un édifice municipal à cet emplacement, et fait savoir à Oblomov qu’il doit déménager et se faire construire une maison ailleurs. La mairie n’a d’ailleurs aucune raison d'avoir des scrupules : la maison d’Oblomov n’est pas si ancienne, et l’héritier a largement les moyens de se faire construire deux ou trois palais là où il voudra. Mais pour Oblomov, cette nouvelle est pire que si les entrailles de la terre s’étaient ouvertes sous lui. Non qu’il soit attaché à sa maison familiale, il n’est véritablement attaché qu’au mobilier sur lequel il peut s’asseoir et se coucher, et celui-ci peut être installé n’importe où. Ce qui le plonge dans la panique, c'est qu'il faut bouger; il faut chercher un nouveau logement, acheter un nouveau terrain; il faut faire des démarches, et à cette seule idée, Oblomov se sent les jambes coupées. Il envisage toutes les possibilités, et la plus séduisante est encore de faire comme si de rien n’était, en espérant que la mairie oubliera son projet. Notons tout de même qu’en cette époque lointaine, où le bulldozer n’était pas encore inventé, détruire une maison pouvait largement prendre autant de temps que d’en construire une à la main, et Oblomov n’était pas tenu de déménager rapidement. Heureusement pour Oblomov, il peut compter sur ses amis, lesquels cherchent pour lui un logement d'appoint où il pourra vivre en attendant qu’il fasse bâtir une nouvelle maison. Seulement voilà, avant de louer un logement, il faudrait le visiter, - et allez donc convaincre Oblomov de sortir de chez lui rien que pour cela. Cependant, la motivation de ses amis est dynamisée par le fait que la plupart d'entre eux ont à proposer un logement qui leur appartient, ou qui appartient à quelqu’un de leur famille; et donc, l'éventualité d'un loyer d’Oblomov serait une rente appréciable et sûre, qui mérite qu'on lutte âprement pour la mériter. Oblomov finit par se laisser convaincre, visite un premier logement d’un regard distrait, et signe un bail pour en finir, pressé de rentrer chez lui.  Pourtant, ce simple geste va totalement bouleverser sa vie, car Oblomov va faire, par la suite, la connaissance d’une jolie voisine, la douce et candide Olga Ilinski, qui habite seule avec sa tante. Entre les deux jeunes gens, qui vivaient jusque là sans songer à l’amour, le coup de foudre va être immédiat et réciproque. Olga, en effet, est très sincèrement émue par tout ce qu’Oblomov peut avoir encore d’enfantin. Elle qui redoute les hommes, et leur virilité brutale, elle croit trouver en Oblomov un être au raffinement supérieur. Quant à Oblomov, cet amour soudain lui fait traverse la plus grosse crise psychologique de sa vie, - car oui, il aime follement Olga d’un amour infini, et rapidement, il ne peut plus vivre sans elle, mais il redoute avec terreur le changement d’habitudes qui va refaçonner sa vie, son quotidien, et lui ôter sa tranquillité, sa passivité et sa solitude, qui sont ses seules sources de bonheur. Oblomov deviendra-t-il un autre homme ?... De cette intrigue somme toute assez minimale, Ivan Gontcharov tire un épais roman de 600 pages qui ne défilent pas sans de nombreuses longueurs. Mais la particularité de ce roman est d’avoir des défauts qui participent de ses qualités. D’ailleurs, comment raconter le morne quotidien d’une vie ennuyeuse et répétitive sans tomber dans la monotonie ? L'histoire d'« Oblomov » progresse à la manière d’un escargot, sur une voie que l’on devine assez vite sans issue. Ce qui frappe néanmoins, à notre époque où les différentes pathologies du cerveau humain sont mieux connues qu’au XIXème siècle, c’est à quel point le portrait d’Oblomov est typiquement celui d’un autiste, à la pensée circulaire et nombriliste, qui, en dehors de son apathie et de son caractère sociopathe, a le plus grand mal à comprendre le raisonnement d’autrui, ce qui devient d’ailleurs dramatique dans le cadre de sa relation avec Olga. Plus d’une fois, face à elle, il semble chercher ce qu’il doit dire dans cette circonstance précise, exactement comme un autiste qui ne peut ressentir les sentiments de quelqu'un d'autre, et cherche à savoir, par raisonnement logique, ce que son interlocuteur pense ou a envie d’entendre de sa part. Gontcharov s’est-il inspiré d’un personnage réel ? Il semble pourtant être parti de lui-même puisque, comme son Oblomov, il était lui-même fils d’un riche propriétaire qui vivait de la culture et du négoce des graminées. La comparaison, cependant, s’arrête là : Gontcharov fut un étudiant brillant, un fonctionnaire exemplaire et un diplomate renommé. D’où venait donc, dans son imagination, cet Oblomov qui serait, aujourd’hui encore, un sujet d’étude tout à fait sérieux pour un psychologue ? Il ne semble pas, hélas, qu’Ivan Gontcharov se soit jamais exprimé sur la genèse de ce roman… De nos jours, cependant, on sera surpris de retrouver dans « Oblomov », vieux d’un siècle et demi, d’étonnantes affinités avec la plume de Franz Kafka, dont les héros sont souvent des hommes qui tournent en rond dans une situation sans issue, mais davantage encore une troublante parenté avec plusieurs romans des écrivains américains Kurt Vonnegut ou John Irving, lesquels aiment eux aussi décrire des personnages égarés qui se heurtent à une réalité sociale aveugle, dont ils ne comprennent pas le fonctionnement. Kafka, Vonnegut et Irving avaient-ils lu « Oblomov », ou bien est-ce que « l’Oblomovisme » serait une pathologie plus répandue qu’on ne le croit, et plus favorisée que jamais par le monde moderne ? Il y a en tout cas matière à débat, et « Oblomov » demeure un récit qui, aujourd’hui encore, nous amène à nous interroger sur la compatibilité entre nos aspirations individuelles les plus profondes, les plus primaires, les plus essentielles, et une société humaine de plus en plus organisée et désincarnée, qui ne peut en tenir compte.

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