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JACQUES ESTARVIELLE - « Sous l'Haleine des "Pacific" » (1928)



De Jacques Estarvielle, on ne sait que peu de choses, si ce n'est que l'écriture le prit assez tard. Né en 1873, mort en 1943, de son vrai patronyme Bertrand Roger, il ne laissa à la postérité que sept romans, publiés entre 1913 et 1929. Très attaché au Sud-Ouest, il a souvent situé ses romans autour de Bordeaux, qu'ils soient contemporains ou historiques. À ce qu'il semble, Estarvielle attira peu l'attention, et eut un peu de mal à vendre ses livres; chacun de ses ouvrages ou presque parut chez un éditeur différent. Pourtant, ouvrir un livre de Jacques Estarvielle, c'est se confronter d'entrée de jeu à un écrivain de qualité, au style fluide mais travaillé, à la vision claire et lucide, qui n'eût peut-être que le tort d'écrire ce que bon lui semblait sans se préoccuper des attentes du public ou des souhaits des éditeurs. « Sous l'Haleine des "Pacific" » compte certainement parmi ses plus grandes réussites, et c'est à la fois son roman le plus moderne et l'un des plus introuvables. C'est aussi un des rares romans à thématique ferroviaire, peut-être le premier depuis « La Bête Humaine », dont la précision documentaire avait quelque chose de suffisamment définitif pour qu'on n'y revienne pas. La comparaison, par ailleurs, s'arrête là. « Sous l'Haleine des "Pacific" » est une simple tranche de vie, dont les deux tiers se déroulent au sein d'une gare dont la ville ne sera pas nommée, mais qui est vraisemblablement Bordeaux, étant donné qu'il est précisé que cette gare donne lieu à des changements de trains pour les pèlerins venus de Paris et qui se rendent à Lourdes. Les "Pacific" étaient des locomotives à vapeur d'origine américaine dont le modèle 231 et ses variantes furent déployés sur le chemin de fer français à partir de 1907 jusqu'au début des années 50, où elles furent progressivement remplacées par des modèles électriques. Pourtant, au risque de décevoir les amateurs de locomotives à vapeur, si de très belles pages leurs sont consacrées au début du roman, elles sont bien vite oubliées au profit d'une intrigue certes originale mais très éloignée des questions techniques. Dans cette grande gare de province, suite à une faute professionnelle, le directeur historique, très aimé de son personnel, est limogé. Il est aussitôt remplacé par un jeune homme placé là par népotisme, car fils d'un administrateur des chemins de fer. Jacques Durieu est pourtant décidé à prouver sa valeur, mais il prend possession de la direction dans un contexte tendu, manque cruellement d'expérience dans la pratique de l'autorité face à des employés plus expérimentés et plus âgés que lui, et surtout, il n'a absolument pas conscience du décalage qui existe entre lui-même et son prédécesseur. Dandy tiré à quatre épingles, glacial, autoritaire et sans empathie, il incarne tout ce que détestent les ouvriers et les cheminots : le parvenu, le nanti, le Parisien imbu de sa personne, celui qui a déjà tout sans avoir jamais mouillé sa chemise. Jacques Durieu n'est pourtant pas aussi arrogant que le pensent ses administrés : il est le premier à ressentir avec inquiétude le poids de ses responsabilités sur ses jeunes épaules, mais il commet l'erreur de vouloir s'imposer durement auprès des cheminots, craignant que sa jeunesse ne le fasse pas prendre au sérieux. Qui plus est, se penchant sur la gestion pépère et très laxiste de son prédécesseur, et tenant à faire la différence, il sermonne les cheminots et les pousse à accélérer les cadences, afin que la gare tourne comme une usine à plein rendement. Forcer des fonctionnaires à travailler davantage est toujours perçu par ces derniers comme une intolérable provocation. En moins de deux semaines d'exercice, jacques Durieu se met à dos pratiquement tous les cheminots de la gare, lesquels par haine envers ce bourgeois parisien, se mettent en cheville avec leur puissant syndicat pour ralentir considérablement les cadences, créant tout un tas de retards, de blocages et d'embarras, sans qu'il soit possible pour Durieu d'isoler avec certitude l'origine de cette désorganisation. Or, Jacques Durieu est terrorisé par l'échec. Ce poste est sa première grande responsabilité et il craint que la situation, de plus en plus chaotique, lui vaille une réputation d'incompétent. Miné par la tension, Durieu ne trouve un havre de paix qu'au kiosque à journaux et à livres de la gare, où les voyageurs peuvent choisir, parmi les abondantes lectures proposées, celles qui accompagneront des trajets bien plus longs à l'époque que ceux d'aujourd'hui. Jacques Durieu y passe tous les matins chercher son journal, et de temps en temps y achète un livre. Son goût pour les romans modernes "cosmopolites" (sans qu'il soit nommé, l'allusion perfide à Maurice Dekobra est néanmoins très nette) lui vaut des remontrances de la fille de la kiosquière, Marthe, une jeune femme de condition modeste, mais qui vient d'achever de brillantes études littéraires. Personnalité entière et passionnée, Marthe ne manque jamais de conseiller à Jacques des oeuvres plus académiques et plus littéraires. Loin de s'offusquer, Jacques se montre assez ému de ce tempérament passionné, qui n'est pas exempt d'une sollicitude que personne d'autre ne lui accorde. Parallèlement au bras de fer qui l'oppose aux cheminots, Jacques prend l'habitude de passer au kiosque deux fois par jour, à heure fixe, afin de discuter littérature avec Marthe. Les deux jeunes gens ne sont d'accord sur rien, mais aiment à écouter mutuellement leurs arguments. Petit à petit, un tendre sentiment les unit au fur et à mesure que leurs goûts littéraires dévoilent leurs sensibilités respectives, auxquelles ils se familiarisent. Pour Marthe, esprit romantique, ce rapprochement de l'intellect et du cœur, avec la littérature pour prétexte, correspond à son idéal, même si la différence de classe sociale l'effraye. Pour Jacques, Marthe est surtout un havre de paix et d'harmonie qui lui change les idées et l'aide à supporter l'enfer qu'il vit quotidiennement dans sa profession. Mieux encore, Marthe étant la sœur d'un cheminot qui est délégué syndical, elle ne manque jamais de lui rapporter tous les plans ourdis par le syndicat pour "faire tomber Durieu", et dont son frère se vante chaque soir au dîner, ignorant le rapprochement qui se noue entre sa sœur et son ennemi "de classe". Finalement, Marthe et Jacques finissent par se voir en soirée et flirtent allègrement, mais tandis que Jacques, qui n'attend plus rien de gratifiant de son poste, nourrit des projets de mariage, Marthe refuse d'y croire vraiment, objectant encore une fois la différence de classe et de fortune, dont pourtant Jacques, sincèrement épris, ne se formalise pas. Néanmoins, le chaos continuel au sein de la gare vaut à Jacques la visite inquiétante du chef d'exploitation des chemins de fer de la région. Celui-ci est un vieux renard qui comprend vite la situation : des cheminots en pleine révolte insensée, un directeur mal dégrossi, qui n'a pas compris la nécessité de se mettre le petit personnel dans la poche, une situation inextricable qui se prolonge... Cet homme tout en rondeur diplomatique parvient en une journée à résoudre le problème dans son intégralité : aux cheminots, il déclare avec malice qu'il n'est pas dupe de leur manœuvre, et leur fait doucement honte en leur rappelant qu'ils sont indignes de leur noble corporation, et qu'ils se doivent corps et âmes au chemin de fer dont ils sont le cœur et les poumons. À Jacques Durieu, il offre un nouveau poste à Paris, dans les prestigieux bureaux du siège social. Un limogeage, certes, mais enrobé dans une promotion, avec augmentation notable de salaire. Impossible à refuser... Désargentée, et devant aider encore quelques temps sa mère au kiosque, Marthe ne peut accompagner Jacques à Paris, mais celui-ci lui promet de lui trouver un poste comme enseignante dans une université. Durant six mois, les deux amoureux correspondent, mais Françoise, la sœur de Jacques, a d'autres projets le concernant. Elle lui présente une amie mûrement choisie, Claudette Malinet, file d'un richissime industriel. C'est une jolie femme, très provocante, sportive, aimant les courses automobiles. Elle ne lit pas de livres, elle s'intéresse à la mode, à l'actualité, à tout ce qui fait son époque. D'abord réticent, Jacques Durieu se laisse vite charmer par cette créature capiteuse, insouciante de l'argent, de l'avenir et des problèmes de classe sociale, qui le veut comme mari et qui est déterminée à l'avoir, sans aucun atermoiement romantique. Petit à petit, hypnotisé par Claudette, Jacques néglige de répondre à Marthe, même s'il continue de lire ses lettres. Un jour qu'elle lui rend visite, Claudette surprend Jacques en train de lire la dernière missive de Marthe, et posément, elle la lui enlève délicatement des mains et la déchire en miettes devant lui, avec un sourire insolent. Puis, se déshabillant, elle se donne alors à lui avec passion... Malgré le silence prolongé de Jacques, Marthe, qui a si longtemps douté de sa relation, en a désormais un besoin désespéré, et un jour, elle monte à Paris et se fait annoncer dans le bureau de Jacques. Or, celui-ci est officiellement fiancé avec Claudette, son travail est passionnant et valorisant, et la perspective de revoir Marthe, même pour lui signifier une rupture à laquelle il aurait dû se résigner plus tôt, lui déplaît souverainement, tant elle reste liée dans sa mémoire à son humiliante expérience de directeur de gare en province. Il dit à sa secrétaire de répondre à Marthe qu'il est absent. Mais la porte étant restée ouverte, Marthe entend la voix de l'homme qu'elle aime prononcer ces mots abjects, et elle s'enfuit en larmes. Décidée malgré tout à rester dans la capitale, car psychologiquement incapable de reprendre sa vie d'avant, Marthe s'inscrit à la Sorbonne pour passer son agrégation, mais la dépression nerveuse et le chagrin l'empêchent de travailler au point que ses professeurs même s'en émeuvent. Retrouvant par hasard dans un amphithéâtre Miléna, une amie yougoslave avec laquelle elle était en fac de lettres à Bordeaux et qui, s'apprêtant à retourner travailler à Belgrade, assure à Marthe qu'elle sera ravie de l'héberger si elle veut venir la voir un jour, cette dernière, sur un coup de tête, plaque tout, et part avec Miléna à Belgrade, à la recherche d'une autre vie… « Sous l'Haleine des "Pacific" » est un excellent roman, qui en dépit de quelques longueurs, laisse un souvenir intense et durable par son réalisme d'une extrême justesse et la richesse de son propos, mêlant un conflit social avec une histoire d'amour, tout deux reflétant l'impossibilité de conciliation entre prolétaires et bourgeois. Malgré tout, le roman relève d'une étude de mœurs réaliste qui n'a rien de politique, il s'afflige surtout de la manière dont le contexte social peut gâcher la vie et les amours de chacun. C'est même l'un des rares romans de cette époque – si ce n'est le seul – à aborder un conflit social sans parti pris. Tous les personnages ici sont leurs propres bourreaux : Jacques Durieu, bourgeois fat, stressé et trop ambitieux ; les cheminots, tas d'abrutis mesquins, rancuniers et jaloux ; Marthe elle-même qui mine les sentiments de Jacques par une attitude mortifiée qui ramène en permanence leurs différences sociales sur la table... Tous ont en commun de laisser leur intelligence et leurs élans du cœur céder face aux impératifs de leur classe sociale ou de leurs emplois, et c'est ce qui génère leurs malheurs et leurs frustrations. De ce roman quasi-centenaire, et dont pourtant tous les enjeux sont encore d'une brûlante actualité, se dégage le sentiment malaisé d'un esclavage social qui nous blesse en permanence, et nous pousse à blesser les autres, tant personne n'est aussi injustement égoïste que quelqu'un qui est en souffrance ou en détresse. Un constat pessimiste, désespéré, mais d'une grande lucidité, auquel, hélas, trois fois hélas, le lecteur ne trouvera rien à redire tant la démonstration est parfaite. Jacques Estarvielle met le doigt exactement là où ça nous fait mal à tous, mais ainsi, il nous rappelle qu'il ne tient réellement qu'à chacun de nous de s'affranchir des dogmes arbitraires d'une société compartimentée, hiérarchisée et hypocrite.

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