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JOSEPH MÉRY - « Les Damnés de L'Inde » (1855)


Avec « Les Damnés de L'Inde » (aussi connu sous le titre plus exact « Les Damnés de Java ») , Joseph Méry s'est inscrit dans la longue lignée des auteurs ayant contribué au culte du corsaire Robert Surcouf. Devenue aujourd'hui une personnalité historique un peu gênante, tant par son association partiellement inexacte avec l'Ancien Régime que par son passé de négrier, Robert Surcouf fut une des grandes figures héroïques du XIXème siècle. Pour ceux qui ne situent pas bien la différence entre un pirate et un corsaire, il suffit de savoir que le pirate est un bandit qui s'attaque à tout le monde tandis que le corsaire était un serviteur d'un roi, d'un empereur ou de l'état français, qui s'attaquait exclusivement à des navires appartenant à un pays avec lequel la France était en conflit, et dont les butins collectés relevaient de la prise de guerre. En dehors de cette nuance diplomatique, le mode opératoire était sensiblement le même, et les corsaires n'étaient pas toujours moins sanguinaires que les pirates. En plus d'être un excellent navigateur, Robert Surcouf a apporté à cette sordide profession une éthique et une stratégie qui n'avaient guère été développées avant lui. Il tentait toujours de négocier une reddition à l'amiable avant un abordage, s'efforçait de ne pas couler le navire, empêchait les massacres inutiles et s'opposait à ce que les passagères du navire, quand il y en avait, soient violées. Surcouf proposait même dans certains cas, quand des personnes de haute lignée se trouvaient à bord du navire arraisonné, de les prendre à bord pour les déposer au port le plus proche. Il entrait évidemment une certaine morale et une certaine élégance dans l'attitude de Surcouf, mais il cultivait aussi sa réputation de manière stratégique. Son image de gentleman-corsaire lui facilitait la tâche, tous les équipages des vaisseaux attaqués n'étant pas forcément prêts à se battre jusqu'à la mort pour une marchandise pour le transport de laquelle ils avaient été payés, et qu'ils ne seraient pas obligés de rembourser. La prestigieuse carrière de Surcouf, qui s'étala seulement de 1795 à 1808 (et donc autant pour le compte de la République et du Directoire que de l'Empire), a beaucoup profité de sa courtoisie envers ses adversaires, qui lui faisaient une très belle publicité. Par la suite, Surcouf prit assez vite sa retraite de corsaire et devint armateur, avec nettement moins de succès. Il fut néanmoins élevé au rang de baron par Napoléon Ier en 1809. Sa légende a surtout été entretenue par son neveu Auguste Surcouf et son épouse, qui ont rédigé ou crédité de nombreuses biographies consacrées à Robert Surcouf en y joignant de prestigieuses anecdotes grandement imaginaires, destinées à glorifier plus que de raison l'oncle disparu. Joseph Méry semble avoir écrit ce roman directement en collaboration avec le baron et la baronne de Surcouf, ce qui lui permet de confirmer régulièrement en bas de page l'authenticité de telle ou telle anecdote, laquelle n'est cependant pas forcément vraie pour autant. Néanmoins, malgré les apparences, Surcouf n'est pas le personnage principal de ce roman. Il s'agit ici de l'histoire des premiers colons qui peuplèrent l'île de Java à la toute fin du XVIIIème siècle, alors qu'elle était encore en friche et quasiment inhabitée. Ces colons, des aventuriers de diverses nationalités, voient un soir débouler dans leurs champs cultivés une jeune fille fraîchement débarquée d'un navire et dont le charme, la beauté, la douceur et les bonnes manières, leur font immédiatement battre le cœur. Cachant d'abord sa véritable identité et la raison de sa présence, la mystérieuse Aurore usera de son charme vertueux et irrésistible pour transformer ces quelques cultures éparses en colonie organisée, mais aussi pour fédérer les colons avec les quelques indigènes locaux de l'île, qu'ils tenaient jusque là à distance belliqueuse. L'irrésistible séduction d'Aurore transforme tous les hommes en humbles chevaliers servants et tous les rivaux en frères, bâtissant ensemble une nouvelle communauté chrétienne qui formera les bases de la future ville de Semarang. Aurore est française, et elle se lie naturellement avec les deux seuls colons français de la communauté, qui sont deux hommes bien différents : Paul Tanneron, méridional extraverti au caractère instable, homme du peuple en quête d'aventure, et Raymond de Clavières, comte ruiné ayant fui la France de la Révolution pour chercher l'oubli dans l'émergence d'une nation nouvelle. À eux deux, elle confie son secret : elle est la comtesse Despremonts, épouse d'un diplomate disparu il y a un an dans les parages, probablement capturé par des pirates. C'est le corsaire Robert Surcouf qui l'a conduite à Java, dans l'espoir de retrouver son mari. Mais régulièrement harcelée à bord par le bosco, un brigand malais nommée Bantam, qui menaçait de mutiner l'équipage, Robert Surcouf a profité de la nuit pour débarquer secrètement Aurore sur l'île de Java, où il savait que les colons sont de braves gens qui prendraient soin d'elle. Émus par son histoire, et se sentant chacun tomber follement amoureux de l'irrésistible Aurore, le comte de Clavières et Paul Tanneron décident de venir en aide à la jeune femme chacun à leur manière. Raymond de Clavières connaît bien Surcouf. Il va partir à la recherche de son navire et le convaincre d'aller délivrer le mari d'Aurore. Paul, de par son imposante carrure, reste à Java et servira de chaperon et de garde du corps à Aurore, que le statut de femme mariée rend désormais intouchable. Bien lui en prend, car Bantam étant parvenu à s'emparer du vaisseau de Surcouf, et il lui a fallu peu de temps pour retrouver où Aurore avait été débarquée. Accompagné de frères d'armes, il fait irruption dans la colonie, y sème la mort et enlève Aurore. Heureusement pour elle, Paul a suivi le pirate, et au moment où Bantam s'apprête à faire subir les derniers outrages à la comtesse Despremont, le long couteau de Paul le cloue au sol. De son côté, Raymond de Clavières parvient à retrouver Surcouf, qui s'est procuré un nouveau navire et un nouvel équipage, et ensemble, ils partent délivrer le comte Despremonts. Hélas, après avoir massacré les pirates malais qui avaient enlevé le diplomate, Raymond de Clavières apprend que celui-ci est mort de ses mauvais traitements il y a déjà plus de huit mois. La mort dans l'âme, Raymond de Clavières repart pour Java, avec la douloureuse mission d'annoncer à Aurore qu'elle est veuve, mais aussi le secret espoir de pouvoir peut-être l'épouser d'ici quelques années (jusqu'à une date récente, un veuf ou une veuve en France se voyait dans l'obligation de patienter trois ans avant de se remarier). Revenu à Semarang, le comte de Clavières trouve la colonie incroyablement agrandie. Aurore se montre forte face à une nouvelle qui lui déchire le cœur, mais parvient à se détourner de sa douleur en adoptant comme ses filles deux orphelines hollandaises dont les parents ont été tués par Bantam. Cependant, Raymond et Paul n'en deviennent pas moins au fil des jours d'implacables rivaux, qui multiplient les vexations, les perfidies, les provocations, les tentatives de duel, et que la promiscuité avec la femme qu'ils adulent rend progressivement fous. Aurore de son côté, encore sous le choc de son veuvage, se sait redevable aux deux hommes de ce qu'ils ont fait pour elle, et trouve logique d'en épouser un, mais elle comprend aussi qu'en choisir un, c'est forcément condamner l'autre au suicide. Sur le conseil avisé de Surcouf, elle décide de marier Raymond et Paul aux deux petites hollandaises qu'elle a adopté, faisant de ses deux amoureux transis une paire de gendres bien obligés de l'appeler "belle-maman". Relativement satisfaits de ce jugement de Salomon qui ne favorise aucun d'entre eux par rapport à l'autre, les deux hommes gardent une passion calme et apaisée pour Aurore, tout en aimant aussi d'une manière plus affectueuse et raisonnée les blondes demoiselles qu'Aurore leur a fait épouser... Aurore, quant à elle, renonce à toute vie amoureuse et sensuelle pour se dévouer toute entière, et pour le restant de ses jours, à la communauté de Samarang. « Les Damnés de L'Inde » tourne donc autour de la figure centrale d'Aurore Despremonts, idéal moral et physique de l'aristocratie du XIXème siècle, qui, il faut bien l'avouer, n'a plus tellement de quoi faire tourner les têtes aujourd'hui. Parfaite grenouille de bénitier, rigide et dénuée de toute once de sensualité, ce personnage apparaît aujourd'hui superficiel, hautain et d'une grande sécheresse, certaines valeurs morales n'ayant plus rien de très glamour à nos yeux. Elle est heureusement compensée par les personnalités très complexes et très crédibles de ses deux soupirants. Comme aristocrate en exil, partagé entre la rancœur envers son pays et l'excitation paradoxale pour une communauté nouvelle pourtant républicaine, Raymond de Clavières se montre un homme droit, sincère, entier, mais un peu guindé, un peu trop dépendant de ses codes d'honneur et d'un rang auquel il a pourtant renoncé. Paul Tanneron est également fort bien croqué en gros méridional lourdaud, évoluant progressivement vers une attitude que l'on qualifierait aujourd'hui de "borderline" face à une passion qui le saisit aux hormones et qu'il peine à maintenir dans la bienséance. On comprend qu'Aurore, tiraillée entre un soupirant trop éduqué et un autre qui ne l'est pas suffisamment, ne sait comment se sortir d'une situation où elle cherche avant tout à ne blesser personne. Joseph Méry excelle dans ce roman à montrer à quel point l' empressement d'un amoureux enfiévré peut être pour une femme une oppression permanente sans que jamais l'homme en soit conscient. Néanmoins, Joseph Méry en tire comme conclusion que rien n'est mieux pour la santé physique et morale qu'une bonne relation tiédasse surtout faite de tendresse et soigneusement noyée dans une routine immuable - et assurément, on n'a vraiment pas envie de le suivre dans ce chemin-là... « Les Damnés de L'Inde », malgré un académisme et une désuétude qui en rebutera certains, est cependant un roman plus original qu'il n'y parait, où Robert Surcouf fait quelques longues mais ponctuelles apparitions, mais qui se veut avant tout un hommage aux expatriés qui ont tout quitté pour faire jaillir la civilisation des terres hostiles et païennes. L'hommage est discutable, d'autant plus qu'il ne reflète plus le regard que l'on porte aujourd'hui sur la colonisation, mais Joseph Méry nous le conte avec passion, par le biais d'un récit à la grande qualité littéraire, et qui interroge parfois avec subtilité sur la nature philosophique de l'Aventure avec un grand A, envers laquelle des personnages au final très divers, animés d'intentions contrastées, se dévouent jusqu'à l'extase ou jusqu'à la mort. Roman d'aventures, roman psychologique, drame amoureux, évocation historique,« Les Damnés de L'Inde » interpelle tous les égarés en quête d'un idéal - une terre, une femme, une passion - et que souvent rien n'apaise que la résignation dictée par l'épuisement nerveux. Livre ambitieux, malgré une certaine frivolité typique de l'auteur, « Les Damnés de L'Inde » est un récit emporté, aux ambiances très changeantes, qui, en dépit de quelques longueurs et d'un contexte qui nous est aujourd'hui peu familier, reste une œuvre d'une très grande classe littéraire, propre à passionner ou à intriguer les lecteurs les plus exigeants.

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