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JULES AMIGUES - « Jean de l’Aiguille » (1869)





Il est des livres éphémères et précieux qui, pour des raisons plus ou moins mystérieuses, n’auraient jamais dû être publiés, tant ils sont trop vaporeux pour ne pas s’évanouir. Mais ils existent, et souvent, c'est leur principal mérite. Généralement, ils découlent d’un malentendu : la lubie d’un homme de lettres, une mauvaise interprétation d’un évènement historique ou une admiration maladroite pour un authentique génie littéraire en sont souvent à l’origine. Il est rare néanmoins que ces trois raisons s’associent dans la rédaction d’une seule œuvre. « Jean de l’Aiguille » est pourtant un ouvrage qui relève simultanément de ces trois erreurs de jugement. C’est d’abord la lubie d’un journaliste politique bonapartiste, Jules Amigues. Son soutien indéfectible à Napoléon III en fait par ailleurs un assez piètre journaliste, dont la plume se prête à différents journaux officiels de manière très élogieuse et nullement analyste. C’est aussi un adorateur d’Alexandre Dumas, ce qui va encourager en lui une vocation littéraire. Enfin, c’est l’ambition gourmande et irréfléchie d’une trilogie romanesque sur un personnage méconnu du XIVème siècle, le mercenaire John Hawkwood, sur lequel Jules Amigues semble être extraordinairement mal renseigné. Enfin, car le sort s’en mêle, « Le Compagnon », premier tome de son « Jean de l’Aiguille », sort à la toute fin de l’année 1869, quelques mois avant la guerre franco-prussienne et la chute du Second Empire. De ce fait, non seulement ce premier tome de « Jean de l’Aiguille » ne se vendra guère, mais les tomes suivants ne verront jamais le jour. Jules Amigues échappera à la purge républicaine, mais consacrera le restant de ses jours à l’entretien du souvenir du Second Empire et de Napoléon III. « Jean de l’Aiguille » est donc un roman inachevé, quasiment ignoré à sa sortie, mais qui demeure encore aujourd’hui le seul ouvrage de fiction sur John Hawkwood – même si paradoxalement, presque rien, dans ce roman, ne correspond à la réalité du personnage. John Hawkwood fut en effet un mercenaire anglais qui participa à de nombreux conflits durant la Guerre de Cent Ans, d’abord sous la bannière anglaise, dont il était déjà néanmoins seulement mercenaire, étant issu d’un milieu bourgeois d’artisans cossus et ne s’étant engagé dans la guerre que par goût personnel. Hawkwood combattit énormément en France, où il se fit remarquer par des talents de stratèges, mais aussi par une efficacité doublée d’une grande barbarie. Très vite, John Hawkwood devint le spécialiste des villages rasés, des champs de bataille ensanglantés, des luttes féroces dont aucun adversaire ne devait sortir vivant. Puis, profitant d’une accalmie de conflits entre la France et l’Angleterre, il se fit engager en Italie, laquelle était alors déchirée dans d’incessants conflits internes. Son efficacité était telle qu’il put à plusieurs reprises changer de camp pour se louer au plus offrant, prêt à massacrer dans une bataille ceux-là même auprès desquels il avait combattu quelques semaines plus tôt. Lors de son dernier fait d'armes, alors qu’il est déjà vieillissant, John Hawkwood parvint à chasser les troupes de Vérone qui faisaient le siège de la ville de Florence. Il y fut accueilli comme un sauveur et un héros, et sentant peut-être que l'âge rendrait chaque nouvelle bataille plus ardue, il décida de mettre fin à ses activités militaires et s'installa à Florence. Il y mourut sept ans plus tard, à 72 ans - un âge très avancé pour l’époque -, et fut enterré comme un héros national. C’est de ce chien de guerre sans âme que Jules Amigues prétendit écrire une sorte de biographie romancée, tout en le faisant passer pour un Robin des Bois républicain. Car, consciemment ou inconsciemment, Jules Amigues ne voulait voir de John Hawkwood que l’incroyable destinée d’un homme né sous la monarchie britannique et mort sous une République italienne. Rebaptisé du prénom plus francophone de Jean, son John Hawkwood, que l’on découvre à la sortie de l’adolescence, est le fils d’un tanneur – ce qui est vrai – et tanneur lui-même – ce qui est faux. Et comble de l’ironie, Jules Amigues fait du sanglant mercenaire un jeune homme pacifique, qui a horreur des armes, et n’en tolère qu’une seule, son aiguille de tanneur, une pointe métallique légèrement courbée et un peu plus courte qu’une épée. C’est de là que vint son surnom de « Jean de l’Aiguille », et de ceux qui seront ses premiers compagnons d’armes, désignés comme « Les Compagnons de l’Aiguille », deux appellations qui ne semblent avoir existé que dans l’imagination de Jules Amigues, je le précise. Jean de l’Aiguille est donc, selon l’auteur, un brave artisan londonien, fiancé à une certaine Ethel, qui se montre néanmoins assez froide et distante avec lui. Il est vrai que si Jean est un bon parti, doté d’un patrimoine conséquent à défaut d’être réellement fortuné, il est connu pour être hostile à l’actuel roi d’Angleterre, qui écrase les petites gens de lourdes taxes. Une bagarre dans une taverne va faire basculer sa vie dans une direction insoupçonnée. Cette taverne est fréquentée par quelques amis sûrs qui partagent ses vues, dont ceux qui seront les principaux soutiens de ses aventures, un colosse un peu simplet nommé Tim-Tom Tranchecol, et un gascon ronchon et belliqueux nommé Robert Rouscaillou. Ce jour-là, deux baladins, un troubadour français et sa fille, - cette dernière répondant au nom délectable d’Ysanne La Fauvinette -, sont entrés pour interpréter quelques ballades celtiques en échange de l’aumône que les clients de la taverne voudront bien leur accorder. Mais parmi cet auditoire se trouve un officier du roi, surnommé Huon-Le-Faucheur qui, s’arrogeant pour lui le droit de cuissage alloué au roi, essaye de s’emparer de la jeune femme, puis devant son refus, la frappe violemment. S’ensuit alors une bagarre générale au cours de laquelle Jean de l’Aiguille donne une bonne correction au malotru, qui s’échappe de la taverne en lui promettant une revanche sanglante. Jean vient de se faire là un ennemi mortel et puissant. Heureusement pour lui, ce jour-là, dans la taverne, il y avait aussi un émissaire venu spécialement pour voir le fameux Jean de l’Aiguille, afin de le jauger, et qui se retrouve favorablement impressionné par ce geste héroïque et galant. Cet homme est envoyé par un personnage hors du commun, et qui a réellement existé : Giannino Baglioni. Marchand et industriel de Toscane, ce bourgeois sans histoire fut contacté en 1354 par un homme politique italien quelque peu farfelu, Cola di Rienzo, qui le persuada qu’il était en fait, l’héritier légitime de la couronne de France, c’est-à-dire le premier né de Louis X le Hutin, et qui, officiellement, n’avait vécu que quelques jours. Cola di Rienzo fournit à Baglioni des documents certifiant que l’enfant avait été subtilisé puis envoyé à la famille Baglioni, dont le premier né venait aussi de mourir, afin qu’il puisse jouir d’une bonne situation tout en ignorant à jamais ses origines. Même si Maurice Druon, dans « Les Rois Maudits » a jugé cette éventualité probable, il semble bien que le malheureux Giannino Baglioni ait été induit en erreur par Cola di Rienzo, qui s’était d’ailleurs lui-même longtemps fait passer pour un prince de la Maison de Luxembourg. On ignore – et on ignorera probablement toujours – la raison d’une telle mystification, mais désormais convaincu d’être de sang royal, Giannino Baglioni passa les huit dernières années de sa vie à se démener pour reconquérir le trône de France. Comme en 1356, le véritable roi de France, Jean II le Bon fut fait prisonnier par les Anglais durant la bataille de Poitiers, une régence s’installa durant quatre ans, durant laquelle Gianinno Baglioni tenta de faire valoir ses droits d’accès au trône, d’abord diplomatiquement, puis avec l'aide d'une armée de mercenaires qui fut facilement vaincue. Capturé à son tour, Giannino Baglioni termina ses jours en prison, sans jamais démordre du fait qu’il était le véritable roi de France. Malgré son recours à des mercenaires, le véritable Giannino Baglioni n’a jamais rencontré ni engagé le vrai John Hawkwood. Celui-ci, en 1356, était déjà un mercenaire chevronné, à la solde de rois bien assis sur leurs trônes, ou à la rigueur d’un pape ou d’un antipape (c’est-à-dire d’un pape autoproclamé d’une branche schismatique du catholicisme non reconnue par le Vatican). Mais Hawkwood ne se serait jamais mis à la solde d’un illuminé comme Baglioni qui, d’ailleurs, dilapida toute sa fortune dans sa malheureuse entreprise. Néanmoins, Jules Amiguie fait se rencontrer et sympathiser son Jean de l’Aiguille avec Giannino Baglioni, présenté comme un souverain par devoir, pétri d’humanisme et de justice sociale, se voulant un nouveau roi venant du peuple, bref on l’aura compris : un petit Bonaparte. Conquis par cet homme plein de droiture, Jean de l’Aiguille accepte de partir avec lui combattre en France, et de l’aider à lever une armée. Mais pour cela, il faut de l’argent, et grâce aux soutiens de Baglioni, dont l’un nommé Michael Hunter, dispose d'un cousin homonyme qui travaille pour le questeur des impôts, les désormais Compagnons de l’Aiguille vont mettre au point un audacieux hold-up d’une vingtaine de chariots emplis de peaux de moutons, lesquelles étaient alors une monnaie valable pour certaines taxes. Jean étant tanneur, il sait que faire de ces peaux, et comment les négocier au plus haut. Le jeu en vaut donc réellement la chandelle. La mise en place de ce vol et son déroulement heure par heure forment quasiment la deuxième moitié du roman, ce qui est un peu excessif, même si en arrière-plan, la fuite d’Ethel, la fiancée de mauvaise grâce, avec le soudard Huon-Le-Faucheur, qui l’a séduite, offre une intrigue parallèle riche en interrogations sur la nature même du devoir : pris dans l’engrenage de l’Histoire, Jean de l’Aiguille a du mal à admettre qu’on puisse être à la fois cocu et révolutionnaire. En tant que fiancé, il devrait courir après Ethel, dont après tout, il n’est pas certain qu’elle n’ait pas été enlevée par la force, mais son cœur penche de plus en plus vers la douce et reconnaissante Ysanne la Fauvinette, qu’il a installée chez sa mère pour la protéger, elle et son père, des foudres de Huon. Que choisir ? Que faire ? Heureusement, à la fin du roman, Jean apprend que Huon et Ethel sont passés en France : il les retrouvera donc là-bas dans le deuxième tome. Sauf que ce deuxième tome n’a jamais vu le jour, hélas. On l’a dit, Jules Amigues est un grand admirateur d’Alexandre Dumas : comme lui, ce qui l’intéresse est moins de raconter une histoire que de créer une ambiance, et d’enchaîner des dialogues cocasses entre des personnages sympathiques et truculents. Cela seul explique que l’intrigue finalement très minimale de « Jean de l’Aiguille » parvienne à s’étaler sur 400 pages. Évidemment, l’élève est loin de se hisser au niveau du maître, mais la comparaison n’est pas non plus honteuse. Les personnages imaginés par l'auteur ont de la consistance, ses dialogues sont savoureux, son humour est plaisant. Le principal défaut de Jules Amigues, c’est surtout de s’égarer à loisir dans le Londres du XIVème siècle, dont il décrit émerveillé chaque pierre, chaque enseigne, chaque coin de rue, en oubliant souvent qu’il a une histoire à raconter. Comme un touriste émerveillé, il s’extasie sur nombre de détails qui n’ont pas forcément beaucoup d’intérêt, et accumule des anecdotes inutiles et des considérations oiseuses sur le mode de vie de l’époque. De ce fait, « Jean de l’Aiguille » est un roman très lent, très statique; la promenade digestive d’un écrivain qui paresse et traînasse dans sa rêverie médiévale, sans trop se demander si le lecteur ne trouve pas le temps un peu long. Le rythme narratif s’y noie progressivement, mais l’auteur est tellement passionné et si sincèrement heureux de ce qu’il écrit, que finalement, il en devient attendrissant, comme un enfant en primaire qui délaisserait sa copie pour regarder danser un couple de papillons passant devant la fenêtre de la salle de classe. « Jean de l’Aiguille » demeure au final la simple carte postale sophistiquée, mais distraite et inachevée, d’un écrivain amateur, perdu dans son voyage intérieur. Pourtant, on s’ennuie nettement moins que l’on pourrait s’y attendre en dépit d'un tel relâchement, et la fin forcément ouverte de ce qui ne devait être qu'un premier tome frustre moins le lecteur qu’on ne pourrait le penser, puisque ça fait déjà pas mal de pages qu’on ne suivait plus vraiment le déroulement de l'intrigue. Il semble que Jean et ses Compagnons, qui, à peine débarqués à Calais, se précipitent à l’hôtellerie de la « Pie-Qui-Boit » pour y attendre les futures recrues rassemblées par Giannino Baglioni, censées les y rejoindre depuis Londres, vont simplement boire un bon vin, s’endormir le soir, et puis voilà, à chaque jour suffit sa peine... Toute cette tranquille bonhomie, auquel Jules Amigues s’était doucement laissé aller, a dû effectivement être frappée par un véritable séisme en 1870, quand la Prusse s’est abattue sur le Second Empire, bientôt suivie par les tragiques journées de la Commune de Paris. Moins de deux ans après la sortie de « Jean de l’Aiguille », la France était devenue une République tournée vers l’avenir, meurtrie par une guerre humiliante qui ne donnait plus guère envie de lire des histoires de batailles. Désormais consigné dans une opposition marginale, Jules Amigues n’avait plus besoin de remonter aussi loin dans le temps pour idéaliser une époque révolue. C’est en ce sens que si « Jean de l’Aiguille » est une œuvre inachevée et très imparfaite, qui n’a même pas l’intérêt d’évoquer ce que fut réellement John Hawkwood, c’est en revanche un témoignage doux et nostalgique des rêveries littéraires d’une certaine bourgeoisie aisée du Second Empire, publié quelques mois seulement avant sa chute, et dont il demeure encore, cristallisé dans cette fantaisie médiévale autant que dans le manque de rigueur de sa rédaction, quelque chose d’une insouciance paresseuse bien agréable, bien attirante, et désormais à jamais enfuie.

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