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JULES MARY - « La Jolie Boiteuse » (1884) {Les Damnées De Paris, Tome 3}


Troisième et dernier tome du triptyque « Les Damnées de Paris », « La Jolie Boiteuse »  est le moins renommé des trois tomes, probablement parce qu’il est un peu trop hétéroclite, mais plus sûrement encore parce qu’il ne se déroule quasiment jamais à Paris, les principaux personnages ne faisant qu’y passer ou y séjourner brièvement. L’action se déroule exactement vingt ans après la fin de « L’Outragée », et débute dans un petit village en Auvergne, où le sabotier local, Antoine Chambarand, apprend la mort de son frère, qui a fait fortune aux États-Unis en y ouvrant des mines de charbon, grâce à son savoir-faire auvergnat.  Le défunt Maxime Chambarand laisse 4 millions de francs à sa fille Céleste, âgée d’à peine 16 ans, et qui est donc encore trop jeune pour toucher cette somme, d’autant plus qu’en 1884, une femme n’a pas le droit de posséder un compte en banque. Ces 4 millions doivent donc être géré par un homme, ou servir seulement de dot colossale pour un futur mariage. D’ici là, Céleste doit être placée sous la tutelle de son oncle, le sabotier, et de son épouse, la très avare Marie-Rose, et afin que ce couple d'artisans misérables ne soit pas tenté d’attenter aux jours de sa nièce pour s’emparer de son vertigineux héritage, Maxime Chambarand, dans son testament, leur alloue une somme de 50 000 francs par mois, jusqu’à ce que Céleste se trouve un mari. La rente est plus modeste que l'héritage, mais elle suffit toutefois à échauffer la cervelle d’Antoine Chambarand, qui n’a désormais plus besoin de fabriquer des sabots pour vivre, et part s’installer à Paris avec Marie-Rose et la jeune Céleste. Un esprit futé, sachant sa bonne fortune limitée dans le temps, se serait lancé dans les affaires, mais l’humble artisan, d’une intelligence limitée, y fait la noce sans compter, sous le regard indifférent de son épouse frigide, qui aime autant que son cochon de mari aille en tripoter d'autres. Toutefois, Antoine Chambarand n’aura pas le temps de se ruiner. Fréquentant les demi-mondaines et les courtisanes, il s’amourache vite d’une professionnelle que l’on surnomme Sarah Coffre-Fort, de par sa grande habileté à subtiliser les richesses des naïfs et à se faire offrir des tonnes de bijoux. Sarah se rend vite compte de la dimension impressionnante du vieux pigeon qui s’est attaché à elle, et qui ne s’est pas privé de lui raconter l’origine de sa fortune. Les 4 millions de dot de la jeune fille lui semblent un pactole dont il serait commode de s’emparer. Elle en parle alors à une fripouille de sa connaissance, le prétendu marquis de la Terrade, escroc bien connu de la pègre parisienne, qui n’est autre que le bandit qui s’était fait appeler Marquis dans le précédent tome. À la fin de « L’Outragée », Marquis et son complice Courpierre, s’étant sauvés de justesse des mains de la police, avaient annoncé s’expatrier aux États-Unis. C’est là en, effet qu’ils ont passé une bonne quinzaine d’années, avant de revenir dans la capitale française, enrichis et oubliés par les forces de l’ordre. Stratège cynique fortement inspiré par les auteurs de romans-feuilletons qu'il cite abondamment, Marquis ne tarde pas à trouver le plan parfait pour s’emparer de la fortune des Chambarand : marier la jeune Céleste à un de ses complices, Bénédict, un Brummel des bas-quartiers qui, comme Sarah, utilise sa beauté pour soutirer de l’argent au sexe opposé, soit à des jeunes héritières naïves, soit à de vieilles rombières en mal d’amour.

Évidemment, il n’est guère candidat au mariage, mais que ne ferait-on pas pour 4 millions ? L’idée de ce plan machiavélique, est de partager la dot de la jeune fille entre Bénédict, son mari; Antoine Chambarand, l’oncle; Marquis, l’entremetteur et Sarah Coffre-Fort, la coordinatrice. Ajoutons que Marquis compte bien supprimer Antoine Chambarand et Céleste, le premier pour pouvoir récupérer son million, la seconde, pour le cas où elle se rendrait compte tardivement de la forfaiture dont elle aura été victime. Et parce que Paris est une ville trop fréquentée et trop peu discrète pour réaliser une telle machination, Marquis convainc Antoine Chambarand de déménager pour un coin de campagne un peu isolé. Cela tombe bien : outre la tutelle de sa fille, Maxime Chambarand avait confié à son frère une propriété à Revin, dans les Ardennes. C’est donc dans ce petit village, qui existe réellement, que l’action de « La Jolie Boiteuse » va se dérouler durant les deux premiers tiers du roman. Le choix des Ardennes par Jules Mary est loin d’être un hasard. Lui-même est né à Charleville-Mézières, et il connaît bien ce département de la défunte région Champagne-Ardenne, aujourd’hui inclus dans le Grand Est. Il y a d'ailleurs plusieurs Ardennes, d’où le pluriel que l’on emploie pour désigner cette région. L’Ardenne est une région naturelle vallonnée et forestière qui couvre non seulement le territoire français, mais aussi les territoires avoisinants, aussi parle-t-on d'Ardenne française, d'Ardenne belge et d'Ardenne luxembourgeoise. Son nom originel, « Arduenna », issu de la gaule celtique, fut rapporté par Jules César dans le récit de sa « Guerre des Gaules ». De par sa position géographique, la région fut le théâtre d'innombrables affrontements guerriers depuis la nuit des temps, et plus près de nous, durant la guerre franco-prussienne de 1870, ainsi que pendant les deux guerres mondiales du XXème siècle, au sujet desquelles on parle de « batailles des Ardennes ». Le département français portant ce nom est encore aujourd’hui extrêmement rural, dominé par les activités minières, métallurgiques et agricoles qui existent depuis des siècles. C’était donc l’endroit rêvé pour marier de force une jeune fille trop riche comme Céleste Chambarand, d'autant plus que, bien qu'étant jeune et jolie, elle souffre d’une claudication de naissance qui limite ses opportunités, et plus encore sa liberté de déplacement. Mais, par chance, rien ne va se passer comme prévu : non seulement Céleste ne voudra pas de Bénédict, mais à la suite d’un accident de cheval, elle va faire la rencontre de son sauveteur, Claude Preux, un jeune nobliau ruiné et neurasthénique, dont elle tombe instantanément amoureuse, sans vouloir pour autant se l’avouer. Marquis, son âme damnée Courpierre, et l’oncle indigne Antoine Chambarand, se donnent bien du mal pour faire échouer cette romance, et vont jusqu’à blesser grièvement Claude Preux au cours d’un duel truqué. Mais rien n’y fait ! Au final, profitant de la crise nerveuse dans laquelle l’éventualité de la mort de Claude Preux plonge Céleste, son oncle la force à garder le lit, et Sarah Coffre-Fort, déguisée en infirmière, lui fait boire chaque jour, en guise de médicament, quelques gouttes d’un poison indétectable et très lent. Mais bien qu’ils l’ignorent encore, ce n’est pas Claude Preux, qui va perdre Marquis et ses complices, mais – bien involontairement - Benedict. Avant de tout quitter pour s’isoler dans les Ardennes, Benedict s’était amusé à séduire une jeune parisienne du nom de Jeanne Ledrut. Jeanne est la fille de l’inspecteur Ledrut, assassiné par Marquis vingt ans plus tôt dans « L’Outragée ». Elle n’était qu’un bébé quand son père est mort, et l’inspecteur Corentin était devenu son tuteur. Jeanne est viscéralement la fille d’un policier : la rupture brutale de Bénédict, et son départ mystérieux a attisé son curiosité. Elle enquête longuement, et finit par retrouver la trace de Bénédict à Revin. Déguisée en jeune garçon, elle se rend sur place, et finit par y appprendre ce qui se passe. Elle écrit alors un courrier à Corentin pour l’inviter à la rejoindre. Celui-ci débarque, se déguise en colporteur, rend visite sous ce déguisement aux Chambarand, et reconnait Marquis, parmi ses invités. Dans un premier temps, Corentin et Jeanne Ledrut mettent en place une opération commando pour enlever Céleste durant la nuit, afin de la soustraire à ses empoisonneurs avant qu'il ne soit trop tard. Puis, ils la font conduire sous bonne garde jusqu’à Paris, chez le général de Ribemont, l’oncle de Claude Preux, qui se chargera de faire confesser à la jeune fille son amour pour Claude. Se sachant démasqués, Marquis, Courpierre et Sarah égorgent Antoine Chambarand, puis s’enfuient à Bruxelles, où ils sont néanmoins arrêtés les uns après les autres. Après un procès retentissant, Marquis et Courpierre sont envoyés au bagne de Cayenne. Quant à Claude et Céleste, ils peuvent tranquillement se marier, et la dot de Céleste permettra même de redonner aux Preux–Ribemont leur véritable standing de patriciens. Mieux encore, Jeanne, déçue par les hommes, épouse l’inspecteur Corentin, son tuteur, car elle ne trouvera pas mieux sur Terre. Certes, il y a une différence d’âge, car Corentin a trente-huit ans dans ce roman-ci, mais après tout, en amour, l’âge ne compte pas. Notons que Jules Mary non plus ne compte pas très bien, car si « L’Outragée » se passait vingt ans plus tôt, Corentin ne pouvait être inspecteur à l’âge de 18 ans. De même que vingt ans auparavant, Corentin avait déjà enquêté comme inspecteur, dans « L’Endormeuse », sur le meurtre de Josepha de Nertann. En réalité, dans « La Jolie Boiteuse », Corentin devrait avoir au moins soixante-dix ans, mais voilà, il n’en a que trente-huit. Jules Mary aurait dû faire de ce Corentin-ci le fils du premier inspecteur, qui aurait donc parfaitement pu être ami d’enfance avec Jeanne Ledrut. Il est vrai qu'il n'aurait pas pu reconnaître Marquis. Ce n’est d’ailleurs pas la seule incohérence : Marquis est présenté ici comme un authentique marquis, qui aurait sombré dans le crime. Or, dans « L’Outragée », il était bien indiqué que ses lectures feuilletonesques lui avaient seules suggéré ce titre autoproclamé, alors qu’il était issu d’un milieu ouvrier misérable. Mais comme « L’Outragée » a été, en réalité, écrit après « La Jolie Boiteuse », on peut raisonnablement supposer que Jules Mary a modifié, de manière plus réaliste, l’origine sociale de son héros, mais sans revoir le texte initial. Comme quoi, il n'y a pas dans le cinéma que l'on trouve des faux-raccords. L’histoire de « La Jolie Boiteuse » pourrait donc s’arrêter là, elle est en effet globalement sympathique, seulement voilà, elle est courte, bien trop courte pour les 550 pages minimum requises par l’éditeur Jules Rouff. Déjà, Jules Mary y a inséré, un peu à la truelle, la narration par un personnage secondaire d'une histoire folklorique située un siècle plus tôt à Apremont (village situé au sud des Ardennes), et racontant une légende locale à la Roméo et Juliette, entre le fils du meunier du village, et la fille du marchand de sangsues (?). Les deux patriarches s’affrontent en se faisant des crasses mutuelles, et refusent bien entendu l’union de leurs progénitures, qui seront à deux doigts de se suicider plutôt que de vivre l'une sans l'autre. L’ajout des quelques cinquante pages narrant cette histoire, n’apporte absolument rien au récit principal, mais il faut reconnaître que c’est plutôt drôle, et qui plus est, très instructif sur le commerce des sangsues, du temps où l’on en faisait un usage médical. Malgré tout, les misères sentimentales cumulées de la boiteuse de Revin et des Roméo et Juliette d'Apremont ne nous amènent jamais qu’à 300 pages et des poussières, et il en faut 250 de mieux. Aussi, et sans doute avec une certaine improvisation, Jules Mary nous fait rejoindre Marquis et Courpierre au bagne de Cayenne, dont ils parviennent à s’évader en subtilisant l'un des cercueils de bois destinés à enterrer les forçats morts, et dont ils se font une embarcation pour gagner la haute-mer. Après des semaines d’errance sur cette coquille de noix, ils finissent par aborder sur la côte de la Guyane néerlandaise (aujourd’hui, le Suriname), où ils adoptent de nouvelles identités, celles du Comte de Sauvignier et de son serviteur Chassagne, en voyage de plaisance. Ils parviennent à gagner la confiance d’un planteur français, François Lacombe, installé sur la berge néerlandaise du fleuve Maroni. L’homme est un âne bâté très imbu de lui-même, qui garde prisonnière chez lui sa jeune cousine Blanche Hallier, qui refuse de l’épouser car elle en aime un autre. Étrangement, Marquis s’amourache de cette jeune femme, et à défaut de pouvoir la délivrer seul, il s’acoquine avec l’ennemi intime de Lacombe, D’Chimbo Rangou, un esclave d’Afrique qui s’est évadé, et qui est devenu bandit de grand chemin, et ensemble, ils blessent grièvement Lacombe et libèrent Blanche Hallier, qui peut enfin rejoindre son fiancé. Marquis, qui sait que son avenir est limité ne bronche pas, mais son coeur souffre. Qui l'eut cru ? Puis, Rongou, Courpierre et Marquis s’expatrient encore un peu plus à l’ouest, en Guyane anglaise, et se réfugient à George-Town, où, hélas pour eux, au bout de quelques mois à se la couler douce, ils sont brutalement arrêtés par… Corentin et Jeanne, aidés des forces locales de police. Marquis se pensait à l’abri de la Justice, mais il a oublié que François Lacombe était un ressortissant français, et il ignorait que les Guyanes néerlandaise et anglaise ont conclu des accords avec la Guyane française – et donc avec la France Métropolitaine - en ce qui concerne la poursuite et l’arrêt des criminels. Après un rapide procès, Rongou, Courpierre et Marquis sont guillotinés à George-Town.  L’inspecteur Ledrut est enfin vengé, et Marquis expiera en Enfer pour tous les crimes qu’il a commis. Dans les dernières lignes du roman, Jules Mary se souvient in extrémis qu’il a oublié Marie-Rose Chambarand, l’épouse de l’oncle Antoine, et nous informe qu’elle est retournée vivre en Auvergne, dans le dénuement le plus total, et qu’elle y est morte de vieillesse et de chagrin quelques mois plus tard. Ben voyons !... Cette deuxième partie, qui n’a pas grand rapport avec la première, permet à Jules Mary d’arriver enfin au bout de son volume. Il est rare que Jules Mary s’égare dans des aventures exotiques, et en effet, on le sent modérément à l’aise dans cet exercice, bien qu’à plusieurs reprises, il exprime quelques opinions tranchées sur les colonies guyanaises, preuve qu’il connaissait assez son sujet. Son opinion est relativement progressiste : à travers le planteur François Lacombe, il condamne ouvertement le racisme et l’esclavagisme pratiqué par les colons français, mais paradoxalement, il reproche à la France d’avoir transformé Cayenne, à partir de 1852, en bagne géant, ôtant, selon lui, à cette colonie la richesse induite par le tourisme ou par une administration coloniale plus libérale et plus prestigieuse. Il suggère également que les populations locales ont été affamées par la transformation de Cayenne. Son positionnement politique se veut ouvertement libertaire et républicain, mais il ne remet pas en question la colonisation, jugeant même au final que la France ne s’occupe pas suffisamment "d'optimiser" la Guyane. Des Ardennes à Cayenne, en passant par la Belgique, on voit bien du pays dans « La Jolie Boiteuse ». Autant « L’Endormeuse » et « L’Outragée » étaient des récits linéaires aux intrigues succinctes, autant « La Jolie Boiteuse » semble un collage artisanalement rafistolé de divers fonds de tiroirs, où le concept même des « Damnées de Paris » se dilue complètement dans une succession d'intrigues tortueuses. Après Josepha de Nertann et Diane de Nohède, la seule véritable damnée de « La Jolie Boiteuse » est Sarah Coffre-Fort, mais son rôle est assez effacé. On concluera ironiquement en disant que, malgré ses qualités, « La Jolie Boiteuse » fait quand même un peu boiter le tryptique tout entier. Enfin, il faut noter que l’illustrateur Alexandre Ferdinandus est quelque peu parti en roue libre dans une série de gravures qui sont particulièrement érotiques, alors que le récit ne l’est absolument pas. Sarah Coffre-Fort, vaporeuse; Céleste Chambarand, sensuelle; puis Blanche Hallier, masochiste soumise : toutes sont érotisées plus que de raison, particulièrement quand elles sont malades ou inconscientes. L’intensité érotique de ces nombreuses gravures reste tout à fait perceptible, et l’on se demande même comment la censure de la Belle-Époque, si pointilleuse sur tout ce qui est charnel, a pu laisser passer tout cela. Il est vrai que cet érotisme graphique était déjà présent dans les deux premiers tomes, mais les personnages féminins principaux, aux moeurs dissolues, pouvaient un minimum le justifier. Dans ce roman-ci, Céleste Chambarand n'est qu'une vierge introvertie et tourmentée, dont Jules Mary semble considérer que le handicap physique découle d'une affinité élective avec la pureté morale chrétienne. Alexandre Ferdinandus, en tout cas, semble avoir sciemment refusé de présenter ainsi le personnage, et peut-être est-ce même pour s’éloigner davantage du portrait d'ange blond aux yeux clairs qu’en fait Jules Mary, que Alexandre Ferdinandus la dessine le plus souvent brune aux yeux noirs. Quelque part, ce n’est pas très honnête de sa part, mais outre que cela s'inscrit à la fois dans le style usuel de l'illustrateur et dans la politique racoleuse de l'éditeur, reconnaissons que toutes ces gravures sont magnifiques, et nous apparaissent encore très troublantes.      AUTRES TOMES : ~ 1) « L’Endormeuse » : https://www.mortefontaine.org/post/jules-mary-l-endormeuse-1884-les-damn%C3%A9es-de-paris-tome-1 ~ 2) « L’Outragée » : https://www.mortefontaine.org/post/jules-mary-l-outrag%C3%A9e-1884-les-damn%C3%A9es-de-paris-tome-2 39 gravures d'Alexandre Ferdinandus, colorisées via l'applications Palette.  












































  

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