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L'ACADÉMIE RABELAIS - « Remettez-Nous Ça ! » (1956)


L’Académie Rabelais, toujours en activité de nos jours, est l’une de nos institutions les plus injustement méconnues. Elle s’est primitivement constituée pendant l’Occupation, à Lyon, où bon nombre d’hommes de lettres, d’artistes, de gastronomes et autres mondains de la capitale s’étaient réfugiés, puisque Lyon était en zone libre. Tous ces lettrés et érudits, qui faisaient contre mauvais fortune bon cœur, se regroupèrent autour de celui qui était alors, depuis la fin des années 20, une célébrité locale, Marcel E. Grancher, journaliste et écrivain qui, avant la guerre, appartenait à cette génération des auteurs dits "gais", publiant des livres humoristiques ou gentiment déconneurs, qui connurent un immense succès dans les Années Folles. La guerre vint interrompre cette divertissante industrie littéraire, qui ne reposa bientôt plus que sur les épaules du seul Grancher, bien à l’abri à Lyon, et dont l’activité journalistique à plein temps lui fournissait le budget pour continuer à éditer des livres sur sa micro-structure, les Éditions Lugdunum, même si les ventes étaient souvent médiocres. Pourtant, un miracle survint : Marcel E. Grancher publia un roman qui s’appelait « Le Charcutier de Mâchonville », farce provinciale et gauloise qui, peut-être, sortie à un autre moment, n’eût pas plus que ça attiré l’attention. Mais en 1942, les français avaient terriblement besoin de se changer les idées. Le roman fut donc un best-seller dans toute la France, et fut même, après la libération, adapté en film. La carrière de Marcel E. Grancher fut lancée, et surtout, la fortune arriva enfin. Une fortune que l’écrivain ne laissa jamais dormir, désireux de créer sa propre maison d’édition parisienne. Après la Libération, tous les exilés lyonnais revinrent à Paris, mais restèrent nostalgiques des petit dîners hebdomadaires organisés à Lyon sous l’Occupation, et il fut donc décidé de perdurer, en temps de paix et de reconstruction nationale, cet esprit de gauloiserie épicurienne bien français par le biais d’une académie littéraire, qui, dans un premier temps, devait s’appeler « Académie Courteline », mais de par la présence enthousiaste, parmi les membres fondateurs, d’éminents gastronomes et œnologues, comme le célèbre Curnonsky, recentra l’héritage tutélaire sur François Rabelais. Pierre Scize, journaliste et grand amateurs de vins, avait déjà publié des fascicules œnologiques intitulés « Les Cahiers Rabelais », auxquels participaient d’ailleurs une grande partie des futurs académiciens. On vit là un signe, et L’Académie Rabelais fut fondée en 1948, simultanément à Paris et à Lyon. Il fut décidé que cette académie, comme n’importe quelle autre, décernerait des prix littéraires, puis gastronomiques. Pour Marcel E. Grancher, c’était aussi l’occasion de fonder et de prmouvoir sa propre maison d’édition, les Éditions Rabelais, qui publièrent durant près de trente ans, l’intégralité de ses œuvres, de nombreux ouvrages des autres académiciens, et enfin, au moins trois recueils collectifs de nouvelles de L’Académie Rabelais, « Les Quarts d’Heure de Rabelais » (1949), « À La Tienne, Fillette » (1953) et enfin, « Remettez-Nous Ça ! » (1956). Ces recueils sont particulièrement intéressants à redécouvrir, puisqu’ils donnaient à chaque académicien l’occasion, par le biais d’une nouvelle, d’un court récit, d’une scénette théâtrale, voire d’une chanson à boire, d’exprimer sa propre sensibilité rabelaisienne, avec une liberté presque totale. Cela étant dit et pour être franc, beaucoup de ces académiciens sont aujourd’hui tombés dans un oubli à peu près définitif, à l’image de leur mentor Marcel E. Grancher, dont les 150 romans très inégaux, et à l’humour boulevardier passé de mode, n’ont pas suffi à interpeller la postérité. Il faut dire que cette génération, née durant les deux dernières décennies du XIXème siècle, avait vécu l’horreur de la Première Guerre Mondiale, puis le repos du guerrier salvateur et désabusé des Années Folles. Après la guerre, L’Académie Rabelais, semblables en ce sens à bien des académies, fut d'abord une maison de retraite littéraire, qui, heureusement, après la mort en 1976 de Marcel E. Grancher et la disparition des éditions Rabelais, parvint à retrouver un sang neuf, même si aujourd’hui, ses membres continuent à décerner chaque année un prix littéraire – et ils ont bien du mérite vu l’époque rétrograde et puritaine qu’est la nôtre – ainsi qu’un prix gastronomique et un prix du meilleur bistrot, - mais L’Académie Rabelais n’est plus aujourd’hui une assemblée d’écrivains, d’artistes ou d’hommes de lettres, et c’est en ce sens que ces trois recueils témoignent d’une histoire révolue, et de l’humour d’une époque. « Remettez-Nous Ça ! »  rassemble 21 contes, signés par 27 auteurs et illustrateurs. Les contes sont classés selon l’ordre alphabétique du nom des auteurs, et n’obéissent à aucune thématique imposée, pas même celle de la dive bouteille illustrée en couverture par le très omniprésent Henri Monier, dont le trait tout en rondeurs et l’humour souvent surréaliste connurent un franc succès dans les années 50. L’esprit général de ce recueil est assez souvent d’un épicurisme quelque peu mélancolique, de cette mélancolie propre aux hommes qui n’ont plus tellement l’âge et la santé des folies qu’ils professent, de cette mélancolie aussi d’hommes qui ont connu les deux guerres mondiales qui ont ravagé la France, et qui cherchent l’oubli et la consolation dans une verve rabelaisienne issue d'un meilleur siècle. Bien qu’il y avait parmi eux des gaullistes et des résistants, la politique est impitoyablement chassée de leurs récits, tout comme la religion ou la morale, ce qui les situe finalement entre une paillardise traditionnelle et un naturalisme gai, lesquels visent surtout à rappeler qu’il n’y a rien à attendre des paradis spirituels et idéologiques, que le bonheur est dans l’assiette, dans la bouteille, ou dans les bras de la jeune fille qu’on trousse dans une grange de ferme. Tout le reste n’est que vanité ou hallucination sinistre. En dehors de cette philosophie minimale, en véritable auberge espagnole, « Remettez-Nous Ça ! »  étonne encore par la densité et la variété de ses récits et de leurs formes, ponctuées par des dessins très années 50 ou au contraire très Belle-Époque, casés un peu n'importe comment. Parfois en quatre pages, parfois en trente pages, chaque auteur part généralement d’une idée simple, plus ou moins exploitée, plus ou moins inspirée, souvent drôle, parfois triste, et rédige son récit dans une langue fluide, comme une confession intime ou comme une bonne blague. Il résulte cepeendant de cet assemblage hétéroclite une grande richesse, une grande densité, qui font oublier les quelques ratages ou bâclages d'académiciens trop peu motivés ou bien trop ivres. Il en ressort tout de même une quinzaine de contes fort réussis, dont on retiendra : ~ « Une Idylle Cléricale » d’André Berry, indéniablement le meilleur récit du recueil : l’histoire farfelue et hautement anathème d’une logeuse qui accueille, comme nouveau locataire, un jeune abbé aux mains baladeuses, qui ne tarde pas à lui avouer qu’il est en couple avec une bonne sœur, laquelle est d’ailleurs enceinte de lui. Tiraillée entre sa foi chrétienne et un reste de respect dévoué aux membres du clergé, la logeuse accepte  d’héberger ce couple peu ordinaire, qui lui en fait voir des vertes et des pas mûres. Au final, on apprendra que ce couple clérical est en fait constitué d’un guichetier de banque et d’une prostituée, tous deux atteints de mythomanie délirante, et passant leurs journées de libre à adopter des déguisements, et rentrer dans la peau de personnages burlesques, se livrant à une « commedia dell’arte » grandeur nature, en embarquant dans leur improvisation tous les naïfs qu’ils croisent sur leur passage.   ~ « M. Pichenette et son Destin », très longue fantaisie théâtrale que l’on doit au comédien Raymond Souplex, l’immortel Commissaire Bourrel de la série télévisée « Les Cinq Dernières Minutes », et dont on oublie qu’il fut avant cela chansonnier, dialoguiste, et membre éminent de L’Académie Rabelais. M. Pichenette est un petit bourgeois qui pourrait vivre tranquillement, s’il n’était harcelé par son Destin, personnifié par un personnage en tenue d’Arlequin qu’il est seul capable de voir, et qui lui rappelle quotidiennement que sa tranquillité ne dépend que de lui. Mais M. Pichenette n’aime que la pêche à la ligne, et rien ne le préoccupe plus que de tripoter sa canne à pêche endommagée par un voisin à qui il l’avait prêtée. C’est alors que le Destin décide de favoriser M. Pichenette par une série d’évènements, visant à faire de lui un grand homme, ce qu’assurément, il ne veut pas être. Il est nommé député, sans s’être jamais présenté, ni avoir fait campagne. Il s’acharne à refuser ce poste qu’une poignée de députés, de toutes tendances politiques, veulent l’obliger à accepter. Pour se débarrasser d'eux, il accepte le poste à condition de pouvoir l’exercer depuis chez lui, sans jamais avoir à aller siéger à l’Assemblée Nationale, et il propose de déléguer à ses collègues tout pouvoir, même décisionnel, afin qu’ils votent les lois à sa place, à tour de rôle. Cette organisation inédite fait que M. Pichenette devient, par sa perpétuelle absence, le député le plus avisé et le moins corrompu. Il en résulte que le Président, séduit par cette intégrité, finit par nommer ce député exemplaire Ministre de l’Intérieur. Pichenette est évidemment furieux, mais parvient à obtenir un nouveau privilège : celui de ne pas siéger au Ministère, et de confier intégralement les tâches ionduite spar s afonction de Ministre au cabinet ministériel qu'il est censé commander. Cela ne s’est jamais vu, mais le Président accepte, et Ô surprise, le ministère Pichenette obtient en quelques années un bilan positif : on n’avait en effet jamais réalisé à quel point un ministère fonctionne mieux quand il n’est plus sous l’autorité d’un ministre. Tout cela fait que, quelques mois plus tard, et toujours sans s’être présenté, M. Pichenette est élu Président de la République, poste définitivement solitaire auquel hélas il ne peut plus se soustraire. Cependant, il exige de ne jamais se séparer de sa canne à pêche, même sur les photo officielle. Ainsi, il est sûr de se ridiculiser aux yeux de l’Histoire, et peut désormais regarder son Destin avec l’air dédaigneux de celui qui ne risque plus de monter plus haut. Mais le Destin lui sourit avec ironie, car en effet, une canne à pêche ressemble diablement à un sceptre… Cette scénette très drôle, admirablement écrite et dialoguée, est un petit chef d’œuvre d’humour grinçant, on découvre un Raymond Souplex absolument insoupçonné. Enfin, on terminera ce tour d’horizon en signalant des réussites plus classiquement vaudevillesques comme : ~ « Une Fille qui Promet » du célèbre Yvan Audouard, conteur provençal prolifique, ouvre le recueil, avec la touchante et amusante histoire d'une fille perdue qui tente de faire des études, mais multiplie les rencontres décourageantes. ~ « Au Nombre des Élues » de Paul Gordeaux, célèbre journaliste et auteur, inventeur en 1925 de l'onomatopée « Bla bla bla », utilisée encore de nos jours, même en Suède. Il nous raconte la savoureuse histoire d'une candidature, aux élections législatives, des prostituées d’un « clandé » (bordel clandestin), qui y voient le moyen de faire la promotion occulte pour leur maison de passes. ~ « Une Bonne Tranche », chronique rurale, signée Paul Vincent, d’un jeune boucher idiot ayant hérité de la boucherie familiale et qui, lors de son premier achat de bétail, se fait à demi-violer par une fermière amoureuse de chair fraîche. ~ « Une Femme de Feu » de Michel Herbert, conte oriental un tantinet lubrique. ~ « Extraits du Journal d’un Chien » de Marius Richard, ambiance familiale décrite par un chien quelque peu houspillé. ~ « Rossignol et Gastronomie », joute verbale brillante, signée par le journaliste animalier Paul Berliat, au sujet des qualités et des défauts du rossignol. ~ « La Fermeture Fatale », fantaisie théâtrale par Pierre Devaux, journaliste au « Canard Enchaîné » et au « Crapouillot », dont la spécialité était d’écrire des fragments de pièces de théâtre rimées incluant des mots d’argot. - « Kiki ou les Illusions Perdues » d’André Warnod, journaliste, dessinateur et chroniqueur, qui fut le témoin privilégié des dernières années du Montmartre et du Montparnasse de la Belle-Époque. Il raconte ici, non sans une touchante émotion, sa rencontre avec une petite gouailleuse voulant poser pour lui, et la passion brève qu’elle lui inspira. Il est probable, mais pas certain, qu’André Warnod parle ici de Kiki de Montparnasse, rencontrée à l’époque où elle cherchait à devenir modèle pour des peintres, et décédée trois ans avant la publication de cette nouvelle. Les autres récits de ce recueil sont plus anecdotiques, parfois un peu légers, mais jamais ennuyeux. Un auteur épicurien passe suffisamment de temps à fuir l’ennui pour redouter de l’inspirer à ses lecteurs. « Remettez-Nous Ça ! » est donc avant tout un témoignage tout à fait émouvant et amusant de rescapés de la très agitée première moitié du XXème siècle, qui ne s’aventuraient dans sa deuxième moitié qu’en tant que touristes retraités, et qui tenaient à faire savoir qu’on ne les reprendrait plus à crier « Vive la France » sur des champs de bataille, ni à négocier au confessionnal leur place au Paradis. Entre fantaisies et délires, entre comédie et nostalgie, ces épicuriens, emplis de remords de ne pas toujours l’avoir été, piétinent, sans aigreur et sans méchanceté, les conventions et les naïvetés d’une époque qui, pour être délivrée de la peste brune, ne retrouvait pas encore vraiment la joie de vivre d’avant-guerre. On trouvera donc aujourd’hui quelque peu désuète cette course hilare aux plaisirs simples et authentiques, qui n’a rien de réellement décadente, et qui ne nous masque pas totalement la tristesse qui l’a longtemps habitée. Contrairement à la jeunesse qui fera Mai 68, L’Académie Rabelais ne cherche pas de nouvelles extases, des spiritualités exotiques ou des utopies colorées : elle sépare juste le bon grain de l’ivraie, le rire sain de la tragédie du quotidien, au sein d’une existence où ses membres n’ont pas toujours eu l’occasion de le faire, quand la guerre et la mort s’imposaient sans qu’on les eût invitées. Il était logique que cette génération laisse la place à une époque où tout était à reconstruire, même l’humour. Aujourd’hui, alors que la guerre et la mort nous menacent à nouveau, alors que les idéologies politiques et les cultes religieux se radicalisent, et où la neutralité ou l'indifférence en deviennent suspects, le témoignage littéraire, collectif ou individuel, de ces survivants du XXème siècle, qui ont brandi jusqu’à leur dernier souffle l'emblême de Rabelais, semble déjà moins daté, moins révolu, moins périmé, qu'il ya encore quelques années. On se surprend à rire et à apprendre beaucoup de cet humour amer mais positif, qui ne croit qu’à ce qui est bon, et qui se défie de tout ce qui est sacrificiel, au sacro-saint nom de la seule philosophie qui vaille, celle de l’abbaye de Thélème fondée par Gargantua, qui y grava au fronton cette clause intemporelle à toutes les règles humaines : « Fais ce que voudras ».     Quelques unes des meilleures illustrations du recueil :










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