top of page

LOUIS BOUSSENARD - « Le Fils du Gamin de Paris » (1909)



Louis Boussenard fut un monument de la littérature populaire des années 1880 à 1910. Quasiment oublié ici, il reste un grand classique en Russie, où depuis plus d'un siècle ses romans sont régulièrement réimprimés. Boussenard reste surtout notable pour un cycle de romans d'aventures exotiques, mettant en scène Friquet, dit "Le Gamin de Paris", sorte de Gavroche gouailleur imposant, souvent par la force, la ruse et la violence, son bon sens parisien et son génie français dans les pays du monde les plus reculés et les plus hostiles. On aurait tort cependant d'y voir une littérature nationaliste : Boussenard reflète l'esprit du jeune lectorat de son temps, assez ignorant sur tout ce qui était au-delà des frontières de la France, et naturellement enclin à penser que le pays où l'on est né est forcément le plus beau et le plus intelligent qui soit. Néanmoins, outre que les livres de Boussenard s'inscrivent désormais dans une condescendance coloniale dont la société actuelle fait repentance (Mort en 1910, Boussenard n'a pas eu le temps de prendre connaissance des premières contestations officielles de l'empire colonial), l'auteur lui-même a une tendance instinctive et décomplexée à considérer tous les indigènes comme une catégorie de bêtes fauves à deux pattes, que l'on peut abattre à loisir, et que l'on est tenu de respecter et d'épargner qu'à partir du moment où elles sont "domestiquées", et acquises à la civilisation française. Cette vision méprisante, - qui, soulignons-le, ne suscitait aucune espèce de débat en son temps - rend l'oeuvre de Louis Boussenard extrêmement compliquée à réimprimer de nos jours. Il n'en sera peut-être pas toujours ainsi, mais le lecteur curieux de découvrir cet immense romancier d'aventures devra passer sur bien des questions de principes, et arpenter les plus pointus des bouquinistes pour payer, souvent à prix d'or, cette littérature qui pourtant se voulait bon marché et accessible à tous. « Le Fils du Gamin de Paris » est une oeuvre extrêmement tardive de l'auteur, qui tentait alors de relancer, trente ans plus tard, son personnage de Friquet par le biais de son fils, Totor, autre incarnation gouailleuse de Friquet. Ce volume, rassemblant en fait deux récits publiés en feuilletons en 1908-1909, « Le Fils du Gamin de Paris » et « L'Archipel des Monstres », aux intrigues aussi simplistes qu'absolument semblables, devait être le premier volet d'un nouveau cycle. La mort en a décidé autrement, et les deux récits fondus dans ce roman demeureront les uniques aventures de Totor... C'est par une lettre à son père Friquet que Totor apprend au lecteur qu'il se trouve à bord d'un paquebot faisant le tour du monde. Surprenant un touriste américain battant un jeune mousse, Totor se lance avec lui dans une violente bagarre qui se termine sur le pont du navire. Là, une brusque lame de fond emporte les deux combattants qui basculent dans une mer démontée par la tempête. Rien ne semble pouvoir sauver les deux jeunes garçons d'une noyade forcée, mais heureusement pour eux, ils parviennent à surnager et sont déposés sur une plage déserte du sud de l'Australie. Oubliant leurs différends, les deux garçons sympathisent d'autant plus volontiers que le jeune américain Jimmy Stone est le fils d'un des plus gros industriels de la laine (Totor le rebaptise du surnom imagé de Mérinos, terme argotique désignant le mouton), et ce jeune millionnaire a pris l'habitude d'acheter chacun de ses désirs au prix le plus fort. Hélas, les quelques milliers de dollars qu'il a gardé sur lui, et qui n'ont pas trop souffert de la baignade, ne lui sont d'aucune utilité sur une terre déserte, hostile, au milieu d'une faune dangereuse, où seules l'ingéniosité et la prudence de Totor sont des gages de survie. Aux dangers de cette nature hostile et caillouteuse s'ajoute aussi la double menace des "bushrangers", une bande rassemblant une centaine de bandits pillards et meurtriers, écumant les terres sauvages, ainsi que de la police montée, chargée de les arrêter, et qui prend Totor et Jimmy pour des "bushrangers" eux aussi. C'est donc à une robinsonnade musclée et volontiers sanguinaire que Louis Boussenard nous invite dans une Australie rocheuse et inquiétante, dont néanmoins l'auteur dresse un portrait d'une grande érudition qui, même au XXIème siècle, émerveille et laisse pantois. Car, soucieux de pédagogie et conscient de l'effet immersif d'un paysage soigneusement décrit, Louis Boussenard s'arrête ponctuellement dans son récit trépidant pour se livrer à un cours accéléré de biologie, de géologie et de géographie, avec un indéniable instinct de ce qui peut intriguer un jeune lecteur. Ainsi, ses pauses pédagogiques non seulement ne nuisent pas à son récit, mais lui confèrent même en plus une certaine profondeur, qui, sur le plan narratif, lui fait assez grandement défaut. Car Louis Boussenard est un homme qui applique une recette très épicée pour faire oublier que sa cuisine n'a pas beaucoup de goût : « Le Fils du Gamin de Paris » ne repose véritablement que sur un mélange de courses-poursuites et de leçons de survivalisme. Peu de psychologie, peu d'évolutions, beaucoup de dialogues pêchus mais moyennement drôles : l'intrigue ici n'est qu'une succession de rebondissements, d'obstacles soudains, de dangers imprévisibles, de périls effroyables. Nos héros ne sortent d'une épreuve que pour tomber dans une autre, et ce marathon sanglant parvient néanmoins à nous bluffer jusqu'à la fin. « L'Archipel des Monstres » démarre peu de temps après que Jimmy et Totor aient rejoint la civilisation. Le jeune Américain a décidé d'exprimer sa reconnaissance à son ami français en lui offrant une nouvelle croisière autour du monde après celle qu'il n'a pu terminer. Il a donc fait l'acquisitation d'une immense navire, à peine plus petit qu'un paquebot, et pour lequel il a engagé tout un personnel qualifié. Il a également invité sa petite soeur, Nelly Stone, déjà très fascinée et très attirée par le jeune français. Totor est bien entendu ravi de cette invitation, mais comme le départ se fait un vendredi 13, il y voit un mauvais présage et se tient sur ses gardes. Bien lui en prend, car l'équipage embauché n'est en réalité qu'une bande de pirates sous le commandement du plus célèbre d'entre eux, Dick Seymour. Celui-ci a planifié l'enlèvement de Jimmy et Nelly Stone, afin d'exiger de leur père une rançon de plusieurs dizaines de millions de dollars. Il a néanmoins donné comme ordre d'exécuter Totor, dont la débrouillardise bien française pourrait être un obstacle redoutable à son plan. Traînant son inquiétude dans les coursives du bateau, Totor surprend une conversation entre deux mousses à son sujet, et décide qu'il est temps pour lui de quitter le navire. Alors que la mutinerie éclate et que Nelly est capturée par les pirates, Totor et Jimmy ont juste le temps de sauter hors du navire dans la mer. Après quelques brasses, ils échouent sur une petite plage déserte sur une île au nord de l'Australie. Et là, forcément, on se dit : "Non, il ne va pas quand même pas nous refaire la même histoire ?".... Et si ! Car Louis Boussenard est un sympathique escroc, qui ne craint pas le ridicule. Ayant copié son nouveau héros sur son précédent héros, il ne voit pas pourquoi il ne copierait pas aussi son nouveau récit sur celui qui précède. Nous voilà donc repartis pour un merry-go-round survivaliste, également en forme de course-poursuite, non plus contre les "bushrangers" et leur chef cruel, mais contre les pirates et leur chef cruel. Heureusement conscient de cette répétition et d'avoir épuisé tout le caractère réaliste de cette robinsonnade, Louis Boussenard reprend les mêmes personnages, mais pour leur faire vivre des aventures bien plus fantaisistes qui, au final, en représentent une variation inspirée, d'autant plus que l'imagination de l'auteur est parfaitement baroque : Ainsi, parvenant à construire un radeau, les deux jeunes garçons le transforment en hors-bord en balançant un lasso au cou d'une baleine (?), laquelle les traîne ainsi jusqu'en Polynésie. À nouveau échoué sur une île tellement déserte qu'il n'y a pas moyen d'y trouver des silex ou des branches suffisamment épaisses pour y faire du feu, Totor a l'idée ô combien biscornue de se diriger vers le cadavre encore frais d'un narval échoué sur la plage. Avec un couteau, il lui ouvre l'oeil, s'empare du cristallin, et se sert ensuite du cristallin de ce cétacé comme une loupe pour concentrer les rayons du soleil, afin d'enflammer un tas de brindilles. Enfin, cerise sur le gâteau, Totor se retrouvant emmuré vivant par Dick Seymour dans une caverne sans issue, à demi-immergée au pied d'un volcan, il découvre un bâton de dynamite oublié là (quelle négligence !), et décide de s'en servir pour faire sauter la paroi entre la caverne pleine d'eau et le volcan, afin de provoquer une éruption volcanique qui lui permette de fuir sa prison. Au final, l'éruption atteint une telle violence que le jeune homme est projeté à des centaines de mètres dans le ciel, et retombe presque indemne sur le pont du navire ou se trouvent Jimmy et Nelly. Bref, « L'Archipel des Monstres » relève bien plus du nanar avant l'heure, et ce second degré très subtilement assumé (le style narratif ne change pas entre les deux récits, seuls les évènements sont réalistes dans l'un, et absurdes dans l'autre) permet en fait à Louis Boussenard de nous faire avaler à peu près la même histoire à deux reprises, mais différemment tournée. Tout cela fait qu'on ne s'ennuie guère à lire ces deux histoires jusqu'au bout, tant Louis Boussenard excelle à relancer savamment l'attention à chacun des moments où elle pourrait baisser, et à changer de posture quand il est en danger de se répéter. Ceci étant dit, on ne peut quand même se dissimuler que l'auteur nous a grandement menés en bâteau tout du long de ses deux récits, et que son livre n'est qu'une vaste accommodation des restes, dans le cadre d'une recette appliquée un peu mécaniquement par un vieux briscard qui connaît toutes les bonnes ficelles, mais les manie avec plus de savoir-faire que de passion. « Le Fils du Gamin de Paris » n'en a pas moins pour autant le prestige d'un exercice de style littéraire, car précisément, les intrigues ne reposant quasiment sur rien, seul l'immense talent de conteur de Louis Boussenard parvient à faire relativement tenir debout cette histoire sans queue, ni tête, et presque sans rebondissements. Dans cet avant-dernier roman d'un plumitif sexagénaire qui n'a plus rien à prouver, Louis Boussenard met véritablement son art à nu, tirant peut-être une fierté personnelle de le faire jaillir d'une telle économie de moyens, et de parvenir ainsi à mener son lecteur par le bout du nez durant 400 pages d'enfumage narratif longuement éprouvé. Si certes on ne s'ennuie guère - ou si peu -, force est de constater que l'on referme ce roman avec la sensation tenace de s'être fait escroquer, mais aussi avec la satisfaction d'avoir été roulés dans la farine par un orfèvre de l'escroquerie littéraire, qui n'a pas négligé ces efforts pour nous jeter de la poudre aux yeux.

4 vues0 commentaire

Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating
Post: Blog2_Post
bottom of page