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LOUIS JACOLLIOT - « Voyage au Pays des Bayadères » (1873)


Grâce à l’essor du chemin de fer, la Belle-Époque fut véritablement la première période de l’Histoire de France où les citoyens, même les plus humbles, ne se sentaient plus obligés de vivre spécifiquement sur le coin de terre qui les avait vu naître. Pour peu qu’on soit patient (car le train Paris-Bordeaux mettait en moyenne 13h pour aller de sa gare de départ à sa gare d’arrivée), on pouvait véritablement aller travailler, vivre ou voyager dans n’importe quel point de France, mais on pouvait aussi bien plus facilement « monter à Paris » quand on avait de l’ambition, ou gagner très facilement des villes portuaires afin de s’embarquer, quand on voulait tenter l’aventure coloniale. Tout cela, bien sûr, n’était pas à la portée de toutes les bourses, mais dès lors que techniquement, cela devenait possible, on pouvait en rêver; et l’on se mit alors à rêver de ce concept vague, flou, plein de promesses mais désormais désuet : « les pays lointains ». C’est en effet un privilège de la fin du XIXème siècle que de cultiver des rêveries exotiques totalement imaginaires, nourries de quelques gravures, de quelques récits d’explorateurs, qui ébauchaient des pays mystérieux dont on savait peu de choses, - mais ce n’était pas ce que l’on savait qui était grisant, mais tout ce que l’on pouvait imaginait à leur sujet. Pourtant, au départ, d'ailleurs inspirée d’auteurs anglo-saxons qui restent les pionniers du genre (Edgar Poe, John Fenimore Cooper, Thomas Mayne-Reid), une littérature nouvelle, tournée vers la jeunesse, apparut dès les dernières années du Second Empire, révélant notamment Jules Verne, qui allait trouver un juste milieu entre aventures trépidantes et pédagogie instructive, puis quelques spécialistes du genre déjà plus nanardesques et racoleurs, comme Louis Noir, Louis Boussenard et Paul d’Ivoi, lesquels, jusqu’en 1914, se chargèrent d’alimenter en rêveries exotiques la première génération de la IIIème République. Mais, hélas, le fait même de vendre le rêve des pays lointains à un lectorat juvénile impliquait que l’on jette une voile pudique sur de nombreux sujets, y compris d’ailleurs politiques ou d’ordre spirituel. Néanmoins, un public adulte pouvait rêver de découvrir l’exotisme autrement qu’au travers de romans d’aventures trépidants. Bref, il manquait encore une littérature de tourisme et de sensualité, celle de Pierre Loti, qui n'allait pas tarder à faire son entrée, encore que Loti soit trop narcissique pour considérer les pays dont il parle comme quelque chose de plus que le décor grandiose de ses aventures amoureuses. Avant lui, c’est durant la première moitié ces années 1870 que beaucoup de littérateurs-voyageurs sont apparus, et ont su séduire un immense public, avant de connaître la disgrâce au XXème siècle, de par leur incompétence manifeste. Ces auteurs, en effet, n'étaient pas des explorateurs, ni des ethnologues : ils n'étaient que des touristes, et souvent des touristes mal renseignés, qui abordaient un nouveau pays sans pratiquement rien en connaître, et en repartaient avec l’impression d’avoir tout vu, et de pouvoir désormais en parler avec l’autorité d’un ambassadeur. Qui d’ailleurs aurait pu les amener à reconnaître leurs erreurs ou leurs partis-pris ? Il aurait fallu y aller voir soi-même… Parmi ces grands voyageurs graphomanes et francophones, qui tous ou presque, ont fini par tomber dans le roman-feuilleton quand leur heure de gloire fut passée, il faut en noter deux qui gagneraient à être redécouverts : Victor Tissot, grand défricheur de l’Europe Centrale, de l’Europe de l’Est et de la Russie, et Louis Jacolliot, dont l’abondante œuvre est presque exclusivement consacrée à l’Inde, au Sri Lanka et à l’Asie du Sud. Louis Jacolliot était un personnage aussi irritant que proprement extraordinaire. Ce natif de Saône-et-Loire, aussi charolais que le bœuf du même nom, incarne tout à fait le type même de l’écrivain-touriste : né loin de la mer, tombé assez jeune dans la fonction publique pour répondre aux soucis casaniers et pense-petit de ses parents, Louis Jacolliot est venu aux voyages par hasard, et sans qu’il s’y attende. D’abord avocat sous Napoléon III, il est nommé juge d'instruction en 1865 dans le district des comptoirs français de l’Inde du Sud, à Pondichéry. Mais de par sa fonction même, il voyaga beaucoup dans toute l’Inde du Sud, au Sri Lanka, ainsi que dans les pays méditerranéens et orientaux qui se trouvaient sur le trajet maritime qui le menait de Marseille à Pondichéry. Louis Jacolliot a principalement exercé en Inde jusqu'à la chute du Second Empire. On ne sait trop comment il fut reclassé dans l’administration de la IIIème République, mais le succès de ses livres lui permit probablement de rester administrateur colonial des comptoirs français – sinon à plein temps, au moins en missions ponctuelles – jusqu’à l'âge de la pré-retraite, où il devint maire d’une petite ville de Seine-et-Marne, mandat durant lequel il mourut à seulement 52 ans. Jacolliot était juge, mais il ne faut pas en déduire un seul instant que c’était un homme sérieux : on a même probablement jamais vu un juge aussi doué en erreurs de jugement. Louis Jacolliot n’était pas uniquement un touriste colonial : c’était un théoricien mystique et farfelu, volontiers féru d’occultisme et prêtant foi aux légendes des continents engloutis, comme l’Atlantide, la Lémurie, le continent de Mu, ou le prétendu monde souterrain de Shambala. Eut-il vécu un siècle de plus qu’il se serait parfaitement retrouvé dans les théories de Georges Gurdjieff ou dans les élucubrations du « Matin des Magiciens » de Jacques Bergier et Louis Pauwels. Néanmoins, c'est précisément cette incroyable absence de discernement dans une culture, entre son histoire, son folklore, ses légendes et son mysticisme, expliquée par un personnage bougon, râleur et soupe au lait, qui donne encore aux livres de Louis Jacolliot un charme poétique, à la fois amusant et attendrissant. Le caractère entier, les idées fixes, de cet auteur qui se répète beaucoup, sa misanthropie farouche et son attendrissement bêta pour les jeunes filles et les animaux, nous le font apparaître à nos yeux comme un doux dingue, sympathiquement imprévisible. Louis Jacolliot est certes volontiers condescendant avec les indous et leur civilisation, mais il l’est encore plus avec les Français, avec les Portugais (premiers colons de Ceylan), et surtout avec les Anglais, envers lesquels il éprouve une haine profonde qui lui inspire bien des portraits cocasses et des bons mots. Enfin, Louis Jacolliot a ce caractère si profondément gaulois de l’obsédé sexuel qui ne s’assume pas, qui passe son temps à décrire la nudité gracieuse des jeunes indoues, mais àl'entendre, seulement pour des questions esthétiques, picturales ou sculpturales, totalement désincarnées. Il tient bien à nous souligner à quel point il ne profite jamais des nombreuses occasions qui lui sont offertes, occasions qu’il a pourtant assez souvent recherchées, et dont il juge utile de noircir des pages jusqu’à épuisement pour nous en expliquer les tenants et les aboutissants.  « Voyage au Pays des Bayadères » (1973) ouvre justement un cycle intitulé « Les Mœurs et les Femmes de l’Extrême-Orient », un titre d’autant plus frappant que l’Inde ne fait pas du tout partie de l’Extrême-Orient, lequel rassemble en réalité les pays asiatiques à partir de la Birmanie, descendant vers l'Indonésie, la Malaisie et les Philippines, et remontant jusqu’à la Chine et la Russie orientale. Dès la page titre, on peut déjà se faire une idée très précise des compétences de l’auteur. Dans l’esprit de Louis Jacolliot, les mœurs et les femmes ne vont pas les unes sans les autres, et très logiquement, ce livre ne manque certainement pas de femmes aux mœurs très libérées, lesquelles fournissent à l’auteur de nombreuses occasions de tempérer contre les femmes occidentales coincées ou même contre les critères européens de beauté féminine. Pourtant, ce « Voyage au Pays des Bayadères » commence de façon très chaste et très aventurière; Louis Jacolliot narre son voyage presque depuis le départ, en commençant par Suez, ville égyptienne située à la pointe nord de la Mer Rouge, où l’auteur va s’embarquer pour Ceylan (aujourd'hui le Sri-Lanka), avec son fidèle domestique africain Amoudou, grand amateur d'alcool et de femmes, et quelques autres fonctionnaires fraîchement nommés au comptoir de Manille. Les choses se compliquent lors d’une escale prolongée à Aden, au Yemen. On va y admirer des danseuses à demi-nues dans des cabarets interlopes, et on se retrouve à faire une virée avec des brigands des montagnes, aux environs de Mokha, et voilà que ces derniers assassinent les collègues de l'auteur pour leur voler leurs armes. Très affecté, Louis Jacolliot décide finalement d'écourter son séjour au Yemen, et de repartir immédiatement pour Ceylan, à Colombo. Enfin, il remonte sur Pondichéry, avant de retourner à nouveau à Ceylan, à Trinquemalay, puis aux environs de Jaffna. Le récit s’achève alors que Louis Jocolliot se dirige à nouveau vers l’Inde, avec l’idée d’aborder à Nagapattinam. Malgré ce trajet bien balisé, il n’est pas si facile de suivre les aventures de Louis Jocolliot. Comme beaucoup d’occidentaux qui furent les premiers à visiter des pays lointains, il cite le nom des lieux et des villes tels qu’il les a compris à l’oral. Ainsi, par exemple, cette ville de Nagappatinam, il la désigne sous le nom de "Negapatam", ce qui n’est pas tout à fait la même chose. De même, le curry devient sous sa plume du "karry", Krishna est rebaptisé "Christna" et même les bungalows sont des "bengalows". D'où l'extrême difficulté de se faire une idée claire du trajet de Louis Jacolliot, d'autant plus que ces parcours ne semble avoir qu'un objectif ludique et arbitraire, et qu'il est souvent ponctué par des changements de direction imprévus, ou des retours sur des lieux déjà visités. Beaucoup d’erreurs aussi sont flagrantes sur les personnages de la mythologie bouddhiste et sur certaines coutumes indoues qui semblent plus proches, à ce qu’il en rapporte, des coutumes musulmanes. Louis Jacolliot se mélange les pinceaux, et son lecteur plus encore. Mais évidemment, on avait déjà compris qu’il ne faut pas accorder trop d’importance à l'aspect documentaire des ouvrages de Louis Jacolliot : ils témoignent surtout de ce qu’il croit avoir vu et de ce qu’il pense avoir compris. Certaines anecdotes semblent aussi fort imaginaires, tant elles semblent délirantes. Louis Jacolliot se prend de passion pour les éléphants d’Asie, et leur prête une intelligence bien trop humaine, leur faisant accomplir des calculs, des raisonnements, des réactions concertées. Heureusement, les enthousiasmes arbitraires de Louis Jacolliot, comme ses nombreuses colères envers la façon anarchique – à ses yeux – dont vivent les autochtones, ont quelque chose de définitivement comique, qui n’est pas sans préfigurer « La Féérie Cinghalaise » (1926) et sa suite, « Nous Avons Fait un Beau Voyage » (1930), eux aussi situés au Sri Lanka et en Inde, que Francis de Croisset écrira un demi-siècle plus tard, - à la différence près que le comique de Francis de Croisset est volontaire, alors que celui de Louis Jacolliot ne l’est pas. Enfin, Louis Jacolliot, pour un homme de son époque, écrit assez mal, avec parfois des tournures de phrases singulièrement malhabiles. Son livre ressemble moins à un récit de voyage qu’à la transcription d’une conférence qui reproduirait les hésitations, les digressions, les oublis, et les répétitions du conférencier. Louis Jacolliot se relisait-il avant d’envoyer ses manuscrits ? Rien n’est moins sûr, mais cette narration souvent instable reflète avec une grande fidélité les hauts et bas émotionnels de Louis Jacolliot, face aux surprises de ses rencontres ou des émotions qu'elles lui inspirent. Cependant, il faut noter que les descriptions de paysages et de corps féminins lui inspirent des passages lyriques et envolés d’une grande beauté, même s’il faut aussi y voir la préoccupation strictement esthétique d'un homme qui regarde un peu trop son environnement comme s’il s’agissait d’un tableau. C’est assez ironique dans le sens où, au début de son volume, Louis Jacolliot fustige les grands écrivains de l’école romantique (Lamartine, Théophile Gautier, mais aussi son contemporain Louis Reybaud et son « Jérôme Paturot », pourtant ouvertement caricatural), qui ne perçoivent l’Orient que d’une manière fantasmée, faute, - à part pour Gérard de Nerval -, d’y être véritablement allés. Louis Jacolliot, lui, s’y est rendu, mais comme il n’y voit que ce qu’il veut voir, au final, il ne fait que fantasmer l’Orient sur place au lieu de le faire à Paris. On l’aura compris, Louis Jacolliot est un aimable fumiste qui ne tourne autour de l’Inde et du Sri Lanka que pour en venir enfin, pour des raisons très lubriques, aux bayadères, que l’on désigne aujourd’hui de leur nom originel, « Devâdasî », danseuses des temples, auxquelles Louis Jacolliot prête une liberté sexuelle débridée, en réalité propre aux petites danseuses de french-cancan à Pigalle qu’il devait bien mieux connaître.  Malgré toute cette fumisterie plus ou moins assumée, « Voyage au Pays des Bayadères » n’en est pas moins un récit extrêmement plaisant à lire, et il faut reconnaître que, comme chez son confrère Victor Tissot, Louis Jacolliot sait embarquer son lecteur dans ce qui est finalement une collection irisée de cartes postales, voire – bien que ce soit anachronique – dans ce qui serait sa bande dessinée à lui, dont il serait le héros. Son Inde n’est pas vraiment l’Inde, son Ceylan n’est pas non plus le Sri Lanka : ce ne sont que des rêveries poétiques et incongrues que ces deux pays lui inspirent, et qui se révèlent pourtant troublantes, en dépit de leur parfum de scandale – ou peut-être grâce à ce parfum de scandale. Louis Jacolliot enchaîne des histoires, des anecdotes, des impressions, qui sont celles d’un écrivain passionné, tellement passionné par son sujet qu’il renâcle à l’idée de le traiter avec réalisme. En ce sens, Louis Jacolliot est un véritable « orientaliste décadent », dont le seul tort est peut-être d’avoir présenté ses livres comme des récits authentiques de voyages. D’ailleurs, Louis Jacolliot insiste ponctuellement sur l’authenticité de ce qu'il raconte. Il sent bien qu’on ne le croira pas facilement, mais il jure d’avoir vu de ses yeux l’anecdote qu’il va nous raconter. En réalité, quand il écrit cela, c’est presque comme s'il avouait qu’il va mentir, car voilà ! Il a trouvé un si beau mensonge à raconter qu’il ne peut vraiment pas le garder pour lui ! C’est peut-être cela, le système Jacolliot : ce que l’auteur voit des pays qu’il traverse lui inspire des visions poétiques, érotiques ou simplement impressionnantes, à côté desquelles la réalité fait pâle figure, et son livre devient un recueil prétendument érudit de ces visions personnelles. Pourquoi pas, au final ? Quelque part, la littérature y gagne ce que l’ethnologie y perd, mais encore une fois, pourquoi ne pas avoir fait comme Pierre Loti, c’est-à-dire avoir ouvertement oeuvré dans le roman, dans la fiction ? Alors que ce pauvre Louis Jacolliot, sans doute honteux de se montrer si soumis à son imagination, en est réduit à surjouer maladivement, et tour à tour : l’expert indianiste, le voyageur blasé, le civilisé rationnel, le juge d’instruction hautement moral, l’esthète en vacances, jusqu’à en devenir risible et pathétique... Cependant, il est sans doute plus facile aujourd’hui de remettre en question le travail de Louis Jacolliot qu’il y a un siècle et demi, à l’époque où ses livres, publiés chez Dentu, - éditeur populaire mais volontiers racoleur -, séduisaient d’instinct un public qui n’aurait même pas pu situer l’Inde ou Ceylan sur une mappemonde. Ce « Voyage au Pays des Bayadères » n’avait d’autre but que de faire rêver un lectorat sans illusions, et donc sans rêves. Louis Jacolliot apportait à ses lecteurs ses propres rêves, dont il avait pu, sur place, mesurer la haute qualité. Et même s’il n’est plus possible aujourd’hui d’en être dupe, il y a encore dans ce livre insolite, pour peu qu'on s'y laisse entraîner, de quoi faire rêver, de quoi rire et s’amuser, et de nombreuses occasions de tirer de cette lecture une satisfaction totalement infantile. Voilà tout le paradoxe littéraire qui fait qu’un ouvrage qui, sur tous les plans, est bourré de défauts et de mensonges, n’en est pas moins un excellent livre qui vous laisse un souvenir très agréable, et une envie honteuse, presque inavouable, d’en lire d’autres de cet auteur, pour retrouver comme lui ce plaisir d'enfant, celui d'inventer des histoires, sans lequel il n'y aurait peut-être jamais vraiment eu de littérature.   Les 8 gravures réalisées par Édouard Riou, illustrant le livre, ici colorisées via l'application Palette.










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