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LOUIS ÉNAULT - « L’Amour en Voyage » (1860)


Esthète raffiné, helléniste reconnu et homme de lettres érudit, Louis Énault fut un des talents les plus charmeurs et les plus élégants du Second Empire. Marié à la peintre académique Alix-Louise Énault, il incarna l’un des couples les plus glamours d’une époque alors florissante sur le plan économique comme sur le plan des arts. S’adressant principalement à un lectorat féminin, Louis Énault fut extrêmement prolifique, avec plus de 70 romans qui connurent un immense succès sous le Second Empire. Né en 1820 et mort en 1900, Louis Énault fut véritablement un homme du XIXème siècle, un écrivain accompli et reconnu, témoin de son temps. Grand romantique, il parle surtout d’amour, et plus particulièrement d’histoires d’amour internationales. Il faut croire que ce Normand, marié avec une Normande, entretenait des rêveries à peine voilées de femmes lointaines, dont les charmes et les sensualités, différentes de ceux des femmes françaises, seraient comme des paysages inconnus et fascinants.   Ce romantisme cosmopolite – mais pas forcément exotique, Louis Énault avait un goût prononcé pour les femmes nordiques, slaves ou saxonnes, sans pour autant dédaigner les autres – est servi par une écriture douce et alanguie, qui se focalisait beaucoup sur l’éveil d’une passion amoureuse, tant chez un homme que chez une femme, qu’il décrivait avec beaucoup de finesse et de poésie, mais sans se départir pour autant d’un certain réalisme, ce qui l’empêcha de sombrer tout à fait dans la niaiserie. Car c’est tout l’intérêt des romans de Louis Énault : on est loin du mélo sirupeux pour concierges. Il y a là une flamme romantique d’une grande délicatesse, tout en étant nimbée d’une sensualité érotique habilement suggérée, mais jamais explicite, tant les sentiments amoureux donnent des ardeurs naturelles que l’on ne saurait décourager ou trouver indécentes. Tout cela fait de Louis Énault, en apparence, un écrivain convenable pour jeunes filles bien éduquées, mais qui distille subtilement un hédonisme sensuel qui est selon lui l’aboutissement logique de l’amour vrai. Louis Énault a principalement écrit des romans, mais son œuvre inclut également un certain nombre de nouvelles, de contes, et de récits intermédiaires, qui sont difficiles à catégoriser, quelque part entre la longue nouvelle et le court roman, et que l’on retrouve assemblés par trois ou quatre dans des volumes de 300 pages, certains récits étant d’ailleurs repris dans plusieurs recueils, témoignant sans doute de la demande d’un public fervent que, malgré sa grande productivité, Louis Énault peinait à satisfaire. « L’Amour en Voyage » (1860) fait partie de ces quelques recueils de longs récits qu’affectionnait Louis Énault. Il inclut un court roman, de 172 pages, « Carine », suivi par un second mini-roman de 131 pages, « Rose », et d’une longue nouvelle épistolaire d’un peu moins de 50 pages, « La Bourgeoise de Prague ». « Carine » est assurément le morceau de roi de ce recueil. L’action se passe intégralement à Göteborg, en Suède, durant l’année 1856. Marius Dangrade est un jeune homme originaire de Marseille, dont le père, célèbre armateur, s’inquiète fortement de sa tendance à une indolence paresseuse. En réalité, Marius est surtout un artiste bohème, qui veut devenir peintre, ce qui ne fait pas les affaires de son père, qui espère bien que son fils reprenne l’affaire à sa mort. Il décide donc de l’éloigner de Marseille, où les tentations de paresse sont nombreuses, pour l’envoyer chez un négociant de Suède, recommandé par un ami consul, Karle-Johan Tegner, lequel a précisément une fille à marier, la jolie et brune Elfride. Malheureusement, outre que Marius préfère les blondes – et à quoi bon aller en Suède, si ce n’est pas pour y tomber amoureux d’une blonde ? -, le jeune garçon, peu préoccupé par sa libido, voit surtout dans cette opportunité l’occasion d’étudier, au niveau pictural, des nouveaux paysages, uniformes et granitiques, dont le dénuement lui paraît, à lui, le méditerranéen passionné de garrigues, une vision tout à fait exotique. Marius est si heureux de se retrouver en Suède, qu’il ne se demande même pas pourquoi la délicieuse famille des Tegner le reçoit aussi cordialement, sans rien attendre de lui en contrepartie. Nourri et logé, le garçon s’entend à merveille avec toute la famille, y compris avec Elfride elle-même, qui ne dissimule pas sa grande attirance pour Marius, lequel est sensible à cet hommage, mais ne semble que modérément désireux d’y répondre. Très vite, Marius découvre que les Tegner ont un secret. Il y a une quatrième personne dans la famille, Carine, la cousine d’Elfride, qui semble fuir absolument toute vie sociale et souffrir d’une tare psychologique. Bien que fort discret sur ce sujet, Marius découvre par hasard cette Carine un après-midi, alors qu’elle cueille des fleurs dans le jardin familial sans se rendre compte qu’elle est observée. C’est une fort jolie jeune fille, blonde comme les blés, avec des yeux bleus clair comme on en trouve que dans ces pays-là, mais qui dégage une tristesse et une méfiance anormales. Marius est immédiatement séduit par cette jeune femme en détresse. Il va tenter de se faire aimer de Carine, notamment en laissant bien en vue dans le jardin un fort joli portrait d’elle qu’il a peint de mémoire. Petit à petit, émue par l’attention du jeune homme, Carine accepte de discuter avec lui, et même de venir dîner le soir avec le reste de la famille, ce qu’elle n’avait pas fait depuis des mois. Toutefois, la jeune femme demeure secrète, évite de regarder ses interlocuteurs dans les yeux, ni d’expliquer quoi que ce soit concernant son attitude misanthrope. Car il s’agit bien d’une attitude, conséquence d’un traumatisme personnel, que l’on jugerait aujourd’hui bien dérisoire et désuet. C’est par un ami de la famille, de passage, que Marius apprendra l’histoire de Carine. Un an plus tôt, elle était follement tombée amoureuse d’un garçon qui, tout en promettant de l’épouser, avait obtenu d’elle qu’elle se donne à lui, avant de l’abandonner en se moquant cruellement d’elle. Carine avait failli en devenir folle, car elle pensait que l’on n’aimait qu’une seule fois, et donc que sa vie, à 17 ans, était déjà gâchée. Marius, par sa douceur, sa patience, son attention de chaque instant, sa simplicité et sa décomplexion toute latine, a su faire fondre le blog de glace dont Carine avait entouré son cœur, qu’elle pensait mort à tout jamais. Marius lui déclare alors sa flamme, et lui demande sa main, ce à quoi Carine consent bien volontiers. Une fois les deux tourtereaux mariés, ils partent s’installer à Marseille, où le climat est bien plus propice à l’amour fou. Malgré la quasi-totale absence d’action, le récit n’étant qu’un long apprivoisement de la sauvageonne Carine, malgré même le côté totalement dépassé de cette intrigue, ce roman lumineux, positif, sentimental à souhait, est tellement plaisant et attendrissant qu’on le termine avec le regret que cela soit si court. Car une fois encore, la beauté du style, la poésie absolue de l’écriture permettent à l’auteur de signer une œuvre de qualité qui échappe au ridicule. Les portraits psychologiques des personnages sont plus fouillés, plus paradoxaux, qu’on ne s’y attendrait, même si, en dehors du premier fiancé indélicat, tous les individus rayonnent ici d’une immense bonté d’âme et d’une grande sincérité de cœur. Même Elfride cède facilement son promis français à sa sœur cadette, pour laquelle rien n’est trop beau, surtout s’il s’agit d’un homme qui la sauve de la folie. Ce roman peut être lu comme une fable ou une métaphore. Carine, au fond, c’est la Suède : elle est inaccessible, elle affiche une froideur hostile, mais elle est incroyablement belle, et ne demande qu’à se réchauffer au contact de ceux qui l’aiment telle qu’elle est. Récit à la fois charmant et intelligent, hymne au « mens sana in corpore sano », si peu en faveur à notre époque, « Carine » est une bonne initiation à l’univers hédoniste et apaisant de Louis Énault. « Rose » est déjà bien moins positif. Le récit se déroule presque intégralement à la maison Bienassis, une pension de famille située à Pau, dans le Béarn (aujourd’hui les Pyrénées-Atlantiques), principalement fréquentée par des touristes français ou étrangers. Au XIXème siècle, les Pyrénées sont une destination très appréciée, car on y trouve des villes d’eaux, des lacs, les rivières, et des montagnes chargées d’histoire qui font rêver bien des gens. Beaucoup d’écrivains, français mais aussi anglais, affectionnent cette région encore très rurale, pour ne pas dire sauvage, mais qui est parmi les premières à être desservies par une ligne de chemin de fer. Les Pyrénées sont généralement une destination choisie, soit pour des raisons de santé, soit pour un dépaysement total. Ce dernier aspect en fait une région privilégiée pour les rencontres entre amoureux, comme refuges de couples adultères ou pour les voyages de noces des jeunes mariés. Précisément, c’est à la maison Bienassis qu'un jeune patricien précocement ruiné, Georges d’Arcy, a réservé une chambre pour quelques mois en attendant que le rejoigne une aristocrate britannique, plus fortunée que lui, et qu’il projette d’épouser, Lady Flora Marwell. Ce séjour idyllique dans une région superbe est censé préluder leurs fiançailles. Georges d’Arcy est un jeune homme qui sent la trentaine approcher, mais qui a trop usé et abusé des plaisirs de la vie, jusqu’à y flamber déjà tout son patrimoine. Soucieux à la fois de s’établir par un mariage et de faire en sorte que cette union lui permette de retrouver un minimum son niveau de vie, Georges d’Arcy a jeté son dévolu sur Flora Marwell, qui est plutôt jolie, mais dont il va découvrir jour après jour le tempérament de mégère. Agressive, nerveuse, jalouse, férue d’équitation, et de ce fait, se promenant en permanence avec une cravache qu’elle agite de façon menaçante, Flora Marwell ne cache rien à son futur époux de l’existence pénible qu’elle lui prépare. Stoïque et philosophe, Georges d’Arcy tente de se résigner à son futur rôle de mari harcelé, et fait bonne figure. Mais si Georges passe les journées en randonnée avec sa Flora, ses matinées et ses soirées se passent à la pension, où il est servi par Rose, la nièce de Mme Bienassis, une toute jeune adolescente fort émue d’avoir un beau monsieur avec un nom à particule dans ses murs, et qui le regarde d’un air enamouré, avec les joues rougissantes. D’abord amusé par la passion si peu dissimulée de cette fille espiègle âgée d’à peine 20 ans, Georges d’Arcy finit par s’émouvoir sincèrement du dévouement de Rose, qui va même jusqu’à le soigner et à le veiller toute une nuit, alors qu'il a attrapé un rhume enfiévré. Plus ses journées avec Flora sont maussades et ennuyeuses, plus les moments passés avec Rose sont délectables. Seulement voilà, il y a là un choix difficile à faire. Son cœur aspire à Rose, en dépit de son absence de noblesse ou d’éducation. Rose, c’est la petite femme adorable et dévouée, dont chaque homme rêve secrètement. Mais avec Rose, il y aurait une existence bien modeste et bien désargentée à vivre, tandis que si Flora est une créature odieuse, elle lui redonnera cependant le statut et la fortune qu'il est en passe de perdre. Georges peine à choisir, mais il n’aura pas à le faire : l’instinct féminin est souverain, Flora a commencé à se rendre compte que son fiancé avait la tête ailleurs, et se montrait bien trop empressé, dès la fin de l'après-midi, de rentrer à la pension. Flora va vite comprendre la séduction qu’exerce la petite Rose sur Georges, mais elle réalise aussi que la faiblesse de caractère de son promis lui assure, à elle-même, un bien grand pouvoir sur Georges, qu’elle ne désire réellement que pour en faire son esclave et son souffre-douleur. Flora lui met donc le marché en main : ou ils quittent l’hôtel ensemble, afin de se rendre immédiatement en Angleterre pour y officialiser leurs fiançailles, ou elle part seule, et Georges ne la reverra jamais. Georges se montre lâche et apeuré par cette mise en demeure, il consent, et part avec Flora sans avoir même pris le temps de dire au revoir à Rose. Celle-ci découvre la fuite de Georges le soir même, et sombre dans un chagrin immense, dont elle ne se remet pas. Après avoir vainement cédé à ses amies, qui lui ont présenté un jeune paysan du coin désireux de la marier, Rose disparait brusquement un matin, et nul ne l'a plus jamais revue. « Rose » se termine donc dramatiquement, contrairement à « Carine », et relève d’un réalisme plus cruel, même si là aussi, l’extrême qualité de la narration et des portraits psychologiques envoûte rapidement le lecteur (ou plutôt la lectrice) jusqu’à ce qu’il ou elle en vienne, comme Rose, à rêver de ce qui ne peut exister, à savoir de la romance entre un aristocrate et d'une fille du peuple, qui hélas ne peut survivre aux différences des classes sociales et des valeurs qu'elles incarnent. Et pourtant, indéniablement l’amour était là, souverain, mais l’auteur rappelle ainsi qu’un grand amour demande beaucoup de courage et de sacrifices, et Georges d’Arcy n’est pas digne, en ce sens, d'être aimé à la folie. Enfin, « La Petite Bourgeoise de Prague » est un assez classique récit épistolaire entre deux amis d’excellentes familles, Maxime, qui est en France, et Camille, qui séjourne à Prague. Lors d’une soirée à l’opéra de Prague, Camille s’aperçoit que sa voisine de loge est plus que charmante. Il l’aborde, il la raccompagne chez elle après le dernier acte, finit par obtenir l’autorisation de revenir lui présenter ses hommages, et rentre à son hôtel fort enthousiaste. Adèle lui fait, dès le lendemain, la surprise de lui rendre visite elle-même. C’est le début d’une romance amicale et complice, qui restera néanmoins platonique entre le jeune français, véritablement sous l’effet d’un coup de foudre, et la mystérieuse petite bourgeoise de Prague, au prénom étrangement français, qui souffle le froid et le chaud, au fur et à mesure que, totalement conquis, Camille se montre de plus en plus déclaratif. Au final, prise au piège de l’amour, Adèle décide de quitter Prague après avoir envoyé une lettre d’adieu déchirante à Camille. Celui-ci, épouvanté, fonce en courant chez Adèle, en espérant la trouver avant qu’elle soit partie. Mais de son côté, prise de remords, Adèle a hélé un fiacre et s’est fait conduire à l’hôtel où réside Camille. Lorsqu’on lui annonce qu’il est sorti, elle y voit un signe du destin qui lui signifie qu’elle doit impérativement rompre cet amour naissant. Elle laisse donc à l’attention de Camille un courrier qui va lui ravager le cœur, où elle le remercie de ne pas avoir été là, car s’il avait été dans sa chambre, elle lui aurait peut-être déclaré son amour, ce qui eût été déraisonnable. La forme épistolaire du récit permet à l’écrivain d’entretenir une certaine ambiguïté, d’autant plus que les brèves réponses de Maxime expriment une méfiance dubitative : cette Adèle ne serait-elle pas une élégante ayant un goût pour la comédie, et s’étant amusé à rendre Camille amoureux pour pouvoir s’amuser à le tourmenter ? Camille ne peut y croire, mais au final, Adèle disparaissant pour de bon, l’incertitude demeurera sur sa sincérité, chaque lettre ne reflétant que les convictions arbitraires de ceux qui les écrivent. « Camille », « Rose » et « La Bourgeoise de Prague » sont donc trois récits sans rapport l’un avec l’autre, mais qui racontent une histoire similaire, et donc reflétant une thématique bien précise : l’évolution progressive des sentiments amoureux lors d’un rapprochement entre deux personnes, dont un homme qui est « en voyage » - ou plus exactement séjourne dans une région ou un pays inconnu -, et une femme qui est une habitante locale, et dont la personnalité reflète, d’une certaine façon, le lieu où elle vit : froide en Suède, chaleureuse à Pau, mondaine à Prague. La première et la plus longue de ces histoires se termine bien, les deux autres se terminent mal. Est-ce à dire que les amours cosmopolites ne marchent qu’une fois sur trois ? C’est possible, mais il me semble que le but ici est surtout de faire le portrait de trois passions semblables, relativement réciproques quoique induites par une situation insolite, et contrariées par un contexte bien précis, qui fait que les deux amants ne peuvent envisager un avenir ensemble, de par leurs différences culturelles ou sociales. Notons que si Marius et Carine concrétisent leur amour, Marius ramène sa femme à Marseille afin que ce soit elle, et non plus lui, qui soit la personne étrangère. Peut-être Louis Énault a-t-il voulu suggérer que l'homme en voyage doit ramener la femme dans son propre univers pour que l’amour s’y épanouisse mieux ? Toujours est-il que ce recueil est fort agréable à lire, d’une très grande finesse, et d’un romantisme délicat et vaporeux, qui séduira toutes les âmes sensibles et tous les esthètes pâmés, s’il en reste encore en ce siècle.   

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