

Auteur aujourd’hui totalement oublié, Léon Duvauchel fut l’une des figures marquantes de la Picardie, durant la deuxième moitié du XIXème siècle, bien qu’il soit né et décédé à Paris. Il passa d’ailleurs une partie de sa jeunesse dans le Paris du Second Empire finissant, bien que sa vie dans la capitale nous soit peu connue. La seule chose qui semble certaine, c’est que Léon Duvauchel se passionna pour la Picardie dès 1876, et se fixa définitivement en 1891 dans la petite ville de Saint-Jean-aux-Bois, dont il devint conseiller municipal. On ignore de quoi il vécut exactement avant cela, n’ayant laissé qu'une petite dizaine d'ouvrages, la plupart d’inspiration poétique et rustique, dont principalement quatre romans, « La Moussière » (1886), « Le Tourbier » (1889), « M’zelle » (1895) et « L’Hortillonne » (1897). Il semble avoir été aussi peintre et illustrateur à ses moments perdus. Léon Duvauchel s’était marié très jeune avec une cousine germaine, dont il eût une fille, Jeanne, qui disparut prématurément à 41 ans. Duvauchel lui-même s’éteignit à seulement 54 ans d’une longue maladie, qui ralentit considérablement sa production littéraire durant ses dernières années. De par son investissement local qui l’éloigna définitivement du monde des lettres, Léon Duvauchel nous reste encore terriblement inconnu, y compris en Picardie où, malgré tout, de temps à autres, on lui rend hommage par le biais d’un article ou d’une exposition. Les défuntes éditions du Trotteur Ailé rééditèrent en 2008 « La Moussière » et « Le Tourbier » dans une indifférence quasi-générale. Et pourtant, Léon Duvauchel était un écrivain de grand talent, dont le style précieux, raffiné, empreint de psychologie, annonçait l’œuvre de Marcel Proust avec plus de vingt ans d’avance. On lira un peu partout, y compris sur Wikipedia qui donne pourtant rarement dans des erreurs aussi grossières, que Léon Duvauchel était lié à l’école naturaliste. Il n’en est évidemment rien. Léon Duvauchel puisait ses racines littéraires à la fois dans George Sand et dans l’école parnassienne, à laquelle on peut admettre qu’il appartient marginalement, ayant été exclusivement publié chez Alphonse Lemerre, l’éditeur du « Parnasse Contemporain ». Duvauchel était en un poète bien plus qu'un romancier, mais un poète de la ruralité, et c’est peut-être son amour de la nature picarde, sa vision sublimée des petites gens de la campagne, qui ont généré un malentendu chez ses biographes entre les mots "nature" et "naturalisme". Il n’y a rien de cru ou même d'âprement réaliste chez Léon Duvauchel, même si ses personnages évoluent dans un décor réaliste et ordinaire – là aussi à la manière de George Sand. Gageons que s’il n’avait pas décidé de ne plus bouger de sa Picardie, Léon Duvauchel aurait parfaitement eu sa place sur le célèbre tableau de Paul Chabas, représentant les poètes parnassiens en week-end chez Alphonse Lemerre, à Ville d’Avray. De même, on trouvera assez souvent chez Léon Duvauchel ces audaces rhétoriques et ces méthodes très personnelles de narration que l’on rencontre souvent chez les poètes qui s’essayent au roman, et qui se sentent vite emprisonnés dans l’académisme des phrases. Rien que par son titre, « M’zelle » marque déjà un pas de côté par rapport à ce qui se faisait comme titre de roman, spécifiquement à une époque où les résumés au dos des livres n’existaient pas, et où l’on achetait généralement un roman sur son titre, ou sur la réputation de son auteur. Par ailleurs, « M’zelle » est-il réellement un roman ? Oui et non. C'est un récit, mais l’écrivain se tient ici dans une forme contextuelle assez libre, qui tient par moments du journal intime introspectif, et à d’autres moments, d’un roman d'amour à l’eau de rose. Comme Léon Duvauchel l’explique dans sa préface, « M’zelle » est un roman écrit pour sa fille, ou plus exactement, pour sa fille quand elle sera adulte, exercice bien plus périlleux car il n’est pas facile de deviner comment sa progéniture va grandir. Alors qu'elle n'avait que 5 ans, Léon Duvauchel s’est vu demander par sa fille qu’il lui écrive un livre spécialement pour elle. L’auteur ne s’est pas illusionné sur le simple besoin d’attention que signifiait cette demande, mais il lui a plu de relever le défi. Cependant, se sentant peu doué pour écrire un vrai livre pour enfants, il a finalement décidé d’écrire un roman initiatique que sa fille lirait à l'adolescence. De par ce contexte particulier, « M’zelle » est un livre radicalement différent des autres romans de Léon Duvauchel, déjà parce qu'il ne se situe pas en Picardie mais à Paris, dans un milieu bourgeois et lettré, avant de se délocaliser dans une ville imaginaire cossue de grande banlieue, Le Mesnil-sous-Bois, probablement inspirée par une ville assez isolée des Yvelines, appelée Le Mesnil-Saint-Denis. L’auteur prête ses traits à Paul Vincenot, fonctionnaire parisien, veuf depuis quelques années, et qui élève sa fille, Berthe, âgée d’à peine cinq ans, et qui va donc entamer sa scolarité. C’est un moment d’angoisse pour Paul, car il redoute ce premier pas de sa fille dans un monde extérieur dont il s’exagère volontiers l’hostilité. Néanmoins, les premiers mois d’école de Jeanne se passent plutôt bien, et la petite Berthe obtient même dès le départ de très bonnes notes, et s’entend à merveille avec « Mademoiselle » son institutrice, qu’elle appelle d’instinct « M’zelle », parce que ça va plus vite. Pour la petite Berthe, le monde se résume à ce père anxieux, qu’elle adore, et à son institutrice, jeune fille attentionnée mais mélancolique, qu’elle idolâtre. Aussi, comme elle se révèle une petite fille très bavarde, Berthe, le soir, parle beaucoup de M’zelle à son père, et le jour, comme elle n’aime que modérément sortir en cour de récréation, elle parle souvent de son père à M’zelle. De sorte que, par la grâce de cet enfant qui, sans en comprendre le motif, soupçonne la même solitude dévouée et inconsolable chez son père et chez M’zelle, chacun des êtres qu’elle aime éprouve une curiosité intriguée pour celui ou celle dont l’enfant lui rebat les oreilles quotidiennement. En réalité, Paul Vincenot et l’institutrice partagent bien des affinités, dont la première est de vivre tous deux dans le souvenir mortifié du deuil d’un proche. Pour Paul, c’est son épouse, dont Léon Duvauchel ne précisera jamais les circonstances de son décès. Il suffit de savoir qu’elle n'est plus de ce monde, et que cette absence plonge son mari dans un devoir de père célibataire pour lequel il n’était pas fait. En ce qui concerne la jeune institutrice, Alice Foulon, c’est la mort de son père qui la mine, un savant renommé dont elle était très proche, et qui, brutalement disparu, lui a léguées quantité de dettes qui, une fois honorées, l’ont laissée sans fortune, obligée de travailler pour gagner sa vie. Ces pertes douloureuses ont amené semblablement, quoique pour des raisons différentes, Paul et Alice à renoncer à leurs vies amoureuses : Paul, parce qu’il devait élever sa fille, et ne se sentait pas le droit de lui imposer une femme qui ne serait pas sa mère; Alice, parce qu’étant obligée de travailler, elle ne serait un bon parti pour aucun homme de son rang, ou surtout de son âge. Alice et Paul ont donc reporté leur besoin d’affection sur les enfants dont ils s’occupent. Mais évidemment, le babillage incessant de la petite Berthe fait naître chez chacun d’eux un espoir au sujet de l’autre. Comme souvent, dans un cas comme celui-ci, l’homme est plus enthousiaste que la femme à faire plus avant connaissance. Effrayée par cette perspective, et se sentant un peu honteuse face à ce père exemplaire et dévoué, elle qui n’est ni mariée ni mère, Alice fait tout son possible pour l’éviter. C’est donc à un véritable chassé-croisé permanent qu’Alice contraint Paul Vincenot qui, loin de se décourager, se sent au contraire un peu plus obsédé chaque jour par cette femme qui se défile en permanence. L’année scolaire se termine pourtant sans que ni Paul ni Alice ne soit parvenus à se croiser plus d’une fois, et encore, sous le regard méfiant et intimidant de madame la directrice de l’école, autant antipathique à Alice qu’à Paul. Le hasard va se charger de séparer ces deux êtres pour mieux les réunir. C’est d’abord Paul qui, sur les conseils d’un ami peintre, fait mettre Jeanne en pensionnat dans un établissement sérieux de grande banlieue. C’est une séparation encore plus douloureuse à laquelle il consent, mais qu’il aborde la mort dans l’âme, car Berthe ne lui est plus enlevée seulement la journée, mais le sera aussi le soir, pendant toutes les périodes scolaires. Mais en bon père, Paul veut aussi la meilleure éducation possible pour sa fille, et il se résigne à ce nouveau sacrifice. De son côté, sans rien savoir de ce projet, Alice, qui souffre d’habiter seule avec sa mère dans une petite maison tristounette, décide de chercher une nouvelle place dans un pensionnat, ou au moins, elle vivra au contact sororal de ses élèves. Par le plus grand des hasards – ou par la plus grosse ficelle narrative, au choix -, Alice se voit proposer un poste de sous-maîtresse dans le pensionnat du Mesnil-sous-Bois, où Paul Vincenot vient d’inscrire sa fille. À la rentrée scolaire, la petite Berthe a donc le plaisir de retrouver sa nouvelle institutrice, elle aussi secrètement ravie de cet étonnant concours de circonstances. La vie dans un pensionnat, à la fin du XIXème siècle, est fort différente de celle d’une école. Les enfants y étant enfermés durant toute l’année scolaire, les parents sont amenés très souvent à les visiter, et aussi à discuter plus longuement avec leurs enseignants. Alice n’a donc plus loisir de se défiler quand Paul Vincenot demande à la voir. Une amitié et une estime mutuelle naît entre eux, même si Alice reste introvertie et fuyante, d’autant plus que Paul Vincenot, privé au quotidien de sa fille, se sent de plus en plus amoureux d’Alice. Tout cela trouvera son dénouement l’été suivant, alors que Paul et Alice se sont retrouvés ensemble par hasard à une fête municipale suivie d’un feu d’artifice, et qu’ils ont tous deux raté le dernier train pour Paris. Raccompagnant la jeune femme par les chemins de campagne qui longent la voix, Paul Vincenot trouve le courage de la demander en mariage, ce à quoi Alice Foulon, plus émue qu’elle ne s’y attendait, donne son assentiment. C’est donc une jolie histoire d’amour assez simple que nous conte Léon Duvauchel, quoique terriblement aliénée de crispations sociales, de misérabilisme et de bien-pensance chrétienne qui nous semblent aujourd’hui singulièrement étouffantes. Cet amour pur, béni involontairement par un enfant, apparaît à notre regard moderne comme principalement induit par la peur de la solitude et le besoin bourgeois de respectabilité. Léon Duvauchel peine d'ailleurs quelque peu à parler de sentiments romantiques. D’autres considérations lui semblent plus importantes et plus honorables. Il est vrai que lui-même avait épousé très jeune sa cousine germaine, ce qui relève quand même d’un certain sens du pratique. L’intérêt du roman n’est d’ailleurs pas dans le romantisme de l’histoire mais bien plus dans la façon dont Paul et Alice tombent amoureux par ouï-dire, sans se connaître, sans même s’être préalablement vus, simplement sous l’influence du prisme affectif que représente à leurs yeux la petite Berthe, unique lien entre ces deux inconnus. La passion est donc longuement solitaire et onirique, timide quoique pleinement assumée chez Paul, effrayée mais complaisante chez Alice. Face à ces deux êtres qui semblent incapables de communiquer directement, la petite Berthe, dont ils s’occupent à tour de rôle, l’un comme père, l’autre comme institutrice, se révèle un malicieux Cupidon qui leur décoche tour à tour des flèches, et dont l’auteur se complaît à mesurer les effets dévastateurs. Tout cela fait de « M’zelle » un roman étonnamment psychologique pour son temps, et fortement « proustien » avant l’heure, du fait que Paul et Alice « s’imaginent » avant de se rencontrer, et nourrissent donc leurs rêveries réciproques des moindres détails rapportés par l’enfant, source intarissable de rêveries candides et poétiques. Même quand ils font connaissance, ravis mais stressés par cet amour incongru qui naît entre eux et qu’ils chassent d'instinct de leurs conversations, Paul et Alice s’attachent à des petits riens, des gestes, des mots, des regards, qu’ils ressassent ensuite sans fin quand ils se retrouvent seuls, d’une manière qui peut d'ailleurs aujourd’hui nous sembler un peu naïve, voire même assez autiste. Toutefois, il faut prendre en compte, dans le récit de cette passion qui, jusqu’au bout, est d’une chasteté quasiment désincarnée, que, très probablement, si Paul Vincenot est Léon Duvauchel, si la petite Berthe est sa fille Jeanne enfant, Alice Foulon est très probablement la vision de Jeanne adulte, ou du moins, telle que Léon Duvauchel souhaiterait qu’elle soit. Le fait qu’Alice ait perdu son père est sans doute aussi une façon pour l’auteur, qui se savait peut-être déjà malade, de préparer sa fille à sa propre disparition, en la projetant dans l'épreuve qui l'attend fatalement alors qu'elle sera encore jeune. Évidemment, plus d’un siècle plus tard, si on prend en compte qu’Alice est aussi Jeanne, on pourrait voir quelque chose d’un peu incestueux dans ce roman, mais à mon avis, on ferait fausse route. En partie, parce que justement, il y a, dans le rapprochement de Paul et d’Alice, une quasi-absence de sensualité, d’attirance charnelle, de trouble physique. Leur amour relève presque davantage d'un lien familial et fusionnel, motivé par leurs affinités de goûts et de parcours. « Entre eux, il ne saurait être question que de mariage », se dit Alice, lorsqu’elle sent Paul prêt à se déclarer. Comme si le mariage n’avait rien à voir avec l’amour physique, et se situait à un tout autre niveau... Sans doute Léon Duvauchel souhaitait-il exprimer seulement, par le biais de ce roman, sa volonté de père espérant secrètement que sa fille, une fois adulte, épousera un homme qui ait un peu les qualités et l’élégance qu’il se prête à lui-même. C’est donc au-delà de cette apparente ambiguïté – ou peut-être justement à cause d’elle – que « M’zelle » se révèle un roman délicat et tendre, ce qui n’exclut pas une cérébralité revendiquée et peinte par petites touches impressionnistes, témoignant surtout de l’amour d’un père pour sa fille. C’est aussi, à mon sens, une façon de dire à Jeanne qu’il l’aimait pleinement, comme âme féminine, pas simplement parce qu’elle était sa fille. Aussi « M’zelle » apparaît comme le roman déclaratif, empreint de dévotion, d'un père qui invite sa jeune lectrice, - et à travers elle, toutes les autres -, à se montrer elles aussi déclaratives et dévouées dans l'existence. Cette rencontre fantasmée de deux solitudes mortifiées, adoubée par une enfant qui deviendra la leur, n’est-ce pas, selon l’auteur, la raison d’être de toute union, de tout amour entre hommes et femmes, de quelque nature qu’il soit ? Le tour de force de Léon Duvauchel est peut-être de ne pas avoir cédé à la tentation facile d'un sermon vibrant, mais d'avoir fort habilement recouru à une dissection du ressenti, s’attardant moins sur les sentiments partagés que sur ceux qui naissent de l’absence, de la sensation de manque ou de la frustration. C’est d’abord, nous dit l’auteur, en remplissant d’amour sa propre solitude que cette solitude sera un jour vaincue par un amour partagé, dont on aura ainsi patiemment fait le nid douillet. Certes, ce n’est pas forcément ainsi que les choses se passent en réalité, mais indéniablement, en amour, la foi mène à la confiance en soi, et la confiance en soi mène à la confiance mutuelle. C’est cela, avant tout, que Léon Duvauchel a voulu nous transmettre, par ce récit à la fois académique et insolite, désuet et attendrissant.
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