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LÉON XANROF - "L'Amour Et La Vie" (1894)


La Belle-Époque fut, on le sait, une époque heureuse, sans doute moins que sous le Second Empire, car la splendeur économique était moins florissante et l’exode rural annonçait la fin inéluctable de la vie paysanne. Mais néanmoins, durant ces quatre décennies qui s’inscrivirent entre deux guerres sanglantes avec l’Allemagne, la France s’abandonna à une certaine douceur de vivre, dans une société qui était encore sur bien des points peu industrialisée et peu mécanisée, mais où déjà de nombreux progrès scientifiques et techniques influaient bénéfiquement sur la vie des gens. Du chemin de fer à la fée électricité, des premières voitures et vélocipèdes à l’aventure des aéroplanes, le tournant du XXème siècle était une époque bouillonnante et positive, où l’on goûtait conjointement une vie urbaine encore très humaine, et une campagne vivifiante sans fumées d’usine ni pollution, qui n’était désormais plus qu’à quelques heures de trainde la capitale. Ce confort matériel, que seuls quelques anarchistes frustrés et une poignée de curés scandalisés par les mœurs modernes s’attardaient à conspuer, gardait les gens de bonne humeur, et les orientait vers une littérature et un théâtre humoristiques et légers, dont Georges Feydeau, Alphonse Allais et Courteline restent les grands auteurs symboliques. Tous leurs collègues, hélas, n’ont pas eu les grâces de cette postérité, et reconnaissons qu’assez souvent, cela se comprend, car, selon le proverbe, les gens heureux n’ont pas histoires, et donc les histoires de ces gens heureux sont assez souvent des platitudes consternantes, reflétant l’esprit d’une époque tranquille où l’on s’amusait de peu. De peu ou de n’importe quoi... C’est un peu le cas des recueils de scénettes de Léon Xanrof, journaliste, auteur, parolier et chansonnier, auquel on peut d’ores et déjà remettre la médaille du nom de plume le plus tarabiscoté : Xanrof est en fait l’inverse du mot latin "Fornax", qui signifie "Fourneau". Car en réalité, Léon Xanrof s’appelait Léon Fourneau. Cet enfant de Montmartre, titi parisien par excellence, fut d’abord journaliste, avant d’écrire des paroles de chansons (notamment pour Yvette Guilbert), puis de pousser lui-même la chansonnette dans les cabarets montmartrois. De fil en aiguille, il se révéla un prodigieux artiste-à-tout-faire, signant des chansons, des pièces de théâtre, des nouvelles, des opérettes et même, en 1911, le scénario d’un petit film muet de 8 minutes, « La Fête de Marguerite ». La carrière de Xanrof s’étale ainsi de 1888 à 1914, avec un certain bonheur, même si sa renommée reste principalement parisienne. La Grande Guerre marque la fin d’une époque et d’une insouciance desquelles Xanrof se sentira toute sa vie terriblement nostalgique. Peu désireux de se mettre à la page, il mettra lui-même fin à sa carrière, malgré deux publications restées relativement confidentielles au début des années 30. Quand il s’éteint presque nonagénaire en 1953, il n’a plus touché une plume depuis vingt ans, et il était devenu l’un des derniers vétérans de ce Montmartre mythique, où il passa l’essentiel de sa vie. « L’Amour Et La Vie » (1894) est l’un des quatre ou cinq recueils de scénettes qu’il publia chez Flammarion. Néanmoins, si le titre semble une invitation à un certain hédonisme, de même que les très belles illustrations signées par un certain Guillaume, le contenu de ce recueil est assez surprenant par sa violence et son âpreté. Il est assez peu question d’amour ici, sinon avec une certaine dérision. L’amour, en effet, pour un homme, c’est la femme, c’est-à-dire selon Léon Xanrof, cette créature adorable et stupide, égoïste et paranoïaque, avec lequel l’homme doit composer tant bien que mal. Le couple est donc, selon lui, une aliénation dont il est doux de se moquer et de dénoncer toutes les faussetés induites par des compromis et des résignations nécessaires. Ainsi, le recueil s’ouvre avec « Logique », une brève scénette dans laquelle un couple entre deux âges, au sortir du repas, commente un fait divers narrant l’acquittement d’une criminelle ayant assassiné son époux car il voulait divorcer. Le mari est scandalisé que l’on trouve des circonstances atténuantes à cette femme monstrueuse. Sa femme objecte qu’il est dur pour une femme de se retrouver seule, sans moyens de subsistance (c’était en effet le cas au XIXème siècle), et qu'un geste désespéré est assez prévisible. Le mari acquiesce, mais il explique à sa femme qu’il est normal qu’il y ait une lassitude dans le couple, car la femme vieillit, deviens moins désirable, et c’est bien compréhensible qu’un mari ait envie de refaire sa vie avec une femme plus jeune. Comme on le devine, entre la femme et le mari, le ton monte, bientôt les injures fleurissent, puis ce sont les coups. Le mari finit par frapper sa femme, tente à demi-fou de l’étrangler, puis recouvrant un semblant de raison, la jette dehors, en la menaçant de la tuer si elle revient… Et voilà. Inutile de préciser que l’on ne rit vraiment pas en lisant cette histoire, mais le pire reste cependant à venir. La scénette suivante, « Le Doigt de Dieu », montre un autre couple, celui-ci tout frais, tellement frais qu’il n’y a pas encore eu de conclusion. Les deux jeunes presque-amants se sont réservés une petite nuit d’amour dans une auberge tranquille au milieu d’une campagne déserte, mais rien ne va se passer comme prévu, car au pic de la nervosité, la jeune femme va se révéler traumatisée par à peu près tout ce qu’il y a d’imprévu : un lit qui grince, un moustique qui vrombit, etenfin un autre insecte non identifié qui court sur un mur, et dont la demoiselle est persuadée qu’il est l’éclaireur d’une meute venue spécialement pour la dévorer… C'est en vai que son compagnoin tentera, par sa tendresse, de rassurer la jeune femme. Au final, il n’y a rien à faire : trop terrifiée par des bestioles qui n’existent que dans son imagination, et dont elle rend presque responsable de leur existence son malheureux compagnon, elle obtiendra finalement de ce dernier qu’il veille dans un fauteuil jusqu’au petit matin, afin de la protéger des insectes mangeurs de femmes, pendant qu’elle goûte un sommeil bien mérité… Si quelques éléments comiques sont déjà un peu plus présents ici, il est quand même bien question à la fois de tourner la femme en ridicule et de souligner son égoïsme et son caractère maniaco-dépressif. Le thème n’est pas nouveau, il a été abondamment exploité dans la littérature du XIXème siècle, mais chez Xanrof, cela prend une dimension assez incroyablement sadique. Autre exemple, « Par Téléphone » exploite la confrontation du cerveau féminin avec cette invention moderne qu’est le téléphone, à une époque reculée où on y recourait surtout comme appareil public que l’on utilisait dans un "bureau téléphonique", principalement à Paris. Une jeune cocotte qui y recourt pour la première fois y appelle son riche amant, par lequel elle espère bien se faire épouser et entretenir. L’abstraction de l’appareil la plonge d'abord dans une grande confusion, elle reconnaît à peine la voix de son cher et tendre, qui sonne comme celle d’un perroquet. Néanmoins, ponctuellement, pendant qu’elle lui parle, elle minaude, se recoiffe les cheveux et met un peu de l’ordre dans sa robe, histoire qu’il ne la trouve pas trop négligée, n’étant pas sûre au fond que son amant ne puisse pas la voir. Enfin, lorsque celui-ci lui annonce qu’il rompt les fiançailles et lui raccroche au nez, la jeune femme s’en prend à la téléphoniste, persuadée que c’est l’appareil qui a un problème technique. En réalité, Léon Xanrof ne tire pas trop mal son épingle du jeu dans cette scénette-ci, car il fut certainement l’un des premiers à avoir observé que le téléphone est une aubaine pour les lâches. Les hommes d’ailleurs n’ont pas un très beau rôle dans ce recueil, tantôt fuyants, tantôt victimes, tantôt résignés, même si Xanrof réserve aux femmes les plus mauvais rôles. Enfin, on atteint le fond de l’abjection avec « La Carrière » : deux jeunes amants, dans la campagne, se promènent au soleil couchant non loin d’une carrière située à flanc de falaise, à laquelle on accède via une grotte aux dédales labyrinthiques. Très excitée, la jeune fille veut absolument s’y promener. Le garçon hésite : l’endroit est très dangereux et il est facile de s’y perdre. Certains promeneurs imprudents y sont morts, et l’on a retrouvé leurs cadavres que bien des jours plus tard. Mais la jeune femme n’en démord pas : elle veut aller explorer ces grottes alors que le soleil est déjà presque couché. Prévoyant, les deux amants se sont munis d’une lanterne et d’allumettes, car aucun éclairage électrique n’existe en ce temps-là. Munis de ces accessoires indispensables, les deux jeunes gens s’enfoncent dans le dédale des grottes, elle totalement excitée, lui inquiet et pressé d’en finir. Mais au bout d’une heure, parvenu à une certaine profondeur dans la carrière, le jeune homme, qui a soigneusement mémorisé le trajet, commence à se dire que si l’exploration continue, sa mémoire va lui jouer des tours. Il supplie sa compagne de rebrousser chemin. Elle commence par froncer les sourcils en le traitant de couard, puis au fur et à mesure que l’idée de se perdre et d’errer pendant des jours dans ces grottes remonte jusqu’à sa cervelle d’oie, la peur la saisit et les deux jeunes gens font demi-tour. Seulement, une fois arrivés à un embranchement, ils se disputent sur la direction à suivre : le garçon, qui s’est montré attentif, est certain du couloir qu’ils ont emprunté. Sa compagne, mue par un instinct arbitraire, prétend que c’est l’autre couloir par lequel ils sont venus, et elle l’affirme bien fort, en serrant la lanterne contre elle. Furieux, et persuadé qu’un coup de pression fera revenir la jeune fille à la raison, il allume une allumette et, protégeant la flamme de sa main, il se précipite d’un pas assuré dans le couloir de son choix. Il est certain que sa compagne va alors le suivre en courant, terrifiée à l’idée de rester seule dans cette grotte. Mais après un instant de panique, la jeune femme, têtue et déterminée, abandonne son ami et s’enfonce dans le couloir qu’elle a choisi. Malheureusement pour elle, c’était bien son compagnon qui avait raison et au bout d’un quart d’heure de marche soutenue, il parvient à sortir de la grotte au moment où sa dernière allumette se consume, et il attend serein que sa compagne, qui a gardé la lanterne mais qui n'a plus de quoi la rallumer, finit penaude par le rejoindre. Mais la jeune fille ne paraît pas. Étant à court d’allumettes, son compagnon ne peut pas repartir à sa recherche, et se sentant un peu frileux, un peu vexé sans doute aussi que son amante ne lui ait pas fait confiance, un peu dessillé surtout sur ce que valent l'intelligence et le discernement de l'élue de son cœur, il hésite un instant à aller réveiller les gendarmes, puis finalement, alors que la nuit est encore noire, il rentre chez lui, en se disant philosophe que peut-être bien que les ouvriers trouveront la jeune fille ou son corps le lendemain matin… On referme « L’Amour Et La Vie » avec un assez intense sentiment de malaise. Car certes, que cela ne soit plus très drôle, cela n’a rien de surprenant, mais que le fond soit aussi sinistre, aussi misogyne, aussi nihiliste et surtout aussi investi dans l’humiliation permanente des femmes, et dans le brocardage obsessionnel de leurs capacités intellectuelles, c’est vraiment très gênant, même si au final, cet état d’esprit nous semble sans doute à présent plus haineux qu’il ne l’était réellement à l’époque. Car Xanrof était un Montmartrois, il représentait alors pour son temps ce sous-prolétariat âpre et désillusionné que l’on trouve à présent dans les banlieues des grandes villes. La misère et la précarité poussaient les déclassés, hier comme aujourd’hui, à piétiner allègrement les conventions bourgeoises et la moralité bien-pensante, à la seule fin de défendre une vision sociale forcément brutale, identitaire et malmenée par la vie.

On peut trouver un certain parallèle entre ces petites scénettes d’un autre siècle, et certaines paroles contemporaines de groupes de rap dits "conscious" qui se répandent eux aussi en propos misogynes et/ou homophobes qui font ponctuellement bondir les moralistes de tout poil. La misogynie de Xanrof obéit probablement à ce même désir d’asséner la vérité du bas-peuple qui, bien entendu, ne s’encombre pas de grands sentiments et de romantisme. Seulement, en 1894, il ne fallait pas paraître trop agressif, il fallait se donner l’excuse de l’humour. Peut-être cette excuse était-elle admissible en son temps, mais aujourd’hui, elle ne passe clairement plus. Les vingt scénettes de ce recueil ne nomment d’ailleurs pratiquement jamais les personnages : ils sont toujours désignés par "Elle" ou "Lui". Xanrof assume ainsi la dimension archétypale et représentative de ses créations. Mais que reste-t-il aujourd'hui de la pertinence de ces archétypes ? Sans doute pas davantage que ce qui restera d’ici un siècle du rap "conscious". Mais Xanrof aura tout de même contribué à cristalliser la mentalité de son époque, même si elle ne lui a pas survécu, et d’une certaine manière, on peut trouver finalement agréable la lecture d’un tel recueil, parce que le malaise même qu’il suscite démontre à quel point la société française a depuis évolué dans le bon sens, même si la perfection en ce domaine n’est pas pour aujourd’hui, ni pour demain.

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