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MARC ANFOSSI - « Mon Chien Criquet » (1888)


Du temps de l’Empire Colonial Français, une littérature spécifique aux terres lointaines émergea spontanément, comme elle l’avait fait semblablement en Angleterre. Mais alors qu'au Royaume Uni, la colonisation nourrit essentiellement des romans d’aventures destinées à un public d’adolescents, ce phénomène arriva en France plus tardivement, car dans le domaine de la littérature où, jusqu’à la première moitié du XXème siècle, on faisait les choses très sérieusement, la colonisation fut vécue de manière très patriotique et très intime, et pendant longtemps, on en parla surtout comme l’une des formes du génie français, on la regarda une entreprise industrieuse qu’il fallait admirer d’abord pour l’organisation qu’elle demandait, et pour la mission civilisatrice qu’elle apportait aux pays barbares. Un point de vue qui choque aujourd’hui, mais qui s’inscrivait dans la logique d’une société religieuse, ayant fondé toute son histoire sur le christianisme, et qui ne pouvait voir, dans des peuplades païennes n’ayant jamais évolué d’une existence tribale millénaire, que des créatures semblables aux « enfants sauvages », élevés avec des animaux de la forêt, et marchant à quatre pattes comme des animaux. L’Évangélisation fut donc la clef de voûte d’une colonisation beaucoup plus matérialiste que spirituelle, même si les théoriciens du "décolonialisme", pour la plupart de sensibilité catholique ou protestante, se gardent bien de fustiger la religion, alors que précisément, l’aval moral et religieux accordé à l’occupation de pays étrangers par l’armée et l’administration françaises, empêchait dès le départ un questionnement d’ordre moral. La présence massive de missions catholiques, clamant à qui veut l’entendre que les indigènes avaient d'abord besoin de Bibles et de missels, a fait en sorte que les acteurs de la colonisation ne se remettent jamais en question, et ce, pendant plusieurs siècles. L’investissement du Clergé dans la Colonisation, et dans la défense de ses valeurs, eut aussi une conséquence spécifique à la France, où les lettrés catholiques étaient traditionnellement dévoués à l’éducation des enfants. Il advint donc que nombre d’entre eux publièrent des romans pour la jeunesse, vantant la colonisation et l’implantation proprement définitive de la France dans ces territoires qui, une fois christianisés, ne pouvaient que se sentir honorés de devenir des territoires nationaux, sous administration française. L’apparition de cette littérature coloniale enfantine ne fut pas concertée, et elle naquit progressivement sous la plume de différents auteurs, principalement des femmes de lettres dévotes. On peut néanmoins situer cette apparition durant les premières années du Second Empire jusqu'à atteindre un summum de popularité dans les années 1880-1890, notamment via les deux collections de livres pour enfants les plus populaires, la « Bibliothèque Rose » des éditions Hachette, puis la « Bibliothèque du Petit Français » des éditions Armand Colin. Notons également que les éditions parisiennes Hetzel, qui publiaient Jules Verne, ou les éditions tourangelles Alfred Mame, très prodctives, ne furent pas en reste. Mais il serait trop long d’énumérer toutes les maisons d’éditions qui s’efforcèrent de justifier la colonisation auprès de nos chères têtes blondes, et même de donner envie aux enfants, et spécialement aux enfants de condition modeste, d’entrer dans l’administration coloniale, et d’aller y chercher gloire et fortune. Ce genre littéraire s’étiola peu à peu dans les années 1930, tandis que des ouvrages plus réalistes montraient de plus en plus le côté sordide de nos colonies, et elle disparut totalement à la fin des années 50. Beaucoup de ces petits romans étaient des ouvrages peu soignés sur le plan littéraire, se contentant d'accumuler des clichés plus ou moins ouvertement racistes, et leur lecture ou une éventuelle réimpression poseraient aujourd’hui problème sur le plan éthique. Malgré tout, il y a quelques touchants ouvrages qui mériteraient d’être conservés pour la postérité, tant parce qu’ils sont joliment tournés que parce que l’action d’émerveiller littérairement un enfant est une forme universelle de poésie. C’est le cas de ce petit livre quasiment introuvable dans son édition originale, « Mon Chien Criquet » (1888) de Marc Anfossi, auteur assez prolifique de récits pour enfants, de poèmes, d’articles de presse, ainsi que de quelques romans de mœurs plus confidentiels, mais dont l’œuvre, éparpillée chez de nombreux éditeurs, est encore aujourd'hui difficile à recomposer. Marc Anfossi était un conducteur de travaux publics pour le Ministère des Ponts et Chaussées, un fonctionnaire d’État dont la carrière littéraire était purement récréative. Comme souvent, dans ce type de profils, l’auteur écrivait avec une certaine liberté des histoires selon sa fantaisie, sans contraintes commerciales. On lui doit des ouvrages assez atypiques, et assez étranges, qui connurent un succès inégal. Marc Anfossi était aussi le petit-fils (ou le petit-neveu) de Jeanne-Sophie Mallès de Beaulieu, également autrice de romans pour enfants, et particulièrement célèbre pour « Un Robinson de Douze Ans » (1821), robinsonnade lacrymale fort désuète qui fut un des plus grands succès littéraires du XIXème siècle. C’est à cette prestigieuse aïeule que Marc Anfossi dédie « Mon Chien Criquet », et il reproduit en exergue un petit poème de Madame Mallès de Beaulieu sur la survie des récits enfantins par-delà le tombeau où reposent ceux qui les ont écrit. À ma connaissance, « Mon Chien Criquet » est la seule introspection littéraire de Marc Anfossi en terre coloniale, à savoir la Tunisie, qui est décrite ici avec un certain réalisme dénotant que l’auteur connaît un minimum le pays dont il parle. Ceci dit, ce réalisme est assez secondaire, vu que ce roman n’est pas le moins du monde réaliste. « Mon Chien Criquet » a effectivement ceci de particulier que, contrairement à ce que son titre laisse penser, le récit n’est pas ici narré par le propriétaire d’un chien, mais par le chien lui-même. Criquet est en effet un épagneul noir et blanc, né en Tunisie en 1883, dans la ville du Kef, située au nord-ouest de la Tunisie, à une cinquantaine de kilomètres à peine de la frontière algérienne. Criquet nait dans un camp militaire tenu par l’armée française, et il est confié à Antoine, un jeune militaire. Au moment de sa naissance, la région est infestée par des essaims de criquets, et ces insectes sont le principal sujet de conversation des gens dans la ville. Le jeune chiot retient la récurrence de ce nom et s’amuse à chasser ces insectes nuisibles quand il les voit. Du coup, ses maîtres le baptisent spontanément Criquet. Criquet est un chien extrêmement intelligent auquel il ne manque que la parole. Il comprend parfaitement tout ce qu’on lui dit, décrit tout ce qu’il voit, et se révèle en réalité plus près d’un enfant humain que d’un animal, ceci sans doute pour que le jeune lecteur s’identifie à lui. C’est cependant quelque chose qui se révèle un peu gênant, car Criquet exprime nombre de jugements qui sont ceux d’un humain et non ceux d’un chien, et parmi eux, il y a une très nette hostilité envers certains tunisiens, assez souvent décrits sous l'appelation péjorative et raciste "arbicaud", terme fort répandu chez les colons du Maghreb, et que l’on retrouve de temps à autres dans des ouvrages du XIXème siècle. C’est probablement de ce mot qu’est né l’injure raciste "bicot", dont l’orthographe a évolué au XXème siècle, sous l’influence du nom français donné au personnage principal de la BD américaine « Winnie Winkle The Breadwinner », connue ici sous le nom de « Bicot et les Ran-Tan-Plan ». A noter que ce nom français, « Bicot Bicotin », avait été sciemment créé pour créer une ambiguïté avec une autre bande dessinée concurrente (et plus célèbre), « Bibi Fricotin » de Louis Forton.   En effet, « Mon Chien Criquet » est loin d’être exempt d’une condescendance raciste envers les indigènes, hélas très archétypale de ce genre littéraire, et qui se trouve d’autant plus avilissante qu’elle est censée sortir de la bouche d’un chien. Le point de vue exprimé est ici strictement colonial : il y a les "bons" arabes, qui collaborent pleinement avec la France coloniale et admettent leur vassalité, et il y a les "mauvais" arabes, les "arbicauds", individus violents, prompts à lapider hommes, femmes et animaux, présentés plus comme des bêtes sauvages que comme des indépendantistes, ou simplement des musulmans attachés à leur religion et leur culture. La question raciale n’est pas centrale, mais elle revient ponctuellement, - et ce pour une raison bien précise, que nous verrons un peu plus bas, et qui oriente regrettablement la vision de l’auteur.  Criquet devient rapidement la mascotte de toutes les manœuvres militaires, ce qui, dans un premier temps, l’amène parfois à se perdre entre les garnisons à la faveur des rondes effectuées aux portes du désert. Il sauve même l’une d’entre elles, alors que privés de nourriture, les soldats sont condamnés à dépérir. Le flair très aiguisé de Criquet lui permet de déceler plusieurs œufs d’autruche, profondément enterrés sous le sable. Hein ? Des œufs d’autruche dans le désert ?!... Eh bien oui, il y a en fait quantité d’autruches d’une espèce spécifiquement africaine qui vivent au sud de l’Atlas, dans des régions assez désertiques et loin des villes, ce qui fait que l’on peut séjourner pendant des mois dans le Maghreb sans y croiser une seule autruche.  Criquet finit donc par se retrouver dans une garnison où sont installées plusieurs petites montgolfières attachées au sol, pouvant servir, une fois détachées, de vigie pour observer de loin les mouvements des hordes de touaregs. Par curiosité, il monte dans l’une d’elles, et en farfouillant partout, il se débrouille, on ne sait comment, par détacher la montgolfière de son ancre, et elle se met alors à monter dans le ciel. Un être humain saurait piloter ou faire redescendre cette montgolfière, mais le pauvre Criquet en est bien incapable. Le voici confié au Simoun, qui le conduit vers le sud de la Tunisie, aux portes du Niger ou du Nigéria, région en tout cas plus verdoyante, où des indigènes effrayés par cet objet volant non identifié sorte des cases et lui tirent dessus, heureusement sans l’atteindre. Un vent contraire ramène ensuite Criquet vers le nord, et voilà notre roquet parti pour une semaine à planer haut au gré des vents. La montgolfière étant chargée de victuailles en cas de longue veille, Criquet ne souffre pas de la faim, mais rien ne sera révélé sur la manière dont il faisait ses besoins dans une nacelle relativement exigüe. Enfin, un vent descendant jette la nacelle au sol d’une manière à peu près douce, à l’entrée d’un petit village arabe situé au bord des Chotts, des lacs salés faisant face au golfe de Gabès. Il est recueilli par une jeune tunisienne du nom de Fatma, qui deviendra un temps sa nouvelle maîtresse, avant que le petit chien soit finalement récupéré par son premier propriétaire, le soldat Antoine, dont la garnison, prévenue de l’atterrissage de la montgolfière, était venue enquêter sur l’évènement. Criquet, de nouveau mascotte militaire, remonte donc vers Tunis. En chemin, il apprendra en écoutant les soldats, l’anecdote véridique de la mission Flatters, qui est en fait, - on le comprend au ton de Marc Anfossi, - la raison principale du racisme affiché de l'auteur. Le colonel Flatters, que Marc Anfossi a peut-être connu personnellement, était un gradé qui travaillait essentiellement pour le Ministère des Colonies. Il monta une expédition visant à effectuer des repérages pour la construction d’une route et d’un chemin de fer transsaharien, reliant Ouargla, dans le sud-ouest algérien, jusqu'à l’oasis de Ghat, aujourd’hui en Libye, mais qui semble, à cette époque, avoir été rattaché au Niger. Cette expédition comptait 39 colons, plus une cinquantaine d’indigènes, guides et porteurs. Aucun d'eux n'arriva à destination. Une embuscade de touaregs armés jusqu'aux dents les massacra presque tous, au coeur de l’oued de Bir-El-Garama, à l'extrême sud de l’Algérie. Cette attaque n’avait par ailleurs aucune motivation anticoloniale; la horde de touaregs avait pour principe de massacrer toute personne se risquant sur leur territoire. Paul Flatters avait été averti des risques qu’il courait, mais en fervent chrétien humaniste, il pensait pouvoir parlementer avec les touaregs, voire négocier son droit de passage. Mais les touaregs n’étaient pas précisément du genre à négocier… Ce massacre ignoble et gratuit, envers une expédition pacifiste, choqua énormément les colons français, et même les populations en métropole. Un mémorial a été érigé à Paris, au cœur du parc Montsouris, et le nom de Paul Flatters a été donné à une petite rue coudée perpendiculaire au boulevard de Port-Royal. On retrouve également une rue Flatters à Laval, ville natale du défunt colonel, ainsi que dans deux villes environnantes (Amiens, Lens), et, assez curieusement, il y a aussi une place et une rue Flatters à Wissous, petite bourgade de l’Essonne, où il est pourtant douteux que le colonel Flatters ait jamais mis les pieds. Ceci pour expliquer l’intensité avec laquelle le massacre de l’expédition Flatters fut douloureusement vécue en France comme dans ses colonies du Maghreb, et institua un racisme passif mais décomplexé, - lequel par ailleurs n’était en rien justifié, car les populations arabes des grandes villes tunisiennes n’avaient rien à voir avec les touaregs vivant en tribus primitives dans des territoires désertiques algériens quasiment inaccessibles. C’est donc en ressassant, songeur, le drame du colonel Flatters que Criquet revient des Chotts jusqu’à Tunis, par le bias d' aventures plus calmes, qui ont surtout comme but de décrire aux jeunes lecteurs les paysages et les mœurs de Tunisie. À Tunis, le soldat Antoine est rappelé en métropole, et confie Criquet au capitaine Durand, qui sera son principal maître, le plus fidèle et le plus affectueux, et ce, durant quelques années, jusqu’à ce que Durand soit assassiné au cours d’un duel. Alors qu’il se laisse périr sur sa tombe, Criquet est recueilli en piteux état par un colon désigné comme Monsieur A., le meilleur ami du capitaine Durand et le seul personnage du roman qui n’est désigné que par une initiale; en lequel chacun reconnaîtra bien évidemment l’auteur lui-même, Marc Anfossi. Ce dernier a-t-il voulu écrire le roman « vrai » du chien qu’il avait adopté à Tunis ? Il semble en tout cas vouloir inciter son jeune lecteur à le penser… Monsieur A. ne fait pas qu’adopter Criquet, il ramène aussi Henri Durand, le jeune fils désormais orphelin du capitaine décédé, dont il a obtenule placement sous sa tutelle, et tous trois reviennent en France à Clamart, en banlieue parisienne, où vivait Monsieur A. avant son installation à Tunis. Un épilogue assez surréaliste décrit Monsieur A., Henri et Criquet, se promenant côte à côte dans une rue de Clamart, et soudainement abordés par un voisin qui leur demande si ce n’est pas là Criquet, l’épagneul dont il a lu le récit publié chez Jules Lévy ! « Mon Chien Criquet » ayant connu deux rééditions, en 1892 et 1895, chez l’éditeur limougeaud Eugène Ardant, il n’est pas certain que cet épilogue ait été reproduit en dehors de cette première édition. En dépit de son prosélytisme colonial, présent mais discret, et de sa condescendance raciale injustement motivée par le massacre de l’expédition Flatters, « Mon Chien Criquet » est un petit livre à la fois sérieux et fantaisiste, qui ne manque pas de charme, qui demeure plaisant à lire, et qui témoigne, sous une forme simple destinée aux plus jeunes, d’un véritable talent narratif et d’un admirable savoir-faire pour la restitution d’une atmosphère exotique. L’ouvrage vaut aussi pour les nombreux dessins à la plume du célèbre illustrateur Alexandre Ferdinandus, qui sont probablement parmi ses toutes derniers, étant donné qu’il est prématurément décédé à la fin de cette même année 1888. En dépit de ses défauts et de ses partis pris, « Mon Chien Criquet » demeure une œuvre qui démontre que, bien avant Antoine de Saint-Exupéry et son « Petit Prince », la littérature enfantine comptait déjà des œuvres très créatives et tout à fait originales. Quelques uns des dessins d'Alexandre Ferdinandus, colorisés via l'application Palette : 









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