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MARCELLE TINAYRE - « Priscille Séverac » (1922)


Autrice fort renommée durant la première moitié du XXème siècle, Marcelle Tinayre est cependant assez vite retombée dans l’oubli, au point d’ailleurs que ses romans se trouvent assez facilement dans les vide-greniers ou les Emmaüs, où ils prennent la poussière depuis bien longtemps. Cette femme effacée, au physique étrange, paye sans doute tardivement une discrétion manifeste, et un refus total de s’encarter dans les chapelles idéologiques. D’une tournure d’esprit à la fois humaniste et réaliste, configuration qui ne se trouve plus guère de nos jours, Marcelle Tinayre a consacré un demi-siècle de sa vie à publier une quarantaine de romans, dont « Hellé » (1899) et « La Maison du Pêché » (1902)  demeurent ses plus gros succès. Traduites en plusieurs langues, elle fut particulièrement remarquée par James Joyce. Sur bien des plans, l’œuvre de Marcelle Tinayre relève du féminisme, mais d’un féminisme individualiste et contre-révolutionnaire, qui établit seulement le constat que, dans le monde moderne, la femme se sent contrainte à jouer un rôle qui ne lui ressemble pas, tandis que l’homme ne cherche que rarement à lui venir en aide. Au départ, Marcelle Tinayre était adulée par un lectorat majoritairement constitué d’aventurières ou de garçonnes, mais son public évolua tout au long de sa carrière, car Marcelle Tinayre se voulait avant tout une femme de lettres académique et anticléricale, dont le militantisme était d’une grande subtilité : pas de déclarations à l’emporte-pièce, pas de propos blasphématoires, ni de portraits caricaturaux. Au contraire, elle pratiquait une approche en douceur, normative, de la religion et du culte, tout en soulignant le caractère névrotique, déstabilisant, de la dévotion chrétienne, voire la dépendance mortifère et autodestructrice que pouvait susciter l’Espérance, semblable à l’alcoolisme ou à une addiction à la drogue. Cette vision inédite, qui s’attaquait à la pratique de la foi plus qu’à la foi elle-même, bien que l’une découle de l’autre, valut à Marcelle Tinayre la reconnaissance admirative d’une grande partie du milieu des lettres. Mais pour comprendre Marcelle Tinayre, il faut d’abord la lire, ce qui est un moyen agréable et distrayant de faire connaissance avec une femme difficile à catégoriser. Si « Priscille Séverac » n’est pas son roman le plus essentiel, c’est l’un des plus archétypaux, puisque l’on y retrouve les thèmes principaux de son œuvre. Si l’on en croit Marcelle Tinayre dans sa préface, « Priscille Séverac » est le portrait romancé d’une femme ayant réellement existé, et que l’autrice a bien connu. Priscille Séverac est une domestique, et même une domestique idéale. Travailleuse, discrète, honnête, ne réclamant que le minimum de gages pour pouvoir survivre, elle a la cinquantaine, décharnée, précocement desséchée, plutôt disgracieuse si ce n’est de magnifiques yeux bleus emplis d’une lumière extraordinaire, qui donnent à son physique déplaisant un charisme particulier, et une certaine autorité sentencieuse. Priscille Sévérac est une dévote protestante, comme il en existait alors beaucoup, même en France. Mais elle cache un lourd secret, y compris à ses propres yeux : en réalité, Priscille Séverac est folle, inoffensive mais folle à lier. La nuit, elle ne dort que durant que les quelques heures précédent l’aube. Avant cela, elle passe des heures à noircir les pages d’un grand cahier, qui lui sert à la fois de journal intime et de mise à plat de ses réflexions, de ses communications télépathiques divines et de sa Mission. Priscille Séverac, en effet, pense qu’elle n’existe que pour accomplir, en temps et en heure, une mission particulière que Dieu lui a confiée : remettre le tsar Nicolas II sur le trône de Russie. Bien qu’il ne soit pas clairement précisé si la folie de Priscille Séverac date de la révolution d’Octobre ou si elle était antérieure, l’assassinat de la famille régnante Romanov – alors très populaire en France, où depuis trois siècles, les tsars de Russie étaient reçus en grande pompe par l’Ancien Régime – fut pour Priscille Séverac un traumatisme personnel, au point qu’elle s'est persuadée, car Dieu le lui a fait comprendre, que le prince Romanov est encore vivant, quelque part, caché, et qu’il a besoin d’aide. Aussi, entre le nettoyage, le service à table et la lessive, Priscille Séverac dévore chaque jour les journaux, à la recherche d’un indice envoyé par Dieu, lui indiquant où peut se trouver le prince Romanov, lequel est forcément quelque part en exil. Dès lors qu’une information brève semble recéler la possible présence d’un Romanov dans un quelconque endroit du monde, Priscille Séverac quitte ses employeurs, le plus aimablement du monde, assurant que sa volonté propre ne compte pas et que de plus hauts intérêts l’obligent à partir. Au début de ce récit, Priscille Séverac travaille depuis quelques mois comme bonne en banlieue parisienne, jusqu’au moment où le journal lui révèle le séjour pour deux semaines à Venise d’un cousin de la famille Romanov. Pas de doute : c’est un signe du Seigneur. Aussi, Priscille donne immédiatement sa démission, empaquète ses maigres affaires dans sa petite valise (quelques ustensiles de toilettes, son cahier, une chemise de nuit, et deux tenues semblables qu’elle porte en alternance) et part pour Venise. Malgré la modestie de ses gages, Priscille Séverac dépense si peu pour son bien-être qu’elle peut toujours compter sur des économies suffisamment substantielles pour pouvoir se payer le train pour n’importe quelle destination quand Dieu le lui ordonne. Pour autant, elle ne voit pas plus loin que ça. Elle ne sait pas où trouver le cousin Romanov à Venise, elle ne sait pas où elle va loger, elle ne sait pas combien de temps elle restera sur place : pourquoi s'en faire, puisque Dieu a tout prévu ? Heureusement pour elle, Giorgio Nera, le voyageur qui partage son wagon est un garçon avenant et simplet, avec qui elle engage la conversation, et auquel elle ne tarde pas à révéler sa Mission. Giorgio est suffisamment niais pour ne pas avoir au-delà des simples aspects pratiques du séjour de Priscille : sa mère est tenancière d’un hôtel. On logera la Française pour une somme raisonnable. En compagnie de ce brave garçon, tout ému de sa démarche Ô combien romantique, Priscille Séverac parvient à trouver l’hôtel où réside le cousin des Romanov, et lui fait parvenir un message dans lequel elle assure avoir des preuves formelles que le dernier des Romanov est encore vivant. Elle l’invite à venir la voir pour de plus amples informations à son propre hôtel. Bien évidemment, le cousin ne se déplace pas lui-même, mais il envoie son secrétaire, on ne sait jamais. Celui-ci frappe à la porte de Priscille Séverac à une heure avancée de la nuit, afin de demander des précisions. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu’il a affaire à une illuminée. Mais, considérant cette femme venue depuis la France pour débiter des sottises délirantes mais qui témoignent tout de même d’une certaine sympathie pour la famille du tsar, il se retire sans se fâcher, et même en la remerciant. Hélas, Priscille veut comprendre dans ce brusque départ que le cousin des Romanov ne va pas tarder à la recevoir à son tour, et même à la garder près de lui. Elle passe donc plusieurs jours à attendre, durant lesquels sa facture d’hôtel commence à atteindre une somme inquiétante. Renvoyant un message au secrétaire, ce dernier, décidément fort aimable, lui fait porter une lettre, lui enjoignant à rentrer chez elle, accompagné d’un mandat couvrant ses frais d’hôtel. Priscille Séverac rentre donc à Paris, sans être plus déçue que cela. Dieu étant à l’origine de tout ce qui lui arrive, elle ne fait qu’obéir à ses desseins sans se poser de questions, - les voies du Seigneur étant impénétrables, comme chacun sait. À son retour, n’arrivant pas à retrouver du travail comme domestique, elle entre au service d’une lingère comme couturière, et répare des tissus abîmés toute la journée. Son employeuse est un peu surprise que Priscille ne sorte jamais se promener durant ses heures de pause. « Pourquoi le ferais-je ? », répond Priscille. « C’est le monde extérieur, ça ne m’intéresse pas ». Comme cela arrive avec tous les gens qu’elle croise tout au long de sa vie, Priscille est perçue par sa patronne comme une bigote un peu lunatique, sans que personne ne devine l’étendue de sa folie. Néanmoins, pour la forcer à prendre l’air, la brave femme envoie Priscille remettre un courrier en mains propres à un client qui habite quelques rues plus loin, à côté de l’église russe. Une église russe ? Priscille Séverac ignorait qu’il y eut des églises russes à Paris : on ne parle pas de ces choses-là dans les journaux. Elle s’y rend donc avec un tel enthousiasme qu’entrant directement dans l’église, extatique face à la beauté chatoyante et divine de la nef, elle en oublie même de porter préalablement le courrier à son destinataire. Grisée par la sensation d’être à la fois près de Dieu et dans l’ombre de la famille Romanov, elle manque, en traversant la rue, se faire écraser par un autobus. C’est un homme intrigué par sa démarche enivrée, sortant lui aussi de l’église, qui sauve in extremis la vie de Priscille Séverac. Pour elle, c’est à nouveau la volonté divine qui se manifeste, d’autant plus que son sauveur est russe, qu’il se nomme Féodor, ancien soldat de l’armée du tsar, en exil avec un ami avec lequel il vit dans un petit appartement d’une rue voisine. Le déserteur est heureux de rencontrer une française nostalgique du tsar, qui veut bien parler avec lui, et l’aider ainsi à pratiquer le français. Chaque jour, Féodor et Priscille se retrouvent après la messe, et vont deviser chaleureusement en se promenant au Parc Monceau. Pour Priscille, qui n’a jamais connu d’amitié masculine, c’est un peu les plus belles heures de sa vie qui s’écoulent durant ces quelques semaines. Mais un soir où elle partage son grand secret avec son nouvel ami, à savoir qu’elle est l’envoyée du Seigneur, et que son destin est de remettre sur le trône le tsar Nicolas II, - toujours vivant, elle en est sûre -, Féodor la regarde, effaré, comprend alors que Priscille est folle et s’enfuit en courant. Priscille reste perplexe face à cette attitude, mais là aussi, ce sont les desseins de Dieu, il n'y a rien d'autre à faire qu'à s’y soumettre. Priscille revient ensuite chaque jour à l’église, mais n’y croise plus jamais Féodor. Plus affectée qu’elle ne veut se l’avouer, elle se rend alors à la rue que Féodor lui a dit habiter, et remonte les numéros un par un en demandant à chaque concierge s’il y a deux Russes qui habitent l’immeuble. Elle finit par trouver leur adresse, et va frapper à leur porte. Comme personne ne lui répond, elle tourne la poignée et entre, car c’est ouvert. Féodor est absent, mais son ami, apparemment malade, somnole dans un fauteuil. Elle s’apprête à le réveiller, quand soudain, elle a la révélation que cet homme qu’elle voit dormir n’est autre que le tsar Nicolas II. Cela expliquerait alors la fuite de Féodor, qui peut-être se croyait démasqué par une espionne. Elle décide de laisser dormir le "tsar", ressort sur la pointe des pieds, et donne consigne à la concierge de dire à Féodor à son retour que son amie Priscille Séverac est passée, et qu’elle reviendra demain. Mais quand Priscille Séverac repasse le lendemain chez Féodor, elle apprend par la concierge que Féodor s'est montré mécontent de sa visite de la veille, et que les deux hommes ont déménagé en quatrième vitesse dans la matinée, puis sont partis vers une destination inconnue. Pour la première fois, Priscille Séverac peine à expliquer par une volonté de Dieu les évènements qui s’imposent à elle. Quelque peu en état de choc, tant parce qu’elle était attachée à Féodor que parce qu’elle pensait enfin avoir retrouvé le tsar, elle retourne dans sa chambre chez sa lingère, et prie longuement le Seigneur pour lui demander de nouvelles instructions. Celui-ci ne tarde évidemment pas à se manifester, en lui certifiant que sa Mission a bien été accomplie, qu’une nouvelle Mission va bientôt commencer, mais que quelques jours de vacances dans son village natal d’Aubeterre lui permettront, en attendant, de se reposer le corps et l’âme. Ainsi, selon sa bonne habitude, Priscille va annoncer à son employeuse qu’une volonté supérieure à la sienne l’oblige à partir. Elle fait sa valise et se rend à la gare pour rejoindre son village natal, où elle n’a pourtant plus de famille et ne sait pas où aller, mais quelle importance ? Dieu pourvoira toujours à ses besoins… Sans véritable début, ni véritablement de fin, « Priscille Séverac » est un portrait tout à fait brillant d’une névrotique, dont bien des détails psychologiques tout à fait cohérents témoignent que le personnage est effectivement inspiré d’un cas réel. Selon Marcelle Tinayre, la femme dont elle a transposé l'histoire est morte, et les larges extraits de son cahier sont véritablement tirés du cahier de la défunte. La démarche est donc originale et passionnante, même si on peut reprocher à Marcelle Tinayre de s’être finalement moins intéressée à la maladie de Priscille Séverac qu’à sa place dans une société qui tolère assez bien les folies douces et les lubies, sans pour autant chercher à les comprendre. Car ce qui passionne l’autrice, c’est d'abord que son personnage ne soit pas une démente en marge de la société : elle y occupe une place certes ingrate, mais que sa folie des grandeurs lui permet de supporter, et ses employeurs la regrettent toujours quand elle part. Marcelle Tinayre ne cache pas non plus son admiration pour cette femme qui, après tout, à sa façon, écrit des romans, mais des romans qui ne sortent jamais de sa tête. De ce fait, la posture de l’autrice est un peu malaisée : partagée entre un attendrissement poétique pour une mythomane, et une dissection quelque peu voyeuriste et goguenarde – car d’inspiration religieuse - de sa névrose, Marcelle Tinayre ne parvient ni à incarner son personnage, ni à se mettre totalement en retrait en tant que conteuse, et l’on voit l’histoire se dérouler tantôt avec ses yeux à elle, et tantôt avec les yeux de Priscille Séverac, non sans une certaine confusion.  Ce détail mis à part, le roman est tout à fait plaisant à lire, bien qu’il laisse un peu sur sa faim. Peut-être qu’un excès de pudeur, d’ambiguïtés, ou peut-être simplement d’empathie envers un cerveau malade, laissent bien des questions en suspens sur le cas préoccupant de Priscille Séverac et sur le jugement qu’on doit cependant y porter. Priscille Séverac est-elle à plaindre ? Marcelle Tinayre l’affirme mais semble en douter au nom d’une solidarité discutable entre « raconteuses d’histoires », même si cette comparaison complaisante entre un goût littéraire pour la fiction et une pathologie mentale sinistre, ne saurait, à mon sens, aucunement se justifier.

  

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