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MAURICE DEKOBRA - « Pourquoi Mourir ? » (1931)


Au début des années 30, Maurice Dekobra est au sommet de sa carrière. Depuis le double sacre de ses deux best-sellers, « Mon Cœur Au Ralenti » (1924) et « La Madone des Sleepings » (1925), il est devenu le chouchou des garçonnes des Années Folles, et la bête noire des critiques littéraires, qui ne voient en lui qu’un fumiste, bien que la ferveur des premières soit en réalité fort efficacement renforcée par l’acharnement des seconds. Maurice Dekobra était-il vraiment un fumiste ? Durant les années 30, il ne va rien faire pour prouver le contraire, allant jusqu’à publier quatre à cinq romans par an, dont les intrigues sont de plus en plus minimales, et centrées sur les égarements du cœur féminin. Dekobra, en réalité, était un charmeur, et ses lectrices ne s’y trompèrent pas. Pour autant, l’auteur est loin de cette réputation de médiocrité qu’il traînera toute sa vie. Il appliquait en réalité une recette qui demandait d’autant plus de doigté et de finition que ses ingrédients étaient restreints – et restreints à dessein. Durant cette féconde période des Années Folles, les romans de Maurice Dekobra sont moins des récits individuels que les chapitres épars d’une saga morcelée, basée sur les thèmes perpétuellement imbriqués de l’amour-passion, de la vie de luxe et d’un certain dilettantisme poseur, très sensuel au début, plus volontiers mondain par la suite. Tout ça pourrait sembler très ordinaire, mais c’est tout le talent de Maurice Dekobra que de narrer ses histoires sur un ton très particulier, à la fois affecté et goguenard, où l’académisme du style est parsemé de "nonsense" à l’anglaise, de saillies spirituelles, de "punchlines" comme on dirait aujourd’hui, exprimant bien mieux que la plupart de ses contemporains ce mélange d’insouciance et d’insolence propre à son époque. « Pourquoi Mourir ? » (1931) est un roman relativement mineur de cette période faste avec laquelle Dekobra ne parviendra jamais à renouer après-guerre. Maurice Dekobra reprend ici les traits de son alter-ego littéraire, l’écrivain Frédéric Lambrun, déjà mis en scène dans « Flammes de Velours » (1927), jalon important de la bibliographie de l’auteur, et dont « Pourquoi Mourir ? » est une sorte de prolongement. Lambrun passe quelques jours de vacances loin de Paris, sur le schooner de quelques amis, en rade dans le port de Cannes, lorsqu’après bien des circonvolutions, un courrier adressé à Paris, et que la Poste a fait suivre jusqu’à Cannes, lui parvient, signé par une mystérieuse admiratrice, qui le supplie de lui venir en aide. Prise dans un tourment amoureux sans issue, la jeune femme en appelle à cet immense expert en intrigues sentimentales et tortueuses qu’est Frédéric Lambrun. Ce dernier s’interroge brièvement sur la sincérité d’une telle missive, qui pourrait cacher une proposition sexuelle biscornue, mais outre qu’une telle perspective n’est pas pour lui déplaire, la possibilité qu’il s’agisse véritablement d’une amoureuse ayant besoin de conseils, et ayant donc une histoire croustillante à raconter, le motive tout autant comme écrivain, et c’est donc d’un cœur léger et amusé qu’il répond favorablement à la sollicitation qui lui est faite. Sa mystérieuse correspondante, dont le hasard fait qu’elle habite justement à Antibes, non loin de Cannes, se révèle être rien moins qu’Anielka de Marnowska, une ravissante comtesse polonaise, en villégiature en France, et à la tête, par héritage, de la deuxième plus grosse production de manganèse au monde. C’est dire si une telle femme n’a pas lieu de se préoccuper d’autre chose que de trouver le grand amour. Huit ans plus tôt, Anielka avait épousé le comte Darbiewski, un homme ayant le double de son âge, mais qui lui apportait une alliance honorable, étant issu d’une lignée aristocratique plus ancienne que celle d’Anielka. Darbiewski était aussi à la tête d’un empire minier international  qu’il avait passé sa vie à construire, et qu’il promettait de laisser à sa femme et à ses enfants, quand il en disparaîtrait. On pouvait difficilement imaginer meilleur parti, d’autant plus qu’en dépit de son âge, Darbiewski était bel homme et encore très séduisant. Le mariage d’intérêt décidé par la famille d’Anielka fut donc aussi, fait exceptionnel, un authentique mariage d’amour. Le comte Darbiewski ne voulait pas imposer trop tôt à sa jeune épouse une maternité qui pouvait attendre. Mal lui en prit : huit ans plus tard, son cœur le lâcha, et il ne laissait derrière lui qu’une jeune femme seule et à peine trentenaire. Darbiewski était un homme unanimement apprécié, qui ne se connaissait qu’un seul ennemi, l’américain Lawrence O’Neil, l’autre géant du manganèse, contre lequel il avait âprement disputé l’exploitation de plusieurs mines. Le hasard met un jour en présence la jeune veuve Anielka et Lawrence O’Neil, qui sont semblablement frappés par un même coup de foudre. Sincèrement épris, O’Neil inonde la jeune femme de fleurs, de lettres d’amour, de demandes en mariage, parvenant à la retrouver dans toutes les villégiatures où elle tente de se cacher. Car, en dépit de toute la douceur que son cœur ressent face aux assiduités d’O’Neil, Anielka refuse de lui céder, et ce pour deux raisons : d’abord parce que Lawrence O’Neil était le plus grand ennemi du comte Darbiewski, et que ce serait faire injure à la mémoire de son mari que de refaire avec sa vie avec le seul homme sur Terre qu’il haïssait de toute son âme. Ensuite, parce qu’au-dessus de cette passion, plane la menace d’une OPA déguisée, qu’O’Neil, une fois marié à Anielka, pourrait effectuer sur l’empire Darbiewski, afin de devenir le leader mondial du manganèse. Leurs positions respectives imposent à Anielka le devoir de ne pas croire à la sincérité des sentiments d’O’Neil, qui aurait trop d’intérêt à jouer les grands sentiments pour doubler sa fortune et son influence. Pourtant, sur ce point, Anielka se trompe : Lawrence O’Neil est réellement sous le feu d’une grande passion, et désireux de convaincre la jeune femme, il n’a hélas pas d’autre argument pour la convaincre que de soutenir un harcèlement continu, de toute la force – mais aussi de toute la balourdise – de sa mauvaise éducation de yankee habitué à tout obtenir des autres par la brutalité et la corruption. Frédéric Lambrun ne tarde pas à réaliser que la situation d’Anielka est en effet inextricable, au point que de conseiller sentimental, il va vite se retrouver bombardé chaperon d’Anielka, car la jeune femme, de par son statut de millionnaire et de femme d’affaires, est très sollicitée dans des réceptions mondaines, où fatalement, Lawrence O’Neil parvient à se faire inviter, et tente de s’isoler avec elle afin de la convaincre de l’épouser, y compris par la force si elle refuse de céder. Pour Lambrun qui n’a ni l’âme ni la carrure d’un garde du corps, la tâche est particulièrement ardue, car non seulement il faut protéger Anielka de Lawrence, mais il faut aussi la protéger d’elle-même, car il vient toujours un moment dans la soirée où Anielka, débordant d’amour pour son tendre harceleur, cherche à fuir sa camériste ou l’attentionné Frédéric Lambrun, pour tenter de rejoindre celui pour lequel son cœur palpite. Le moindre verre d’alcool peut ainsi avoir des conséquences désastreuses, et se terminer en course-poursuite burlesque dans les jardins d’une ambassade, à une heure avancée de la nuit. Bientôt, en dépit de son dévouement désintéressé de chaque instant, Frédéric Lambrun sent le découragement le gagner, et après mûre réflexion, il se dit qu’un seul homme peut sauver Anielka d’elle-même : le docteur Hugo Schomberg ! Schomberg (ou Schönberg, selon les romans) est l’un des personnages les plus ébouriffants de toute la mythologie dekobraïenne. Il apparaît pour la première fois dans « Flammes de Velours » (1927), où il tient le rôle central, celui d’un inventeur de génie devenu, à la suite de la fuite de son épouse Mareva du foyer conjugal, un savant fou obsédé par une idée monomaniaque : celui d’ôter à tout jamais le sentiment amoureux du cœur des femmes, afin qu’elles ne soient plus en mesure de briser la vie des hommes. Dans « Flammes de Velours », il fait enlever des mondaines réputées pour leur séduction, les soumet à une machine hypnotique de son invention, et les persuade chacune qu’elles sont un personnage féminin célèbre et redoutable de l’Histoire : la reine Cléopâtre, la comtesse Bathory, Catherine de Médicis, Charlotte Corday, etc…  Formatée à l’esprit de ces femmes monstrueuses ou souveraines, les jeunes filles hypnotisées, quotidiennement habillées comme leurs modèles, étaient conditionnées ainsi pendant plusieurs mois, imprégnées des âmes grandiloquentes et mégalomanes qui leur étaient assignées, puis "relâchées" dans la nature, avec pour mission de briser le plus de cœurs masculins possibles. On retrouve aussi Schomberg ponctuellement sur la trace de son infidèle épouse, notamment dans « Sérénade au Bourreau » (1928), où il sauve Ibrahim  Bey, l’amant de son épouse Mareva, des geôles turques, à la seule fin de lui offrir une année de bonheur complet, au terme de laquelle Ibrahim Bey acceptera de se suicider pour laver l’honneur de son bienfaiteur outragé. On peut être étonné de la création et de la récurrence d’un personnage aussi feuilletonesque chez un auteur des années 20, furieusement moderne pour son temps. Mais le Schomberg de Maurice Dekobra n’est pas uniquement un personnage négatif, vecteur d’intrigues alambiquées : Maurice Dekobra en fait volontiers un symbole de l’homme à la fois dépendant et victime de la femme, sans laquelle il ne peut pas vivre, mais aussi de l’homme exclusif et fidèle – fidèle même à celle qui a déserté son foyer, laquelle ne lui en demande pas tant. Pour cet indécrottable papillonneur libertin qu’était Maurice Dekobra, Schomberg représente en effet l’homme du XIXème siècle, le mari dénaturé, ni sentimental, ni sensuel, pétri de valeurs conservatrices et de machinisme froid et scientiste. Celui qui ne jouit pas, et empêche les autres de jouir, celui qui veut changer l’âme naturellement facétieuse de la femme. Malgré tout, l’auteur ne porte jamais sur son personnage un regard véritablement haineux. Au contraire, on sent en Dekobra un certain attendrissement pour le docteur Schomberg, peut-être parce que ce personnage représente ce qu’il avait peur lui-même de devenir, ou ce qu’il serait devenu sans l’immense succès féminin que lui valût sa littérature. D’ailleurs, l’alter-ego de l’auteur, Frédéric Lambrun, avait déjà combattu Schomberg dans « Flammes de Velours », sans pour autant cesser d’avoir avec lui des rapports amicaux. Schomberg ne s’offense pas que l’on déjoue ses plans. Quelque part, cela prouve à ses yeux qu’ils n’étaient pas si bons qu’il le supposait. C’est donc avec une grande confiance que Lambrun fait appel à son ancien ennemi, en lui apportant un cobaye rêvé : Anielka, une jeune femme qui ne veut plus être amoureuse. Schomberg s’est installé en France, dans un manoir aux allures de forteresse, situé à Louveciennes, dans les Yvelines. C’est là qu’il accueille Lambrun et Anielka en pension, tout en travaillant dans son laboratoire sur un projet secret dont il ne veut rien dire, visant à guérir totalement Anielka de son amour pour Lawrence. Schomberg se fait aussi livrer des copies de toutes les photos existantes de Lawrence O’Neil. C’est d’ailleurs cette démarche qui finit par renseigner Lawrence O’Neil sur l’endroit où se cache Anielka. L’amoureux transi débarque donc à Louveciennes, et, comme on refuse de le laisser entrer, il déclare qu'il fera chaque nuit le siège du manoir jusqu’à ce qu’Anielka sorte d’elle-même pour le rejoindre. Afin d’empêcher qu’O’Neil puisse tenter d’entrer par effraction, Frédéric Lambrun passe chaque nuit assis à ses côtés devant le manoir. Les deux hommes finissent, au fil de ces nuits blanches, par nourrir une certaine estime mutuelle, en dépit de toutes leurs différences. Un soir, alors qu’ils devisent en début de nuit, ils sont interrompus par un cri d’épouvante émanant, au premier étage, de la fenêtre d’Anielka. Frédéric rentre en toute vitesse au manoir, tandis que Lawrence grimpe le long du mur jusqu’à atteindre la fenêtre d’Anielka. Les deux hommes débouchent ainsi en même temps dans la chambre, et découvrent un spectacle qui les laissent totalement médusés. Durant ces mois enfermés dans son laboratoire, Schomberg a construit... un robot, un androïde ressemblant trait pour trait à Lawrence O’Neil, qu’il téléguide depuis son laboratoire. Cet androïde n’a que deux missions : se rendre nuitamment dans la chambre d’Anielka, et la violer sauvagement, provoquant ainsi un traumatisme de nature à éteindre en elle tout sentiment amoureux envers O’Neil. Les efforts conjugués de Frédéric et Lawrence ne sont pas de trop pour mettre hors d’état de nuire cette machine infernale, née du cerveau malade de Schomberg. Néanmoins, cette horrible aventure aura eu le mérite de prouver à Anielka que Lawrence est réellement prêt à risquer sa vie pour elle, et donc, elle décide finalement de lui accorder sa main. Lawrence, pour la tranquilliser tout à fait, cède à sa jeune épouse les rênes de son entreprise. Il n’a véritablement besoin que d’Anielka pour être heureux, et jamais l’idée d’une absorption ne l’avait effleurée. « Pourquoi Mourir ? » est donc un mélodrame assez risible, qui n’est pas crédible un seul instant, mais ne cherche pas vraiment à l’être. Il y a une dimension tout à fait comique, voire parodique, que Maurice Dekobra distille avec beaucoup de savoir-faire. Il connaît son lectorat féminin sur le bout des doigts, et il sait se montrer joueur et ambigu, charmeur et volontiers plaisantin. Sa narration est rarement sérieuse, mais elle l’est tout de même suffisamment pour que ce roman ne puisse être tout à fait considéré comme humoristique. En réalité, la coquetterie féminine est ici omniprésente, même chez le personnage de Frédéric Lambrun, peu viril dans ses actions comme dans ses réactions, jouant au final moins un rôle d’éminence grise que celui très féminin de confidente ou de prêtre débonnaire. C’est d’ailleurs lui qui, alors qu’Anielka, songe au suicide, lui demande : « Pourquoi mourir ? », sur un ton qui veut véritablement dire : « Pourquoi résister ? ». Car si dans le roman, pour des questions de convenance, Anielka est veuve, tout ce roman remet en question la notion de fidélité envers un mari absent ou vieillissant, quand on se sent prise, corps et âmes, par un soupirant plus jeune. Bien que l’on puisse s’affliger de l’intrigue absurde et rocambolesque de ce récit, on appréciera l’habileté du tentateur Maurice Dekobra, qui sait pousser ses lectrices sur la pente glissante de l’adultère.  Jeune, belle, immensément riche, son Anielka n’oppose à son amour que des principes un peu vains, qui permettent aisément à la lectrice de s’identifier à ce prestigieux personnage, tiraillé entre le devoir et l’envie, justifiant une certaine instabilité émotionnelle par l’excuse de la passion. Mais cette identification confortable permet à Maurice Dekobra d’amener sa lectrice là où il le désire, tant en réalité, Anielkla n’a pas de raison déterminée de fuir Lawrence; tant Lawrence lui-même, derrière le portrait très caricatural de l’Américain tenace et dépensier, prouve son attachement par son harcèlement continu; tant la seule manière de combattre cet amour se révèle au final l’aberrante solution imaginée par Schomberg. Tout cela permet de comprendre que l’intrigue est ici volontairement sacrifiée à un message tourné vers la promulgation de l’infidélité et le libertinage par une sorte de bon sens résigné, tout en se donnant les apparences – tout juste crédibles – de la vertu et de la passion amoureuse. Chaperon devenant au final entremetteur, Maurice Dekobra, via son sosie Frédéric Lambrun, se donne un rôle à la fois secondaire et essentiel, celui de l’ami dévoué qui s’abstient en permanence de juger Anielka, et qui loin de se comporter en pygmalion ou en arbitre incorruptible, se contente le plus souvent de mettre au service de la jeune femme ce statut de conseiller qu’elle lui a donné, mais de manière pragmatique, conciliante et perpétuellement compréhensive. De par cette duplicité minimale entre un récit farfelu et dépouillé, servant un message libertin tout à fait de son temps, on réalise pourquoi Maurice Dekobra fut durement jugé par les critiques de son temps, qui ne perçurent de son œuvre que la mince facture narrative, sans disposer de toutes les clefs de l’adroit travail psychologique effectué par l’auteur auprès de ses lectrices. Auteur de charme, tout comme il existait des chanteurs de charme, Maurice Dekobra pensait ses romans comme des roucoulades parfaitement formatées aux incohérences de l’esprit féminin, sachant flatter aussi bien leurs besoins narcissiques d’être adorées que leurs soucis d’honorabilité sociale, ou leur imagination débridée et érotique. Et c’est dans cette subtile prose, faite de compromis à demi-mots et d’aveuglements choisis, que Maurice Dekobra mettait réellement tout son génie, tout son art de séduire la femme, et d’entretenir en elle des envies de fantaisies dont il entendait bien être le premier bénéficiaire. « Pourquoi Mourir ? » est, en ce sens, le travail sophistiqué et exemplaire d’un dandy se donnant les faux attraits d’un expert en complexité sentimentale, mais ne délivrant que des certificats d’incitation à la débauche, et nombreuses sont celles qui s’y sont laissé prendre.

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