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MAURICE DEKOBRA - « Sérénade au Bourreau » (1928)



« Sérénade au Bourreau » est, plus ou moins, la suite de « Flammes de Velours » , dans le sens où on y retrouve le sémillant Docteur Hugo Schönberg, savant fou autrichien et misogyne qui avait longuement exposé ses théories délirantes dans cet excellent précédent volume, dont la lecture n'est toutefois pas nécessaire pour apprécier ce roman-ci. Pour ceux qui, cependant, ont lu « Flammes de Velours », on se souviendra que le Docteur Schönberg avait enlevé et hypnotisé plusieurs femmes afin de les déguiser en grandes figures féminines de l'Histoire, et de leur distiller, sous cette double identité, une philosophie les incitant à renier l'idée même d'amour, pour n'être plus que des créatures sublimes et lubriques, qui ne feront plus jamais souffrir aucun homme, puisque se donnant indifféremment à tous. Lors de sa très longue diatribe sur sa théorie, le Docteur Schönberg avait révélé que toute sa démarche découlait de l'infidélité et de l'abandon du domicile conjugal par sa propre épouse. C'est du destin parallèle de cette épouse qu'il va être question ici, et de la manière dont son mari va la recroiser et tenter de tirer d'elle et de son amant une vengeance sadique. Mareva Schönberg vit en effet une passion torride avec un jeune flambeur égyptien Ibrahim Bey. Le couple très riche traverse tout le continent européen, passant d'une ville sublime à une autre. Mais Mareva est une personnalité hors-norme, qui se pique de politique et notamment de politique turque, du fait que son père possède un commerce en difficulté à Istanbul (que les Occidentaux appellent encore Constantinople, voyant d'un très mauvais oeil la mainmise arabe sur ce pays longtemps sous domination grecque). Acoquinée avec un groupe terroriste communiste, Mareva entraîne Ibrahim dans le projet fou d'une tentative d'assassinat de Mustafa Kemal, très populaire (encore aujourd'hui) libérateur de la Turquie, et décidé à un rapprochement d'égal à égal avec l'Occident. L'attentat échoue lamentablement pour cause d'impréparation, et la plupart des terroristes sont capturés. Mareva parvient à s'enfuir, mais Ibrahim tombe dans les mains de la police turque. Loin de le sauver, sa nationalité étrangère et son origine hautement bourgeoise le font passer pour un agent de l'étranger, voire pour le commanditaire de l'attentat. Il n'a hélas rien d'autre à rétorquer que le simple fait qu'il n'a participé à cette tentative d'assassinat que pour les beaux yeux de la femme qu'il aime, et que néanmoins il se refuse à dénoncer. Une défense que bien entendu aucun tribunal ne saurait prendre au sérieux. Sans surprise, après un bref procès, Ibrahim Bey et tous les autres participants du complot sont condamnés à mort. La nuit précédant son exécution, alors qu'il déprime sur le banc de sa cellule, Ibrahim reçoit la visite de son avocat qui lui propose un marché : un homme puissant qui tient pour l'instant à garder l'anonymat se propose, avec la complicité d'un gardien, de le faire évader cette nuit-même, en échange de sa promesse d'exécuter un contrat qui lui sera stipulé en temps et en heure. La proposition est douteuse, mais à quelques heures de finir sur l'échafaud, Ibrahim se dit non sans raison que tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, et il accepte par avance l'offre qu'on lui demandera. Il est doucement exfiltré de la prison par son avocat et conduit secrètement sur le yacht de son puissant protecteur. "L'Andromède" se met en mouvement, et lentement, tandis qu'Ibrahim Bey dans sa cabine goûte enfin un repos bien mérité, le yacht quitte tranquillement Istanbul… C'est seulement le lendemain matin qu'Ibrahim Bey rencontre son bienfaiteur : le redoutable docteur Hugo Schönberg, le mari trompé et abandonné de son amante. Ibrahim s'étonne de devoir la vie à l'homme qui est censé le haïr plus que n'importe qui d'autre : c'est que Schönberg à mûri un plan machiavélique. Dans un premier temps, il offre à Ibrahim tout ce dont un homme peut rêver : la liberté d'abord, une nouvelle identité ensuite, celle de Jamii El-Khazen, homme d'affaires égyptien. Puis une somme plus que confortable sur un compte en banque alloué à ce nom, et enfin l'opportunité d'user à loisir de toutes les femmes que Schönberg lui présentera, toutes converties à sa philosophie du désamour. Deux françaises, Daphné et Lucinde, sont déjà disponibles, passant leurs journées à bronzer sur la terrasse de "L'Andromède". En contrepartie de ces bonheurs livrés à domicile, Schönberg exige une chose, c'est que le 5 juin 1929, soit exactement dans un an jour pour jour, Ibrahim se suicide de la manière qui lui conviendra le mieux, et en présence de Schönberg. D'ores et déjà, Schönberg exige en échange de ses bienfaits une lettre d'adieu antidatée qui le délivrera de tout ennui avec la justice. D'ailleurs, Ibrahim Bey n'est nullement prisonnier : il n'est tenu à demeurer sur le yacht de Schönberg que le temps d'être évacué en dehors de Turquie, où sa tête comme prisonnier évadé est fortement mise à prix. Après cela, Ibrahim pourra quitter le yacht quand il veut, où cela lui plaira, sans profiter du harem de Schönberg ou en se choisissant l'une de ses pensionnaires, s'il le désire. Ibrahim Bey comprend mal le projet de Schönberg : celui-ci explique alors qu'en tant que mari outragé, il estime que la vie d'Ibrahim Bey lui appartient. Il pourrait le tuer de suite ou le vendre à la police turque, mais son idée est, au contraire, d'offrir à Ibrahim un an de sursis, un an de vie merveilleuse et confortable au terme duquel Ibrahim devra se supprimer. Pour l'ex-condamné à mort qu'il était, c'est à la fois un sursis qu'on ne peut refuser, et un cadeau qui rendra sa mort plus injuste encore. Évidemment, si au terme de cette année, Ibrahim Bey ne met pas fin à ses jours, Schönberg se juge libre de communiquer sa nouvelle identité à la police turque, et fera tout ce qui est en son pouvoir pour le retrouver et le livrer à la justice... La proposition est évidemment perverse et sinistre, mais fraîchement évadé et ayant besoin de l'aide de Schönberg, Ibrahim Bey n'a d'autre choix que de l'accepter. Dans un premier temps, Ibrahim Bey reste en compagnie de Schönberg, même si, par répugnance pour ses vestales, il n'en use pas. Daphné et Lucinde sont pourtant très drôles, et leur brève apparition en "Madones du Yachting" est tout à fait appréciable. À l'occasion de sa première sortie, à Alexandrie, Ibrahim Bey sauve une danseuse de cabaret d'une tentative de viol. Miss Paprika est une petite fofolle montmartroise qui tombe sincèrement amoureuse de son sauveur. Émue par la candeur sincère de la jeune femme, il décide de consacrer à elle seule sa dernière année de vie, et quitte le yacht de Schönberg avec l' accord de ce dernier, qui promet de le laisser en paix jusqu'à la veille du 5 juin 1929. Ibrahim reprend avec Paprika la vie itinérante qu'il menait avec Mareva, mais contrairement aux prévisions de Schönberg, le cœur n'y est plus. Non seulement la perspective de sa mort prochaine l'empêche d'être pleinement heureux avec Paprika, mais malgré toute l'affection qu'il lui voue, le souvenir de Mareva revient le hanter. Alors que la date fatidique de son suicide programmé se rapproche dangereusement, Ibrahim écrit à l'adresse autrichienne de Mareva pour lui raconter son histoire, sans être certain qu'elle pourra la lire. Fort heureusement pour lui, Mareva est bien rentrée en Autriche. Elle rejoint Ibrahim et Paprika, là où ils se sont installés dernièrement, à Saint-Raphaël, dans le Var. Paprika voit d'abord avec hostilité cette ancienne rivale refaire surface, mais consciente qu'elle seule peut sauver Ibrahim, elle fait profil bas et instinctivement laisse sa place. Mareva n'a aucun mal à retrouver l'hôtel où, patiemment et avec délectation, Hugo Schönberg attend son heure. Elle parvient à l'embobiner, à le persuader qu'elle désire revivre avec lui, et parvient sans trop de mal à lui arracher la lettre d'adieu signée un an plus tôt par Ibrahim Bey, seule preuve dont aurait disposé Schönberg pour le dénoncer. Enfin, échappant à son mari, elle offre à Ibrahim la meilleure protection possible : la fuite en sa compagnie. Il ne reste à Schönberg que la colère et la frustration de s'être ainsi fait rouler dans la farine, et à Miss Paprika, que ses pauvres yeux pour pleurer… Il manque à « Sérénade au Bourreau » un peu de la folie et du lyrisme flamboyant de « Flammes de Velours », mais en choisissant de faire de ce roman une sorte de thriller atmosphérique, Maurice Dekobra est parvenu assez bien à se renouveler, tout en restant sur une thématique et des personnages semblables à son précédent livre. « Sérénade au Bourreau » se veut moins littéraire, et se lit plus facilement, même si l'intrigue est plus ordinaire, plus prévisible, et consacre un peu trop de place à la dimension "fantasmatique" du personnage d'Ibrahim Bey, idéal masculin un peu suranné de nos jours mais qui certainement fit vibrer bien des imaginations féminines en son temps. Les personnages féminins de ce roman sont paradoxalement bien plus intéressants, malgré leurs rôles plus discrets. À noter, pour l'anecdote, que lorsque Ibrahim Bey tente de préparer Paprika au fait qu'il serait possible qu'il meure le 5 juin 1929, comme celle-ci est prise d'un brusque mouvement de panique, il ajoute en tempérant : "Je dis cette date, comme je pourrais dire le 5 juin 1974". Or Maurice Dekobra est mort le 1er juin 1973. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'involontairement, il n'était pas tombé loin…

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