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PAUL D'IVOI - « Jalma La Double » (1907)


Paul d’Ivoi fut un nom révéré par tous les adolescents du début du XXème siècle. Né dans une famille de journalistes parisiens, le futur romancier embrassa d’abord cette profession avant de se laisser tenter par la proposition d’un collègue plus âgé, Henri Chabrillat, qui s’était mis en tête d’écrire un roman inspiré de Jules Verne, sorte de rêve de jeunesse dont la réalisation était soudainement devenue urgente. Seulement Henri Chabrillat est gravement malade, il peine à travailler tout seul sur la rédaction du roman, et fait donc appel à Paul Deleutre comme nègre littéraire, puis comme co-auteur, à mesure que ses forces déclinent. Peut-être encore dubitatif sur le succès potentiel de ce livre, Paul Deleutre décide de le co-signer sous le nom de Paul d’Ivoi, pseudonyme utilisé par son propre père dans sa jeunesse. Cependant, Henri Chabrillat ne verra pas son rêve littéraire se réaliser : il décède en 1893, à seulement 51 ans et, suivant toutes ses directives, Paul d’Ivoi achève seul ce roman d'un autre devenu le sien par la force des choses, « Les Cinq Sous de Lavarède », qui fut publié en 1894, aux éditions Tallandier, alors principalement concentrées sur des publications pour la jeunesse. Ce roman est en fait très inspiré du « Tour du Monde en 80 Jours » de Jules Verne, si ce n’est qu’à la restriction de temps, Paul d’Ivoi substitue une restriction financière : pour réussir son Paris, Lavarède doit faire le tour du monde avec seulement cinq sous en poche (l’équivalent d’à peine 25 de nos centimes). « Les Cinq Sous de Lavarède » est astucieux et sympathique, mais objectivement, n’a rien d’un chef d’œuvre. Il remporta néanmoins un succès populaire inattendu, qui perdura jusque dans les années 30, où il fut adapté au jeune cinéma parlant, avec comme premier rôle un débutant marseillais au potentiel comique prometteur, un certain Fernandel. Pris dans l’engrenage de la célébrité soudaine, de l’argent facile et de l’attente effrénée du public, Paul d’Ivoi se lança dans une œuvre colossale qui s'est étalée sur plus de vingt ans, et aurait certainement duré plus longtemps encore, si Paul d’Ivoi n’était prématurément mort d’un infarctus en 1915. La majeure partie de son œuvre consiste en un cycle de 21 romans, « Les Voyages Excentriques », qui imitent - ou plutôt parodient – les « Voyages Extraordinaires » de Jules Verne, en les prenant à contre-pied. Jules Verne était un auteur sérieux, très pédagogique, dont les romans démontrent une écriture rigoureuse et soignée, au service de récits d'aventures scientifiques d’une haute moralité. Paul d’Ivoi au contraire est un auteur goguenard, fantaisiste, dont les romans, publiés par épisodes dans l’hebdomadaire « Le Journal des Voyages », obéissent aux règles aléatoires et volontiers racoleuses du roman-feuilleton. Pour expliquer cet insolence soigneusement entretenue, il faut tenir compte du fait que Jules Verne était monarchiste, colonialiste, anglophile et volontiers raciste envers les africains. Paul d’Ivoi, au contraire, était un républicain, dreyfusard, anglophobe, cosmopolite et anticolonialiste, - bien que dans la France de son époque, il était fort malvenu de critiquer l’empire colonial français, aussi les auteurs qui y étaient opposés critiquaient, dans leurs romans, à l’empire colonial anglais, tout en laissant entendre que le colonialisme est un problème général. Malgré cette démarche progressiste louable, il serait excessif et ridicule de placer Paul d’Ivoi au niveau de Jules Verne : d’abord parce que ses romans sont simplement divertissants, et n’ont aucune prétention éducative; et ensuite, parce que Paul d’Ivoi était un écrivain très inégal, à la narration souvent maladroite et négligée. En effet, fort d’un premier succès historique et d’un public qui lui est toujours resté fidèle, Paul d’Ivoi eut bien peu de défis à relever dans sa carrière. Son œuvre reflète encore aujourd'hui la nonchalance capricieuse, arbitraire et volontiers paresseuse d’un auteur qui ne subit jamais aucune pression, et qui savait fort bien que son roman se vendrait, qu’il soit réussi ou non. Reste que son travail est à la fois typique de l'imaginaire de la Belle-Époque, et très personnel dans sa forme, autant par rapport aux autres romans d’aventure que par rapport au genre feuilletonesque. Continuellement dans l’improvisation, Paul d’Ivoi multiplie assez souvent les digressions ou les faux-raccords, mais c’est aussi ce qui fait son charme : tout peut arriver ou presque, dans ses romans, bien qu’il soit moins porté aux énormités que son confrère de chez Tallandier, le redoutable Louis Boussenard. La place occupée par les 21 tomes de ces « Voyages Excentriques » a très vite fait oublier les nombreux autres romans hors-cycle de Paul d’Ivoi. Il est vrai qu’ils ne diffèrent guère du reste de sa production, si ce n’est qu’il y est moins question de voyages. Un seul, cependant, a attiré l’attention, à deux reprises : « Jalma La Double » (1907), roman assez bref et anecdotique, connut un petit regain en 1927-1928, lors de son adaptation au cinéma par Roger Goupillières, futur réalisateur du « Knock » avec Louis Jouvet. Pionnier du cinéma français, Goupillières fut aussi un des premiers réalisateurs à adapter au cinéma des œuvres littéraires et théâtrales. Le roman de Paul d’Ivoi fut donc réédité à l'occasion de la sortie du film, illustré par quelques photos de tournages reproduites par le procédé d’héliogravure. « Jalma La Double » est un roman un peu à part dans l’œuvre de Paul d’Ivoi, car les personnages principaux sont en partie des personnalités réelles, issues du sultanat ottoman : Abdülhamid II et son frère Mourad V, décédé en 1904. C’est le décès de Mourad V qui a vraisemblablement inspiré ce roman à Paul d’Ivoi. Fils ainé de sa lignée, Mourad V était monté sur le trône ottoman en 1876, mais probablement d’une sensibilité exacerbée, il donna rapidement des signes de détresse psychologique, de paranoïa et d’anxiété prolongée, qui amenèrent son abdication forcée à peine deux mois après avoir été nommé sultan. Il fut alors remplacé par son frère cadet, Abdülhamid II (Abdul-Hamid, dans le roman), qui fit enfermer Mourad V dans un palais proche, où il vécut pendant 28 ans, relativement heureux au milieu de nombreuses concubines et de ses quatre filles naturelles. Néanmoins, cette situation pour le moins étrange suscita beaucoup d’interrogations en Occident, particulièrement en France où Mourad V, alors encore prince, avait rendu visite à Napoléon III en 1867 à Compiègne, lors d’une tournée diplomatique en Europe, et avait fait forte impression, s’étant révélé un authentique francophile, parlant parfaitement notre langue, passionné par la poésie et la littérature française. Les massacres hamidiens que fit subir Abdülhamid II au peuple arménien (entre 80 000 et 300 000 morts entre 1892 et 1897), lequel voulait obtenir son indépendance de l’Empire Ottoman, accréditèrent en France cette idée que le sultan prisonnier Mourad V était un "bon" sultan, que l'on faisait passer pour fou, afin qu'il soit remplacé par son frère, désormais surnommé « Le Sultan Rouge », usurpateur et barbare. Nombre de politiques et d’intellectuels français jugeaient nécessaire de remettre Mourad V sur son trône. Diverses tentatives furent d’ailleurs vainement réalisées en ce sens, par la famille et la belle-famille de Mourad V. En réalité, Mourad V semble avoir jugé lui-même qu’il n’était pas fait pour régner, tant psychologiquement que physiquement (on ne sut qu’à sa mort qu’il était assez gravement diabétique), et s’estimait relativement satisfait de sa vie de reclus. Néanmoins, Paul d’Ivoi s’est appuyé sur le mythe du Mourad V "juste", prisonnier de son frère démoniaque, pour rédiger « Jalma La Double », tout en occultant quantité de détails cruciaux sur la captivité de Mourad V, qui ne vivait pas en ermite dans un grand palais, comme Paul d'Ivoi le décrit, mais servi par une armada de domestiques; délassé par un harem entier; et vivant avec ses quatre filles. L’histoire se déroule à Istanbul (« Stamboul » comme on disait alors), durant les années 1903-1904. Deux français, Jean-Paul Renaud et Alcide Malarie, font connaissance au débarquement du navire qui les a conduits en Turquie. Leurs motivations à venir vivre à Istanbul sont pourtant bien différentes : Jean-Paul Renaud est le fils de l’ancien secrétaire du prince Mourad V, et il vient tenter d’entrer en contact avec le souverain prisonnier, afin de fomenter un coup d’état. Alcide Malarie, en revanche, n’est qu’un comédien au chômage qui s’est fait prestidigitateur. Il a été contacté en France par un émissaire d’Abdul-Hamid, qui adore les tours de magie, et engage le magicien pour en réaliser quelques uns à la cour du sultan. Pour autant, Alcide Malarie ne se sent ni dévotion ni fidélité envers son employeur, et il veut bien mettre à la disposition de son nouvel ami les facilités qui sont les siennes pour accéder au palais. Il n’y aura pourtant pas besoin de faire entrer Jean-Paul Renaud par la porte de derrière : l’émissaire d’Abdul Hamid vient proposer un "bakchich" conséquent à Alcide Marie pour qu’il épouse – brièvement – une jeune fille qui serait la seule et unique descendante de Mourad V (Paul d’Ivoi était décidément mal renseigné). En effet, dans ce roman, avant son accession au trône, Mourad V aurait eu un fils, qui eût à son tour une fille. Ce fils, Yach-Ahmed, véritable péril pour le règne d’Abdul-Hamid, avait été assassiné par les sbires du sultan, mais avant cela, il avait eu le temps de mettre son enfant entre les mains d’un brave bédouin, Ali-Remeh, déjà père d'une fillette en bas-âge. Durant près de vingt ans, Ali-Remeh élèva les deux fillettes comme deux sœurs, et ignorant le nom de la fille de Yach-Ahmed, il la nomma Jalma, du nom de sa propre fille. Cependant, les services spéciaux du sultan, menés par le redoutable colonel Yerba, finissent par retrouver sa trace. Leur mission est de s’emparer de la petite fille de Mourad V et de l’exécuter. Seulement voilà, Ali-Rameh est aussi employé par la présence française, qui, certes, ne peut s’opposer à ce que la Jalma petite-fille de Mourad V soit enlevée par le sultan, mais qui rappelle à Abdul-Hamed que l’autre Jalma, la fille d’Ali-Rameh, est par extension sous l’autorité de la République Française. Par conséquent, l’enmmener de force ou la kidnapper serait un grave incident diplomatique. Seul Ali-Rameh pourrait dire quelle Jalma est la petite fille du sultan, mais conscient du risque de torture qui pèse sur lui, il avale du poison et met fin à ses jours, emportant son secret dans la tombe. Comme les deux jeunes filles se retrouvent à présent orphelines, il faut bien s’en occuper : l’une des Jalma sera mise en sécurité dans la prison dorée de Mourad V, et l’autre sera gardée à l’ambassade de France. Tout cela ne fait évidemment pas les affaires du sultan Abdul-Hamid, qui ne voit pas d’autre solution que d’exécuter les deux Jalma. Il conçoit donc le plan machiavélique de faire épouser ces deux jeunes filles par ce prestidigitateur français, Alcide Malarie, et par celui qu’il a astucieusement présenté comme son secrétaire, Jean-Paul Renaud : les deux hommes étant français, l’ambassade de France ne s’opposera pas à ces mariages, et Abdul-Hamid n’aura plus qu’à les bombarder du titre de "pacha" pour les faire entrer à son service, et faire ainsi main basse sur leurs jeunes épouses. Le procédé semble tiré par les cheveux, mais il est pourtant authentique : le vrai Abdülhamid II a ainsi marié de force trois des quatre filles du vrai Mourad V à des domestiques à sa solde qu’il avait hypocritement anoblis comme "pachas"; des mariages qui furent d’ailleurs désastreux, et cela donna même naissance à un scandale retentissant, la fille aînée de Mourad V entretenant une liaison adultère avec le mari de la fille d’Abdülhamid II.  Bien entendu, Alcide et Jean-Paul n’acceptent ce marché que dans la perspective de pouvoir délivrer Mourad V, et de le ramener avec eux en France, avec les deux Jalma. Mais comme on s’en doute, l’amour va s’en mêler, et ces mariages deviendront authentiques, grâce à l’aide appréciable du troisième sultan d’Istanbul, Malouk, le « Sultan des Mendiants », qui règne en maître sur tous les bas-fonds de la capitale ottomane... Comme souvent chez Paul d’Ivoi, l’idée de départ est plutôt intéressante, mais son goût naturel pour l’improvisation le pousse rapidement à quantité de digressions qui font languir l’action, d’autant plus que « Jalma La Double » est un roman très bavard, dont les dialogues sont certes brillants, mais représentent beaucoup de remplissage dans un récit d’à peine 250 pages, soit plus de deux fois plus court que la plupart des romans de la série des « Voyages Excentriques ». Paul d’Ivoi s’intéresse surtout à l’ambiance orientaliste, aux tours de magie d’Alcide, et à la bluette quelque peu niaiseuse entre Jean-Paul et l’une des Jalma. La lecture du roman donne la sensation que « Jalma La Double » était parti pour être un feuilleton, puis a été progressivement réduit à un petit mélodrame atmosphérique, peut-être destiné plus volontiers à un lectorat féminin. Ainsi, « Jalma La Double » lorgne vers les styles de Pierre Loti ou Claude Farrère, sans toutefois s’affranchir totalement des grosses ficelles du feuilleton. De ce fait, le résultat est assez étrange, quoique au final, pas déplaisant. Autre élément étrange, la curieuse volonté de donner vie à des personnages historiques réels à la seule fin d'en donner l'image de personnages bien différents de ce qu’ils sont. Que Mourad V soit ici représenté comme un vieil ermite philosophe empreint de sagesse, ça ne surprend que modérément; mais il est bien plus étonnant que le sultan Abdülhamid II, déjà connu en 1907 comme un tyran sanguinaire, soit décrit ici comme un vieillard misanthrope et paranoïaque (souffrant donc de l’état psychologique qui était en réalité celui de son frère), et dont les mauvais instincts ne seraient en fait que le résultat de la manipulation subtile du colonel Yerba. Évidemment, Paul d’Ivoi ne dira pas un mot sur les massacres hamidiens perpétrés par ce soi-disant brave grand-père victime de son entourage, et qui, à la toute fin du roman, envoie une jolie carte de vœux à Paris aux jeunes mariés, en parlant des Jalma comme de ses "nièces". Paul d’Ivoi conclue même son roman sur cette phrase déconcertante, au sujet d’Abdul-Hamid : « Peut-être le maître de vingt-cinq millions d’hommes avait-il pleuré en envoyant ce salut lointain à deux jeunes filles ! » Difficile, encore aujourd’hui, de comprendre, et par conséquent d’expliquer, ce qui a pu pousser Paul d’Ivoi à aller tremper sa guimauve dans les larmes fort éventuelles du « Sultan Rouge », mais indéniablement, dans ce genre déjà très éculé en 1907 qu’était le roman orientaliste, il faut reconnaître que Paul d’Ivoi a signé une œuvre inclassable et atypique, peut-être en partie involontairement, mais qui, dans cette démarche fort étrange d’évoquer le déclin douloureux de l’empire ottoman à la seule fin d’en tirer un roman fleur bleue pétri de tendresse et d’humour, n’est pas loin de préfigurer, avec vingt ans d’avance, quelques unes des fantaisies, pourtant bien plus intellectuelles, auxquelles se livreront les dadaïstes et les surréalistes. Les 7 héliogravures des photos du film, colorisée via l'application Palette :  












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