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PAUL DE KOCK - « Le Concierge de la Rue du Bac » (1868)



Figure incontournable de la littérature populaire du XIXème siècle, Paul de Kock est un de nos plus grands artisans de la comédie française, à la fois gauloise et bon enfant, dont l’esprit s’est perpétué jusque dans le cinéma français du XXème siècle.L’oubli dans lequel il est progressivement tombé depuis sa mort en 1872 tient essentiellement à son engagement politique. Ce grand amoureux du peuple et des « petites gens », qui représentent l’essentiel des personnages de ses romans, était paradoxalement un fervent royaliste, qui nourrissait un mépris souverain pour la République, et ne s'en cachait pas. Il faut dire que le père de Paul de Kock, banquier hollandais installé à Paris, avait été guillotiné sous la Terreur, les sans-culottes s'étant apparemment mépris sur la particule de son nom, courante et nullement nobiliaire en Belgique et aux Pays-Bas.Paul de Kock s’étant éteint à peine un an après l’avènement de la IIIème République, il était dès lors tentant pour les institutions littéraires de réduire ce cadavre encore frais à un simple reliquat de l’Ancien Régime, condamné à l'oubli.Pour aggraver encore le mépris de sa postérité, il faut ajouter que Paul de Kock n’était guère plus estimé par l’aristocratie française, que l'auteur n’épargnait pas dans ses romans les plus cinglants, du fait qu’il la jugeait assez décadente et indigne du modèle royal d’exemplarité. Dès lors, l'inhumation littéraire du grand homme ne pouvait plus révolter grand monde.Malgré tout, il ne faut pas voir en Paul de Kock un écrivain militant, appelant au retour du Roy. Certes, Paul de Kock est souvent un peu moraliste, mais en revanche, il se montre très distant avec la morale religieuse, qu’il juge souvent assez corrompue. Il y a chez Paul de Kock une certaine préfiguration voltairienne d’un anarchisme de droite qui croit à l’immanence des valeurs humanistes, mais se défie d’elles lorsqu’elles se rassemblent en institutions souveraines. Au final, cet écrivain, pourtant parisien jusqu’au bout des ongles croyait avant tout à un bon sens naturel hérité de la paysannerie, à un ordre des choses naturel auquel il fallait rationnellement se tenir, sauf lorsqu’il incitait au sacrifice ou à la mortification, car non, nous ne sommes pas sur cette Terre pour souffrir et mériter notre place au Paradis, nous sommes là avant tout pour nous aimer et nous amuser. Le Paradis, c’est ici et maintenant, mais encore faut-il être suffisamment futé pour s’en rendre compte. En ce sens, il ne faut jamais, selon Paul de Kock, se détourner des plaisirs de la vie, particulièrement ceux de l’alcool et de la bonne chère, mais volontiers aussi ceux de la chair, d’autant plus que, à l'en croire, souvent l’amour vrai peut naître d’une culbute éthylique ou du droit de cuissage sur une fille de ferme, chez laquelle on découvrait souvent des attraits bien plus grands que chez des comtesses précocement desséchées à force de dévotion et d’actes de charité.Bien qu’il soit difficile d’en avoir la certitude, Paul de Kock avait en son temps la réputation de vivre d’un lectorat essentiellement féminin, constitué de petites bourgeoises avides de s’encanailler. À l’étranger, ce fut certainement moins vrai, vu que ses plus grands défenseurs étaient des hommes de lettres renommés, notamment William Makepeace Thackeray, Graham Greene et James Joyce. Ce qui est certain, c’est qu’en dépit de son esprit conservateur et gaulois, Paul de Kock donne toujours des femmes une image tendre et positive, et tout particulièrement, il leur prête uninclination à la sagesse et à la maturité, alors que les hommes y sont très souvent montrés dans ses romans comme de grands gamins attardés.Les romans de Paul de Kock sont presque exclusivement situés à Paris, ou dans sa banlieue, ce qui confère à son œuvre un puissant intérêt documentaire et historique, mais peut aussi déconcerter un lectorat moderne, car il y a là, dépeint dans ses livres, un Paris tendrement chéri par l’auteur, qui est fort éloigné de celui que nous connaissons, ou comme dans « Le Concierge de la Rue du Bac » (1868), la capitale se présente par le biais d'un quartier peu connu ou qui n’a plus aujourd’hui le prestige d’antan.La rue du Bac est une rue longue d’environ un kilomètre, qui se trouve à peu près au centre sud de Paris, et qui relie le quai Voltaire, au bord de la Seine, à la rue de Sèvres, un peu au nord de Montparnasse, près du Bon Marché. C’est une rue en arc-de-cercle, élargie sous Louis XIV, mais qui existait en tant que chemin de terre depuis au moins 1550, et qui tire son nom des bateaux à fonds plats, les "bacs", utilisés pour les transports de marchandises, lesquels partaient d'un petit port situé au bas du quai Voltaire, exactement là où commence la rue du Bac. Aujourd’hui encore, cette rue est l'une des plus luxueuses de Paris, mais aussi une des plus chargées d’histoire, puisque elle borde un très grand nombre d’hôtels particuliers datant de la fin du XVIIIème siècle jusqu’au début du XXème siècle. Des immeubles superbes et classés, où beaucoup d’écrivains ont vécu, parmi eux Chateaubriand, Marcel Brion, Romain Gary (c’est même là qu’il s’est suicidé en 1980), Jean d’Ormesson, Georges Pérec, le peintre Camille Corot, ainsi que le mathématicien et astronome Pierre-Simon de Laplace et le botaniste Pierre Poivre.Sous le Second Empire, à l’époque où se déroule ce roman, la rue du Bac est encore un quartier populaire, d’abord parce que, en ce temps-là, le peuple ouvrier ne fuit pas spécialement les quartiers luxueux et chargés d’histoire, et ensuite parce que cette profusion d’hôtels particuliers sont la possession de grandes familles qui, le plus souvent, résident dans des châteaux ou des manoirs de province, et n’utilisent ces hôtels particuliers que comme pieds-à-terre parisiens. Il faut donc quelqu’un pour gérer ces hôtels, aussi fait-on appel pour cela à un membre d’une profession née au XIIIème siècle : le concierge ! (du latin "cumcerge", mystérieusement dérivé de "conservus" : compagnon de service).Si aujourd’hui la profession de concierge n’est guère passionnante, et se borne le plus souvent à un travail d’intermédiaire chargé de la perception des loyers et de l’entretien des poubelles, ce métier avait, sous l’Ancien Régime, une image bien plus prestigieuse de "gérant" de propriété, d’homme aux talents multiples qui, le plus souvent, savait bien plus entretenir un immeuble que l'aristocrate qui en était le propriétaire.Néanmoins, tout au long du XIXème siècle, la profession perdit beaucoup de son éclat, en partie parce que l’inconstance politique, qui fut celle d’un siècle où se succédèrent trois rois, deux empereurs et deux républiques, révéla le concierge type comme un fervent monarchiste, s’arrogeant volontiers le poste de gardien et de prosélyte des privilèges royaux. Cette image fut d’avantage écornée encore dès les années 1840, grâce à la popularité du couple de concierges dépeint dans le roman-feuilleton « Les Mystères de Paris » d’Eugène Sue, Mr & Mme Pipelet. L’auteur en fit deux personnages sympathiques, mais stupides et totalement égoïstes, passionnés de cancans, de ragots, et tenant leurs propres jugements en haute estime. C’est d’ailleurs du nom de ces "Pipelet" que dériva l’adjectif familier "pipelette", désignant une femme ayant du goût pour les racontars.Cette vision caricaturale du concierge perdura jusqu’au XIXème siècle et, sans surprise, Paul de Kock l’entretient volontiers dans ce roman, où, contrairement à ce que son titre laisse présager, il n’y a pas ici un concierge mais quatre concierges, tous affectés à des hôtels particuliers de la rue du Bac, espacés de quelques dizaines de mètres, et ayant chacun leur rapport très personnel avec la mission qui leur est confiée. Ainsi, il n’y a pas dans ce roman une seule intrigue, mais quatre intrigues différentes, plus deux ou trois intrigues parallèles, qui s’entrecroisent en un tableau satirique et vaudevillesque.Le personnage central est Droguin, archétype du vieux chafouin rouspéteur, imbu de sa profession, et plus encore de lui-même. Hautain, volontiers mythomane (il se prétend "Suisse", car le métier de concierge en Suisse, même encore de nos jours, nécessite trois ans d’études et débouche sur l’obtention d’un brevet sans lequel il n’est pas possible d’exercer), Droguin serait un personnage tout à fait odieux, si les efforts continuels qu’il fait pour se grandir aux yeux des autres n’étaient une perpétuelle source de plaisanteries et de rigolades pour tous les gens du quartier, et notamment pour son très jovial et bon-vivant collègue Pigeonnier, qui a fait de Droguin son souffre-douleur favori. En effet, alors que Droguin aimerait que Pigeonnier s’adresse à lui en l’appelant « mon cher confrère » ou « monsieur le Suisse », Pigeonnier prend un malin plaisir à ne visiter sa loge qu’en le saluant de manière gouailleuse par un grand « Comment ça va-t-y, Papa Droguin ? » que ce dernier prend fort mal, mais sans se fâcher vraiment. Car effectivement, Pigeonnier, bien plus intelligent que son collègue, a compris que Droguin a désespérément besoin d’un auditoire pour débiter ses vantardises, et il lui accorde quotidiennement, en manière de plaisanterie, une attention particulière, quoique goguenarde : Pigeonnier feint de mal comprendre les fanfaronnades de son interlocuteur, obligé de répéter ses dires, ou discute sans fin des points de détail sans importance, jusqu'à faire enrager Droguin qui veut aller au bout de son histoire. Cette amitié quelque peu toxique entre deux hommes qui ne s’estiment guère mutuellement ,mais partagent ensemble des joutes verbales hilarantes pour le lecteur, est pour beaucoup dans la drôlerie de ce roman, notamment lors de son point culminant, au milieu du roman : alors que Droguin révèle vouloir tester cette invention nouvelle et révolutionnaire qu’est la montgolfière, Pigeonnier lui dit : « Chiche ! ». En effet, l’Hippodrome de Longchamp accueille le week-end suivant une montgolfière proposant, à défaut d’un véritable voyage dans les airs, une élévation de quelques centaines de mètres pour voir Paris d’en haut. Pigeonnier connaît suffisamment son Droguin pour subodorer qu’il se vante d’un courage qui lui fera défaut au pied du mur, aussi le contraint-il à l’accompagner dans cette montgolfière, où bien entendu, sujet au vertige, Droguin sera pris de panique jusqu’à se rouler au sol de la nacelle et déchirer son pantalon par des mouvements désordonnés. C'est assurément la scène la plus dantesque de ce roman, et l'un des sommets de l'art comique de Paul de Kock.En parallèle, on découvre deux autres concierges : d’abord Bassinoire, l’archétype de l’imbécile heureux, marié à une très jolie femme qu’il passe sa vie à chercher le long de la rue du Bac sans la trouver, et pour cause, car elle est souvent dans le lit d’un voisin. Bassinoire, de ce fait, n'est jamais à son poste et confie souvent la loge à ses enfants, tandis que ses voisins, chaque jour, le regardent traverser la rue dans un sens puis dans un autre, avant fatalement, qu'il en vienne à frapper à l’huis de chaque loge, en demandant : « Excusez-moi, vous n’auriez pas vu ma femme, par hasard ? ». Cette charmante et peu farouche créature, qui s’ennuie auprès de ce simplet à la bonne humeur facile, nourrit des ambitions artistiques pour lesquelles elle n’a aucun talent, mais dont elle juge que sa beauté pourrait les lui faciliter. Son mari, d’ailleurs, follement épris et tout à fait innocent, ne demande pas mieux que de rendre service à son épouse en mettant en scène une pièce de théâtre dans l’hôtel particulier qui l'emploie comme concierge, et dont le propriétaire est toujours absent. Preuve qu’elle n’est pas dépourvue d’un certain humour, Eulalie Bassinoire demande à son mari de mettre en scène « La Famille Benoîton » de Victorien Sardou – le plus populaire auteur de pièces de théâtre sous l’Ancien Régime – en lui précisant qu'elle tient à interpréter le rôle de Mme Benoîton. C’est d'ailleurs sous le prétexte d’apprendre ce rôle et de le répéter quotidiennement qu’Eulalie Bassinoire justifie ses longues absences loin de son mari... Ce qui fait évidemment rire tous ceux qui, dans le quartier, connaissent la pièce de Victorien Sardou, car le personnage de Mme Benoîton n’a pas une ligne de dialogue dans la pièce : c’est une femme que son mari passe son temps à chercher, mais qui n’apparaît jamais.Le fiasco de cette pièce montée à l'arrache, pour laquelle finalement Eulalie a écrit elle-même son rôle, lequel implique une chanson qu’elle chante tellement mal que cela lui vaut de recevoir quelques tomates bien mûres, marque l'apogée finale de ce roman. Pigeonnier hérite du poste de souffleur, mais comme il n’y a pas de trou au sol où se nicher, il souffle du haut d’un escabeau de deux mètres, posé à côté de la scène. Tout cela se termine fatalement en bagarre générale, juste au moment où les propriétaires de l’hôtel particulier reviennent, sans avoir prévenu, pour une réunion d’affaires en compagnie de quelques associés qui restent médusés par le tableau affligeant qu'ils découvrent.Enfin, le dernier concierge, Robertin, est un homme secret, peu liant, père d’une ravissante jeune fille, Thérèse, devenue couturière. On s’en méfie un peu dans le quartier. Robertin est le concierge d’un des plus luxueux hôtels de la rue du Bac, mais il n’en tire aucune fierté, et ne sacrifie auprès des autres qu’au minimum de courtoisie. Il semble surtout obnubilé par la sécurité, et chasse assez brutalement tous ceux qui traînent trop devant son hôtel, y compris un jeune homme bien mis mais étrange, qui semble convoiter sa fille. L'attitude misanthrope de Robertin a fini par le rendre suspect aux yeux de ses collègues. Aurait-il un crime sur la conscience ? L’hôtel qu’il gère est celui de la famille de Saint-Clair, dont le dernier descendant s’est éteint il y a plus de dix ans, et que personne ne semble avoir réclamé depuis. Robertin se serait-il emparé du bien des Saint-Clair ? À la fin du roman, on apprendra que, bien au contraire, le vertueux Robertin obéit aux volontés testamentaires de son défunt employeur, et cherche depuis des années les traces du dernier des Saint-Clair, sans se douter que ce garçon qu’il chasse régulièrement de devant son hôtel, c’est précisément l’héritier qu’il recherche, venu pour réclamer son bien, mais qui est tombé en arrêt devant la jolie Thérèse, à laquelle il n’ose se déclarer mais qu'il revient voir chaque jour derrière la vitrine de sa loge. Lorsqu’enfin, il se fait connaître, c’est Thérèse, pourtant fort troublée de ce jeune admirateur muet, qui ne veut plus le voir, car un marquis n’épouse pas une fille de concierge. Mais ce marquis-là est un jeune homme tout à fait moderne, qui croit avant tout à l’aristocratie du cœur, et en épousant finalement Thérèse, il en fera une bien jolie marquise, mais une marquise couturière, qui continuera à fabriquer des robes, puisqu’elle aime tellement ça... Cette dernière intrigue, plutôt sérieuse, apporte une touche de romantisme et de rêve à un récit qui aurait sans doute gagné à n’être qu’une simple farce à l'italienne. Mais peut-on en vouloir à Paul de Kock d’avoir signé un roman qui, à l’image de la vie elle-même, est parfois drôle, parfois sérieux ? Ce serait excessif que de juger que  « Le Concierge de la Rue du Bac » est un récit réaliste, mais il s’en dégage néanmoins le portrait touchant d’un quartier de Paris en 1860, riche en personnages drôles, truculents ou émouvants, qui préfigure parfois aussi les comédies italiennes du XXème siècle. Écrit avec simplicité et sincérité, enchaînant de très savoureux dialogues, oscillant entre vaudeville académique et farce gauloise, Paul de Kock nous dépeint avec bonheur cette rue du Bac lointaine et proche à la fois, et nous donne indéniablement l’envie de nous y installer, et même - pourquoi pas ? - d’aller tailler une petite bavette avec les concierges du quartier, qui sont si attachants. Ce n’est d’ailleurs pas un léger mérite, que l’on doive reconnaître à Paul de Kock, que d’avoir su rédiger un roman sur des concierges qui ne tombe ni dans la moquerie condescendante, ni dans l’éloge corporatif, ni dans le reportage en immersion. « Le Concierge de la Rue du Bac », au final, c’est vous, c’est moi, c’est le voisin, celui qu’on croît connaître de par sa seule fonction, mais qu’en réalité, on ne connaît pas. Grâce à Paul de Kock, on le connaît enfin, même si c’est pour arriver à la conclusion, peut-être un peu facile, qu’un concierge est quelqu'un comme tout le monde, et qu’il a tout à fait sa place dans un vaudeville ou dans une comédie. Alors, essuyez vos pieds sur le paillasson, et grimpez l’escalier qui mène à ce livre, mais sans taper trop fort des pieds, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci ! 

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