top of page

PAUL DE KOCK - « Madame Tapin » (1868)



Paul de Kock fut, de son vivant, considéré comme l’un des plus grands écrivains français, sinon par ses confères, du moins par un public essentiellement petit-bourgeois ou populaire, souvent féminin. Il fut également traduit et apprécié à l’étranger, notamment par Feodor Dostoievski qui le cita dans plusieurs de ses romans. Paul de Kock, il est vrai, nonobstant ses origines familiales hollandaises, représentait la substantifique moelle de ce que l’esprit français peut avoir de plus positif et de plus séduisant : un hédonisme tendre et ironique, adoptant souvent la forme de vaudeville cocasse autour d’une histoire d’amour impossible ou contrariée. Cependant, l’intrigue chez lui importe peu : il aime à créer des personnages généralement truculents, caractériels mais bons vivants, qu’il fait se télescoper dans des chassés-croisés assez souvent burlesques. Le principal talent de Paul de Kock est de parvenir à être fondamentalement bon enfant sans jamais être niais ou aseptisé. Il apprécie les personnages "tordus", les éclopés de la vie, les clochards, les marginaux, les escrocs, mais qu'il dépeint sans misérabilisme, avec beaucoup de tendresse rigolarde. L'auteur évite également, autant que possible, de parler politique ou religion. Ce qui l’intéresse, ce sont les "vrais gens", avec tout ce qu’ils peuvent avoir d'attendrissant, d’imprévisible ou de calamiteux. Paul de Kock est un humaniste convaincu, mais pas militant, il est moraliste, mais pas moralisateur. Sa littérature se nourrit beaucoup de "farces" du XVIIIème siècle et de la « commedia dell’arte » italienne. Il aime les dialogues fringants et les mots d’auteur... Il est volontiers un peu gaulois, mais jamais vulgaire. Ses héros sont généralement des extravertis, des rêveurs, des fumistes, des « Scapin », des gens qui aiment la vie sous toutes ses formes, et qui entre deux repas arrosés ou deux belles filles à embrasser, vont aider une personne en détresse ou vont permettre à deux tourtereaux qui s’adorent de fuir leurs familles acariâtres, et d’aller se marier en secret. Cette légèreté de ton et de mœurs fut principalement ce que ses confrères lui reprochèrent : à une époque où les écoles littéraires se parent d’ambitions politiques, de décadentisme ou d’avant-gardisme artistique, Paul de Kock s’obstine à rester seul sans son coin à écrire pour le simple plaisir d’amuser ses lecteurs ou de faire pétiller les yeux de ses lectrices. On ne pouvait même pas dire de Paul de Kock qu’il était un mauvais écrivain, car non seulement il avait un style admirable, à la fois fluide et sophistiqué, mais il était un très habile narrateur, sachant donner vie à des personnages attachants et crédibles, et leur faire vivre des intrigues vaudevillesques tout à fait passionnantes. C’est sciemment et sans aucune amertume que Paul de Kock refusait de se prendre au sérieux. Il y avait en lui un peu de cet esprit que l’on retrouvera au XXème siècle dans le cinéma populaire français d’après guerre, celui de Gérard Oury ou de Michel Audiard. Paul de Kock, d’ailleurs, avait débuté au théâtre, et a également écrit un grand nombre de chansons humoristiques de cabaret. C’est tout cet esprit du Paris populaire, aujourd’hui hélas disparu, que l’on retrouve un siècle plus tôt dans les romans de Paul de Kock. « Madame Tapin » n’est pourtant pas le livre idéal pour découvrir ce grand auteur. C’est le dernier roman publié de son vivant, alors que Paul de Kock est âgé de 75 ans bien sonnés. On sent indéniablement un essoufflement, même si du Paul de Kock très moyen, ça reste toujours bien mieux que beaucoup d’autres choses. Madame Tapin est le nom de l’héroïne de ce roman, une accorte matrone entre deux âges, ancienne marchande de fruits devenue une très riche propriétaire, grâce à un beau mariage, et surtout grâce à un veuvage encore plus beau, qui lui a valu de jouir très jeune de l’héritage de son mari. Elle vit donc dans aux environs de la rue La Fayette, quartier populaire aujourd’hui, mais qui était encore assez cossu avant la destruction des fortifications. Quelques mots sur le nom de Madame Tapin : le mot "tapin" n’avait pas, au XIXème siècle le sens argotique qui est le sien aujourd’hui. Un tapin était, depuis déjà plusieurs lustres, le surnom que l’on donnait au joueur de tambour qui effectuait un long roulement précédant l’annonce d’un édit du roi, d’une conscription en vue d’une guerre ou d'une proclamation officielle. Ce métier était généralement occupé par un militaire joueur de tambour dont c’était l’unique activité. Le langage populaire a commencé par appeler "tapin" toute espèce de travail ennuyeux et répétitif en place publique. Ce n’est que depuis les années 1950 que le mot "tapin", par métonymie, désigne exclusivement le racolage d’une prostituée sur le trottoir. Mais ce n’est évidemment pas dans ce sens que l’employait Paul de Kock. Si son roman sortait de nos jours, il s’appellerait « Madame Turbin ». Car l’héroïne de ce roman vient du monde du travail, mais sa fortune la place dans un milieu de gens immensément riches, banquiers et aristocrates vivant de leur patrimoine, qui n’ont jamais travaillé de leurs mains. Jeanneton Tapin y est tolérée, mais derrière son dos, on la surnomme volontiers « La Fruitière » et on se moque de sa façon gouailleuse de parler et de ses fautes de français. Madame Tapin ne s’en formalise pas : elle se sait plus intelligente que ces gens fort bien instruits. Mais hélas, les perfidies hautaines des nobliaux du quartier La Fayette touchent aussi ses enfants. Madame Tapin a en effet un fils naturel, Alexis, 25 ans, adorable jouvenceau, et une fille adoptive, Léonide, 20 ans, petite pimbêche prétentieuse et méprisante. Léonide ne sait pas qu’elle est adoptée. Elle se croit la fille authentique de Jeanneton Tapin, et elle est déjà ardemment courtisée par de jeunes chasseurs de dot. Toutefois, étant mineure, il lui faut attendre pour pouvoir devenir une grande "dame" du milieu parisien. Le secret de la naissance de Léonide sera en partie le mystère de ce roman… Alexis, lui, est en âge de se marier, et son cœur ne bat que pour la délicieuse Herminie de Grandvallon, l'unique fille de Madame de Grandvallon, aristocrate ruinée et endettée, femme hargneuse et mauvaise, et qui, pour rien au monde, ne voudrait marier sa fille à un roturier, à un « Tapin », d’autant plus que Madame Tapin a jadis prêté de l’argent à Madame de Grandvallon, qui n'est toujours pas en mesure de la rembourser. Que dirait-on si on mariait Herminie au fils de l’usurière de sa mère ? On croirait à un remboursement en nature… Les deux jeunes gens dépérissent de chagrin chacun de leur côté, et nul n’imagine qu’ils vont être sauvés par un chanteur des rues, un bohème chevelu se faisant appeler Apollon. Celui-ci chante le répertoire de Béranger (célèbre auteur de chansons républicaines) en s’accompagnant au violon sur les places publiques et dans les cours d’immeubles – où il se fait d’ailleurs régulièrement houspiller. Mais Madame Tapin, en entendant et en voyant depuis son balcon, ce chanteur encore fringant malgré son âge, reconnaît alors un jeune homme merveilleusement beau, qui lui faisait la cour quand elle n’était qu’une petite marchande de fruits. Narcisse Loiseau était à l’époque clerc d'avoué, mais il passait tous ses moments de libre à multiplier les conquêtes. Et puis un jour, soudainement, il a totalement disparu du quartier. Il y avait bien eu des rumeurs de scandales, une histoire d'enfant né hors mariage, mais ce n’était que des rumeurs... Jeanneton Tapin fait monter Narcisse Loiseau, au grand dam de Léonide qui est scandalisée que l’on reçoive « chez elle » un pouilleux des rues. D’ailleurs, quand celui-ci vient humblement lui présenter ses hommages, Léonide l’injurie et lui crache à la figure tout son mépris. Mais Jeanneton n’en fait qu’à sa tête : elle offre à Narcisse un vrai repas, ce qu’il n’a pas connu depuis longtemps, et, curieuse et émue, lui demande de lui raconter son histoire. Jeanneton apprend que la rumeur autour de la disparition de Narcisse était en grande partie vraie : le jeune Narcisse vivait une relation cachée et transgressive avec une jeune aristocrate qui était folle de lui, Mlle de Santa-Flora, et qui, accidentellement, est tombée enceinte. À l’époque, pas moyen d’avorter, mais il y avait des accoucheuses clandestines. Par des trésors de ruse, Mlle de Santa-Flora parvint à dissimuler sa grossesse et son accouchement, et demanda à un serviteur zélé, d’aller déposer le bébé – une petite fille – sur le perron d'un orphelinat. Mais le jeune homme, très ému, fit un malaise en s’y rendant, et tomba en larmes sur un banc. C’est alors qu’il fut remarqué par une femme très élégante qui lui demanda ce qu’il avait. Il expliqua qu’il devait aller abandonner l’enfant naturel de sa maîtresse devant un orphelinat, et que cette sale besogne lui donnait mauvaise conscience. La femme lui révéla qu’elle était une jeune veuve très riche, et que si le jeune homme voulait lui confier l’enfant, elle l’élèverait comme si c'était sa fille. Le jeune homme accepta, et le bébé changea de main. On le devine, cette femme n’était autre que Madame Tapin, et le bébé, la future Léonide, laquelle vient, sans s'en douter, d’injurier et de mépriser celui qui est son père naturel. Cependant, à l'époque, pour Narcisse et Mlle de Santa-Flora, il était trop tard, la rupture était inévitable : l’accoucheuse avait parlé, et l’affaire revint aux oreilles de la famille de la jeune femme, qui se hâta de la marier à quelqu’un de son rang. Puis toute la famille de Santa-Flora s’arrangea pour faire chasser Narcisse de chez l'avoué qui l’employait. De galère en galère, le malheureux finit chanteur des rues... Après l'avoir longuement écouté, madame Tapin l’assure qu’il ne manquera plus de rien, car cette histoire va la délivrer d’un poids énorme. En effet, de par le prêt qu’elle lui a octroyé par le passé, Jeanneton Tapin sait que le nom de jeune fille de Madame de Grandvallon est… Santa-Flora. Ainsi, cette mère modèle si soucieuse du bonheur de sa fille a commencé par être une mère indigne. Madame Tapin et Narcisse Loiseau vont donc tout simplement faire chanter la sinistre duègne qui, face à l’éventualité du scandale d’une aussi odieuse révélation sur son passé, n’a pas d’autre choix que d’accepter que son Herminie épouse Alexis Tapin. Par ailleurs, Jeanneton Tapin le jure : les deux tourtereaux ne sauront jamais pour quelle raison Madame de Grandvallon a tout à coup donné son accord à leur union. Quant à Léonide, face à son attitude toujours aussi hostile et injurieuse envers Narcisse, désormais invité permanent de la maison, Jeanneton lui révèle qu’elle est une enfant adoptée, et que ce "pouilleux", comme elle dit, est son vrai père. Léonide en pleure de honte, mais elle pleure encore plus de rage sur la nécessité de devoir dire adieu à son futur destin de grande dame. En effet, au XIXème siècle, les enfants adoptés n’avaient aucun droit sur l’héritage de leurs parents adoptifs. Incapable de se résigner à vivre pauvrement, Léonide s’enfuit de la maison avec la complicité d’un soupirant qui voulait l’épouser pour son argent. Voulant se faire épouser par un "Lord" en Angleterre, Léonide fausse compagnie à son soupirant -, puisque de toutes façons, il ne voudra plus d'elle quand il la saura pauvre -, et s’embarque sur un navire en direction de l’Angleterre. Mais hélas, celui-ci, pris dans une tempête, coule à pic. Et voilà pour le destin de Léonide. « Madame Tapin » est donc, en dépit d’une intrigue assez minimale, un roman tout à fait bien mené, bien que le style en soit assez pauvre par rapport aux romans les plus célèbres de Paul De Kock. Les différentes situations étant assez conflictuelles et dramatiques, Paul De Kock y greffe des personnages humoristiques et des scènes cocasses qui ne s’insèrent pas toujours naturellement au récit, notamment via le sympathique Soleil, le chien de Narcisse, qui ne peut s’empêcher d'aller voler de la nourriture partout où il peut se glisser, et aussi grâce à Madame Fantaisie, la logeuse de Narcisse Loiseau, une vieille femme un peu lunaire et attardée, qui ressent pour le jeune bohême un tardif béguin, sans néanmoins rien comprendre à ses chansons. Enfin, comme Paul de Kock sent que son intrigue est un peu mince, il consacre une grande partie du récit à égarer le lecteur dans d'innombrables fausses pistes, mais hélas, c’est surtout lui qui semble égaré aux yeux du lecteur. Il n’y a que vers la dernière partie du récit que l’on commence à comprendre l’articulation entre les différents personnages. Toutefois, on est quand même un peu tenté de se dire : « Ah d’accord, tout ça pour ça ? ». Bref, encore une fois, « Madame Tapin » est loin d'être un mauvais roman, il se lit sans déplaisir et sans ennui, mais on sent quand même l’embrouillamini inutile, et pas toujours inspiré, d’un auteur vieillissant qui peine à retrouver la recette de ses succès d’antan. À cela s’ajoute aussi un je-ne-sais-quoi d’un peu forcé dans la bonne humeur, qui n’est pas familier à Paul de Kock. Il est vrai que la toute fin des années 1860 était alors une période un peu tendue, où l’on sentait le Second Empire vaciller, la Prusse s’échauffer, les Républicains s'exciter, et tout cela allait certainement très mal finir. Quelque chose de cet état d’esprit mine terriblement ce roman, même s’il n’y a aucune allusion concrète à l’actualité. On ressent juste chez Paul De Kock une difficulté étrange et nouvelle à être un auteur gai et insouciant. Certaines phrases ne sonnent pas juste, notamment dans une « happy end » auquel l’auteur lui-même ne semble pas tout à fait croire... C’est diffus, mais cela donne une ambiance particulière, un peu brumeuse, à ce roman, quelque chose qui reste un peu noué à ce qui est pourtant un dénouement, tant pour l’intrigue que pour la carrière de Paul De Kock, dont le dernier roman, prévu pour 1870, ne sortira finalement qu’en 1872 pour cause de guerre, soit un an après sa mort.

10 vues0 commentaire

Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating
Post: Blog2_Post
bottom of page