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PAUL S. NOUVEL - « Le Carnaval des Sexes » (1955)


Le roman de gare fut longtemps le parent pauvre de la littérature populaire – modérément pauvre d’ailleurs, car il représentait pas loin de la moitié du marché du livre durant la deuxième moitié du XXème siècle. Né durant les années 30 aux États-Unis, il commença à percer en France dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, profitant de l’intérêt quasi-unanime des français pour les productions américaines. L’avènement du livre de poche, au tout début des années 50, offrit au roman de gare son format idéal et définitif. Mais qu’est-ce que c’est exactement qu’un roman de gare ? Il s’agissait d’une série de livres à publications mensuelles, des récits essentiellement policiers, de science-fiction ou d’espionnage, destinés à un public masculin adolescent ou entre deux âges. Des romans courts (200 à 250 pages maximum), des intrigues simples quoique parfois mouvementées, un style purement factuel sans fioritures, mais énergique, efficace, servi par un cocktail d’action, d’aventure et d’érotisme, qui avait déjà fait ses preuves au cinéma. Par la suite, apparut une version féminine du roman de gare, des récits à l’eau de rose (l'expression populaire "fleur bleue" vient d'un nom d'une série de romans pour jeunes filles), qui existaient déjà sous des formes plus prudes dans les années 30, et qui se teintèrent davantage de sensualité et d’exotisme. Ce genre féminin fut néanmoins plus populaire dans les pays anglo-saxons qu’en France, où un duo d’auteurs prolifiques, signant conjointement sous le nom de Delly, focalisait presque entièrement le lectorat. Aussi, la multinationale canadienne Harlequin, qui en était le leader sur le Nouveau Continent, ne s’imposa finalement en France qu’en 1978. Le roman de gare avait ceci de particulier qu’il n’était que très exceptionnellement diffusé en librairie : on l'achetait exclusivement dans les gares ou dans les aéroports, où il se voulait une distraction peu littéraire, mais fort prenante, pour un voyage un peu long. Conçu comme un achat d’impulsion, le roman de gare misait plus sur sa pochette, représentant assez souvent une jolie fille un peu dénudée, que sur son quatrième de couverture. Le concept eût un immense succès, dopé par un marché de l’occasion qui fidélisait très facilement une clientèle même occasionnelle. Chaque roman n’était mis en vente que pendant un mois ou deux, mais ceux qui les avaient lu les revendaient ensuite, et en profitaient aussi pour s’acheter d’occasion les romans du même auteur ou de la même série qu’ils n’avaient pas pu acheter. Cette authentique vogue enrichit d’abord une pléiade de petits éditeurs qui, trop nombreux à proposer les mêmes types de roman et souvent assez amateurs dans la gestion d’un budget, coulèrent rapidement les uns après les autres, laissant à un seul d’entre eux, les éditions du Fleuve Noir, le quasi-monopole du marché pendant près d’un demi-siècle. Le roman de gare est mort au milieu des années 90, et on peut dire sans exagérer qu’en bon phénomène générationnel, il est mort de sa belle mort, de la disparition progressive de ses lecteurs, mais aussi de ses auteurs et éditeurs, déjà pas très jeunes à leurs débuts de carrière. Malgré l’enthousiasme et la créativité de nouveaux auteurs, particulièrement dans le domaine de la science-fiction, le monde changeait et les valeurs traditionnellement relayées par cette littérature populaire et facile, teintées de racisme et presque toujours machistes – c’est-à-dire américaines – se heurtaient désormais à des valeurs puritaines, féministes et pré-wokistes – elles aussi américaines. Allez y comprendre quelque chose… Au début des années 2000, un gigantesque incendie qui a ravagé les locaux des éditions du Fleuve Noir, et réduit en cendres tous les manuscrits, archives et documents d’intérêt historique de la maison d'édition, a achevé cette littérature fragilisée par le temps. La modestie même des auteurs encore vivants, qui se sont résignés à tomber dans l’oubli et n’ont que rarement cherché à faire rééditer leurs œuvres, n’a rien arrangé. Et pourtant cette modestie n’a pas toujours été de mise. Ce fut le cas notamment d’un auteur de romans d’espionnage, qui connut un grand succès entre 1953 et 1965 sous le principal pseudonyme de Paul S. Nouvel, même s’il a publié également d’autres ouvrages du même genre sous une pléthore d’autres pseudonymes. De son vrai nom Jean-Michel Sorel – sous lequel il ne publia jamais -, Paul S. Nouvel fut l’un des premiers best-sellers du roman de gare, et officia principalement aux éditions de l’Arabesque, où débutèrent d’ailleurs quelques autres futures pointures du Fleuve Noir, comme Maurice Limat notamment. Nous ne parlerons pas ici de ses romans d’espionnage – fortement datés et ni pires, ni meilleurs que d’autres du même genre - mais d’un ouvrage assez unique en son genre que cet auteur, ayant apparemment la confiance et la reconnaissance de son éditeur, fit publier dans une éphémère collection spécialement créée pour lui. En 1955, Jean-Michel Sorel a 38 ans, il vient de se marier et d’avoir un enfant, étape importante dans la vie de tout homme, et plus encore dans celle d’un homme dont le métier consiste à raconter des histoires où l’on ne se marie pas et où l’on n’a pas d’enfants. Ce romancier à la chaîne, coqueluche du moment, traverse ce que l’on a coutume d’appeler la « crise de la quarantaine ». Ayant apparemment mené une vie dissolue, il a récemment décidé de se fixer et de fonder une famille. Mais à présent que c’est fait, il ressent un besoin urgent, presque maladif, de faire un bilan, et sortant sa plus belle plume, exhibant des influences symbolistes que l’on n’aurait jamais soupçonnées de sa part, il va, durant plus de 250 pages, faire ce qu’aucun auteur de roman de gare n’avait fait avant lui – et ne refera d’ailleurs plus à ma connaissance - : livrer à la page blanche ses angoisses et ses états d’âmes. Alors la première question que l’on est en droit de se poser, c’est : est-ce qu’un scribouilleur de romans d’espionnages, sous le coup d’une dépression, est capable de signer un chef d’œuvre de grande littérature ? La réponse, bien évidemment, est non, même si « Le Carnaval des Sexes » est une bizarrerie littéraire fascinante, insolite, déconcertante à plus d’un titre, et qui à défaut de révéler une plume de génie, témoigne d’envolées lyriques et tourmentées, qui ne sont pas toujours très élégantes, mais qui font parfois mouche. « Le Carnaval des Sexes » est un livre qui, en toute logique, n’aurait même pas dû être publié. C’est un conglomérat d'éléments qui ne vont pas ensemble. Déjà, ce n’est pas un roman, même si d’une certaine façon, c’est écrit comme un roman, puisque l’auteur ne sait pas écrire autre chose. Ce n’est pas une autobiographie, puisque c’est une sélection de souvenirs amoureux ou sexuels, plus ou moins sordides, servant à appuyer un essai philosophique écrit par quelqu’un qui n’a jamais lu de philosophie. En clair, c’est un enterrement de vie de garçon, au sens propre du terme, le testament amoureux et sexuel d’un homme qui change de vie, et qui cherche à se persuader que sa vie d’avant n’était qu’un long égarement des sens. « Je viens de faire l’amour ! Qu’est-ce que je ressens ?... Une intense envie de vomir ! » : Le livre s’ouvre sur cette phrase inoubliable, qui en est presque le sommaire. Le nouveau père vient de réaliser que l’acte sexuel peut donner la vie, et qu’il a donc un sens profond, un sens lourd de conséquences, aujquel il n'avait jamais songé. Paul S. Nouvel a beaucoup fait l’amour sans trop savoir pourquoi, sans trop savoir non plus à qui. Il en prend brutalement cosncience. Alors, défilent dans sa mémoire quantité de figures féminines avec lesquelles il a couché, soit parce qu’il les désirait et qu’elles s’abandonnaient, soit parce qu’elles le désiraient et qu’il eût été bien sot de laisser passer l’occasion - mais rarement parce que ce désir était fondamentalement réciproque. S’il met en avant sa virilité conquérante d’une manière qu’on jugerait aujourd’hui très sexiste, revenant assez souvent même sur des pulsions de viol qui le saisissent quand il éprouve un sentiment de frustration et d’impuissance, Paul S. Nouvel ne cache pas pour autant qu’il a lui-même été sexuellement agressé par le prêtre confesseur du collège religieux où ses parents l’avaient placé, un souvenir qui l’emplit de dégoût mais dont il ne s’estime pas traumatisé. Néanmoins, cet évènement lui révéla toute la fragile frontière entre le bien et le mal, mais aussi cette étonnante capacité de la sexualité à surgir, inopinément, à s’imposer comme un blasphème là où elle n’a pourtant pas lieu d’être. Le simple fait que le sexe ne soit qu’une pulsion égoïste, cela révolte l'écrivain, mais il n’est pas non plus capable de le vivre autrement, donc il se sent une victime. Même, il va jusqu’à rendre les femmes responsables des montées de désir qu’il ne sait pas retenir. Il voit bien qu’elles comprennent ce qui se passe en lui, qu’elles jouent même assez souvent avec la frénésie qui s’empare de lui, et cet aval qu'elles prennent sur lui finit par lui être intolérable… Petit à petit, le lecteur comprend qu’il lit la douloureuse confession d’un homme qui est viscéralement terrifié par les femmes et par ce qu’elles lui inspirent, mais qui refuse de se l’avouer à lui-même. Ses goujateries grasses, ses rotomontades machistes, sa révolte moralisatrice face à la chair sans âme ni amour, tout cela ne sert qu’à se rassurer sur des rapports amoureux où, même quand il en prenait l’initiative, il se sentait perpétuellement proie et jamais vraiment prédateur. Un tel livre n’aurait guère eu d’intérêt si l’auteur ne l’avait pas rédigé avec une franchise absolue, ce qui lui permet à la fois de décrire son expérience et son amertume de manière directe, mais aussi de suggérer involontairement ce que lui-même n’ose ni écrire ni formuler. Par instants, il laisse perler un autre lui-même, celui qu’il n’arrive pas à être en compagnie d’une femme. En témoigne cette anecdote, dont il se souvient avec émotion, lors d’un dernier soir de croisière, où il décida, vu la clarté du temps et la beauté du ciel étoilé, de dormir dans une des chaloupes accrochées au bord du paquebot. Il y est dérangé par une charmante jeune femme qui avait pris justement l’habitude, durant toute la croisière, de dormir dans cette même chaloupe plutôt que dans sa cabine, et qui est fort contrariée de la trouver occupée. Par bravade ironique, Paul S. Nouvel lui dit : « Venez donc dormir avec moi ». Et, à sa grande surprise, la jeune femme répond « D’accord », et très naturellement, elle le rejoint dans la chaloupe. Allongés côte à côté, ils regardent les étoiles, les nomment tour à tour, puis la jeune fille se tourne sur le côté et s’endort. Paul est alors habité par une pulsion qui le pousse à vouloir toucher, caresser, dénuder ce corps offert, mais il en est incapable tant il est bouleversé par la magie de cette rencontre. Face à cette jeune femme désarmante de naturel, confiante comme un enfant, il se sent incapable de jouer son rôle de mâle dominant. Il s’endort à son tour, grisé par ce qu’il ressent. Le lendemain matin, elle s’éveille avant lui, et s’en va en lui disant : « Au revoir et merci, vous êtes un chic type ». Là encore, il pourrait lui courir après ou la suivre dans sa cabine, essayer d'obtenir son nom, son adresse, de la convaincre d’un rendez-vous, mais il ne le peut pas, il ne peut plus jouer ce rôle. Et puis, que demander de plus à une jeune femme qui, d'une certaine manière, lui a tant appris sur lui-même sans rien faire ? Enfin, il y a celle qui est devenue sa femme, la seule dont Paul S. Nouvel ne dit presque rien, sinon qu’elle est indochinoise et bien plus jeune que lui. Il en parle avec beaucoup de pudeur, et même avec une certaine fragilité, même si, là encore, il le fait avec quelque chose d’un peu rustre qui s’acharne à vouloir rester dominant. Mais la peur n’est déjà plus la même. Ce n’est plus celle d’un égaré qui ne veut pas rater une occasion, c’est celle d’un homme heureux qui craint de ressortir brisé de cet amour s’il vient à se terminer. Paul S. Nouvel laisse aussi entendre que cette nouvelle relation a été durement combattue par ses proches, mais de toutes manières, le sort en est jeté, l’enfant est là, le bonheur aussi. Puisse cette confession, son rejet douloureux du passé, conjurer le mauvais sort une bonne fois pour toutes… « Le Carnaval des Sexes » est en effet une véritable confession expiatrice, une confession pleine de maladresses, de snobismes d’un plumitif complexé, des considérations machistes et balourdes d’un homme qui ne parvient pas encore à abandonner sa grossière carapace. Mais ces imperfections donnent un poignant accent de vérité à un livre qui est avant tout, pour son auteur, une délivrance, et une délivrance qui n’a pas été formatée pour un public en particulier. Paul S. Nouvel s’y exprime entre grandiloquence et nihilisme, avec la sensation d’avoir été longtemps un homme à la dérive, et soumis à un besoin nouveau de se persuader que son dernier port d’attache est le bon. Son livre est donc très attendrissant, même s’il s’agit non pas de celui d’un écrivain, mais de celui d’un homme ordinaire, d’un individu moyen et tourmenté, pas idiot mais pas très intelligent non plus, qui s’est senti longtemps un pauvre pantin esclave de ses sens, qui se l’avoue enfin, mais qui aura toujours un train de retard sur ce qu’il avoue. On lui souhaite d’avoir été heureux, d’avoir trouvé un équilibre, mais on n’y croit pas trop, parce que Paul S. Nouvel cherche trop en dehors de lui-même les solutions à ses problèmes personnels. Il veut voir dans la pulsion sexuelle la cause "mécanique" de ses malheurs, il veut croire que l’amour dévoué d’une femme qui vaut mieux les autres le ramènera à la raison. Il écrit ce livre pour s’en persuader, puisqu’apparemment, on a beaucoup douté autour de lui.... Tout cela présage mal, il faut bien l’avouer. Mais c’est tout l’intérêt de ce « Carnaval des Sexes », qui démontre à la fois l’auto-analyse d’un écrivain et ses propres limites à s’analyser avec suffisamment de recul. Son livre est le témoignage presque kafkaïen d’un homme qui cherche désespérément à se fuir, comme il le faisait sans doute aussi au travers de ses romans d’espionnage. Entre psychanalyse biscornue et littérature accidentelle, « Le Carnaval des Sexes » ne ressemble à rien de connu, et c’est ce qui fait toute sa valeur.

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